Mathématiques, Nature
et esprit humain
Suite
à un
article où j'ai cité cette phrase célèbre de Galilée :
« La
philosophie est écrite dans cet immense livre qui se tient toujours
ouvert devant nos yeux, je veux dire l’Univers, mais on ne peut le
comprendre si l’on ne s’applique d’abord à en comprendre la
langue et à connaître les caractères avec lesquels il est écrit.
Il est écrit dans la langue mathématique et ses caractères sont
des triangles, des cercles et autres figures géométriques, sans le
moyen desquels il est humainement impossible d’en comprendre un
mot. Sans eux, c’est une errance vaine dans un labyrinthe obscur »,
un lecteur me pose cette question : « Les
mathématiques sont elles un langage de la Nature ou un langage
artificiel de l'homme ?
»
C'est
une vaste question. Soit effectivement, les mathématiques se
trouvent inscrites dans la structure même du réel. « Tout est
nombre » disait dans l'Antiquité Pythagore. Soit c'est
l'esprit humain qui crée les mathématiques, de la même façon
qu'il a inventé le marteau et les clous comme outils pour avoir plus
d'emprise sur ce réel. Il y a un livre de débat entre le
neurobiologiste Jean-Pierre Changeux et le mathématicien Alain
Connes, « Matière
à penser »
qui tente de répondre à cette question. Je l'ai quelque part dans
ma bibliothèque, mais pas moyen de remettre la main dessus. Si je me
rappelle bien, Alain Connes défend un platonisme non-transcendant,
c'est-à-dire l'idée qu'il existe un monde mathématique
indépendamment de l'activité de le pensée humaine, que l'esprit
humain peut découvrir, tout comme Christophe Colomb a découvert le
continent des Amériques. Jean-Pierre Changeux, lui, voit les
mathématiques comme une production du cerveau. Mais peut-être que
ces mathématiques correspondent à une structure profonde du
cerveau : les mathématiciens ne feraient que développer une
certaine propension du monde à évaluer et comprendre le monde de
manière mathématique. De la même façon que l'évolution
darwinienne des espèces a donné des yeux à l'animal humain,
l'évolution a donné un sens mathématique pour rendre le monde plus
intelligible. Cela expliquerait la « déraisonnable
efficacité des mathématiques »
(selon le mot du mathématicien Eugène Wigner) par un long processus
d'adaptation du cerveau à la connaissance du monde naturel.
Pour
Galilée, c'est la première option qui est la bonne. Dieu nous a
donné deux révélations : la Bible qui est écrite
essentiellement en hébreu, en araméen, en grec et en latin, qui
révèle l'existence de Dieu, et le grand livre de la Nature, qui ne
peut se comprendre qu'à travers les mathématiques. Je me souviens
d'avoir lu un article de La
Recherche
sur les automates cellulaires, où le mathématicien Stephen Wolfram
soutenait la théorie qu'on allait pouvoir expliquer l'univers tout
entier à partir d'un simple automate cellulaire, une règle assez
simple de production de carrés pleins ou vides. Au début, vous avez
un carré ; à la ligne suivante, trois, ensuite, cinq, et ainsi
de suite. Et vous obéissez à une règle simple pour connaître la
composition de la deuxième ligne et des suivantes.
Par
exemple, une règle qui dirait : si une case est noire, elle
reste noire. Si elle est blanche, elle devient
noire si elle possède au moins une voisine noire. Il faut donc
envisager les trois cases au-dessus de la case dont on essaye de
déterminer la couleur. Chacune de ces trois cases peuvent être
blanches ou noires. Cela fait au total 2 à l'exposant 3 possibilités
(23), soit 8 possibilités. La règle que l'on vient
d'énoncer peut donc être représentée dans ce genre de graphique
(figure 1).
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Figure 1 : règle 254. |
Selon cette règle, le
premier carré noir va donner dans le temps 2 trois carrés noirs,
qui vont donner eux-mêmes cinq carrés noirs au temps 3, puis sept
carrés noirs au temps 4, et ainsi de suite... Rien de très
extraordinaire somme toute (figure 2). C'est même franchement
ennuyant ! Une pyramide noire sans saveur.
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Evolution dans le temps de la règle 254 |
Mais d'autres automates
cellulaires parmi les 256 possibles (28) sont beaucoup
plus sympas. La règle 182 notamment. Cette règle donne un carré
blanc si tous les 3 carrés au-dessus sont blancs ou s'il y a deux
cases noires groupées parmi les 3 cases. Dans tous les autres cas,
cela donne un carré noir. En l'occurrence dans les cas de 3 cases
noires au-dessus, une seule case noire parmi les 3, ou encore le cas
« noire – blanche - noire » (figure 3).
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Figure 3 : Règle 182 |
Cette règle 182
produit des jolis triangles qui se réitèrent tout au long de la
structure (figure 4).
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Figure 4 : règle 182 réitérée de nombreuses fois |
La règle 126 donne
aussi des triangles, mais blancs cette fois. La règle (figure 5) dit qu'on
obtient un carré blanc si tous les 3 carrés au-dessus sont tous de
la même couleur (tous les 3 blancs ou tous les 3 noirs).
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Figure 5 : règle 126. |
Cette règle 126 est
une structure remarquable (figure 6), car cela rappelle le triangle de
Sierpinski en géométrie fractale. La formation du triangle de
Sierpinski s'opère en prenant un triangle, et en formant un nouveau
triangle en adjoignant deux copies de ce triangle aux coins de la
base de ce triangle, puis en réitérant à plusieurs reprises
l'opération (figure 7).
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Figure 6 : règle 126 réitérée de nombreuses fois. |
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Figure 7 : formation des triangles de Sierpinski |
Ces automates
cellulaires deviennent de plus en plus intéressants, mais jusqu'ici,
on obtient des structures régulières. Or avec la règle 30, on
entre dans des structures désordonnées, le chaos commence à
s'installer. La règle 30 dit que le carré devient noir s'il y a un
carré noir dans les 3 au-dessus de lui, ou que le carré directement
au-dessus et celui de droite sont noirs. Dans les quatre autres cas,
on a des carrés blancs (figure 8).
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Figure 8 : règle 30 |
En réitérant à de
nombreuses reprises l'opération, on obtient une structure avec des
triangles, mais placés n'importe comment. Le chaos s'installe à
partir d'une règle mathématique simple. L'évolution de la règle
30 semble livrée à l'arbitraire et au hasard. Pourtant, il s'agit
bien d'une règle qui est donnée et appliquée à la lettre. Stephen
Wolfram montre par là que le chaos peut surgir d'un ordre établi.
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Figure 9 : règle 30 réitérée de nombreuses fois. |
C'est déjà un
principe intéressant, mais la règle 110 est encore plus
fascinante : elle fait surgir une structure entre harmonie et
chaos. La règle 110 ressemble très fort à la règle 126, sauf que,
dans le cas où il n'y a qu'un carré au-dessus à gauche, le carré
en-dessous reste blanc. Ce qui a pour conséquence immédiate de
laisser la partie droite du triangle complètement blanche (figure 10).
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Figure 10: règle 110. |
Mais ce n'est pas la
conséquence la plus admirable. En fait, vue de loin, cette règle
110 semble de structure régulière,
et ce quasiment partout. Mais quand on y regarde de près, on
discerne des irrégularités et des structures
étranges qui se manifestent ici et là
: des séries de triangles blanc qui se répandent comme de l'écume à
la surface d'un liquide, ainsi que des bandes noires diagonales.
Toutes
ces structures semblent suivre une logique commune, comme une roche
sédimentaire
: elles
apparaissent, se rencontrent, disparaissent. Malgré les
discontinuités, on semble repérer un paysage de fond très
régulier (figure 11).
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Figure 11: règle 110 réitérée 600 fois |
Pour
Stephen Wolfram, le monde naturel, mélange de chaos et d'ordre, peut
être produit par un automate cellulaire du type de la règle 110. De
la simplicité mathématique d'une règle simple émerge la
complexité du monde avec ses régularités que le scientifique peut
prévoir et intégrer dans une équation, mais aussi son
bouillonnement, ses déviations, son magma, sa floraison un peu
chaotique, qui rendent ce monde imprévisible et non-modélisable.
Peut-on calculer chaque brin d'herbes dans une prairie ? Peut-on
prévoir la forme de chaque arbre dans une jungle, la forme exacte de
chaque liane, de chaque champignon, de chaque fougère ? Peut-on
connaître l'emplacement exact et la taille de chaque essaim
d'abeilles ? Il semble que non, mais Stephen Wolfram avec un brin de mégalomanie pense que
les automates cellulaires peuvent modéliser tout le chaos du monde,
de la formation des galaxies jusqu'à la croissance du moindre brin
d'herbe. Il suffirait de trouver l'automate cellulaire que Dieu a
utilisé pour faire le monde.
*****
Et moi,
qu'est-ce que j'en pense ? Je n'ai pas d'avis tranché sur la
question. Mais intuitivement, j'aurais tendance à penser qu'il est
raisonnable de penser l'idée que l'esprit humain a conçu les
mathématiques comme outil pour mesurer et modéliser le monde. Par
exemple, la légende veut que la géométrie (étymologiquement la
« mesure de la terre ») soient nées pour calculer l'aire
des champs le long du Nil. Chaque année, du fait de la crue du Nil,
l'eau engloutissait une partie du champ, et les paysans ne voulaient
pas payer la taxe au pharaon concernant cette partie engloutie du
champ. C'est là que les géomètres se sont mis à calculer la
proportion de l'aire engloutie par rapport à l'aire totale du champ.
Ensuite, ces considérations ont servis à faire des pyramides, les
plus vieux bâtiments de l'humanité, qui tiennent toujours à
l'heure actuelle.
Néanmoins,
même si je considère l'option des mathématiques inventées par
l'esprit humain comme plus raisonnable, je ne peux pas rejeter en
bloc l'option des mathématiques comme langage naturel du monde. On
cite souvent le nombre d'or qui exprimait pour les Grecs la
proportion la plus harmonieuse pour le corps humain, mais aussi dans
l'architecture des temples. C'est peut-être un jugement culturel
comme on a décidé que le football se joue à 11 et le rugby à 15 ;
mais on retrouve ce nombre d'or dans la suite de Fibonacci et dans le
monde réel.
La suite
de Fibonacci est la suite de nombres entiers positifs qui commencent
par 0 e et 1 et qui consistent à additionner les deux derniers
nombres de la suite pour connaître le prochain nombre de la suite :
0 et 1 donnent 1, on a donc 0, 1, 1. Ensuite, 1 et 1 donnent 2, ce
qui fait comme suite : 0, 1, 1, 2. Puis, 2 et 1 donnent 3, ce
qui fait 0, 1, 1, 2, 3. Puis, 2 et 3 donnent 5, ce qui donne comme
suite : 0, 1, 1, 2, 3, 5. Et on réitère cette opération
jusqu'à l'infini. Ce qui donne : 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, 21,
34, 55, 89, 144, 233, 377, 610, 987, 1597, 2584, 4181 et ainsi de
suite jusqu'à l'infini. Ce qui est remarquable, c'est que la
proportion entre chacun de ces nombres tend vers le nombre d'or
(1+√5)/2.
À
l'origine, au début du XIIIème
siècle, Fibonacci essayait de résoudre une vulgaire histoire
d'élevage de lapins, qui s'exprime ainsi : « Un
homme met un couple de lapins dans un endroit clos, sans qu'aucun
autre lapin puisse entrer et sortir. Combien de couples obtient-on en
un an si chaque couple engendre tous les mois un nouveau couple à
compter du troisième mois de son existence ? »
Mais cette site s'est retrouvée dans toutes sortes de considérations
sur l'esthétique et les proportions harmonieuses. On retrouve le
nombre d'or et la suite de Fibonacci dans certains chefs-d’œuvre
comme l'homme de Vitruve ou la Joconde de Léonard de Vinci.
On
retrouve aussi ce nombre d'or et la suite de Fibonacci dans la Nature
comme les proportions des écailles d'un cône de pins ou les
étamines d'une fleur de tournesol. On retrouve le nombre d'or dans
les proportions de certaines galaxies spirales, mais pas dans toutes
les galaxies spirales. Ce nombre d'or intervient donc dans la Nature,
mais tout dans l'univers n'est pas soumis à ce nombre d'or pour
autant, tout comme de nombreuses œuvres d'art, pourtant encensées
par l'humanité, n'ont aucun rapport avec le nombre d'or.
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Heinz Schultheiß |
Même si
cette suite de Fibonacci n'explique pas tout, loin s'en faut, je ne
peux pas m'empêcher de ressentir une beauté fondamentale dans ces développements
mathématiques, de la même façon que je peux m'émerveiller d'un
paysage ou de la musique de Wolgang Amadeus Mozart. Par ailleurs, je
peux être fasciné par la trigonométrie : mettre en adéquation
le cercle avec le théorème de Pythagore. Et je trouve fascinant le
théorème de Bernoulli en physique. Y aurait-il un monde
mathématique caché avec son harmonie propre ? Ce monde est-il,
dès lors, un continent de l'esprit humain ou une dimension de la
réalité qu'il appartient aux hommes de connaître et
d'approfondir ?
Je laisse
la question ouverte ; néanmoins, il reste une question
importante à poser : la connaissance du monde passe-t-elle
exclusivement par les mathématiques ? Quand Galilée et Newton
ont développé la physique moderne ont développé au XVIIème
siècle, ils ont mathématisé la physique de l'époque. Dans la
physique de l'époque, on avait une physique des qualités : une
pierre tombe parce que la pierre veut tomber. C'est la « théorie
des lieux » d'Aristote : en tant qu'objet vulgaire, la
pierre aspire à être en bas, donc elle tombe pour retrouver son
lieu qui lui sied dans le monde, à savoir en bas. Le feu et l'air
ont par contre tendance à monter, puisque leur lieu est d'être en
haut. Le soleil, la lune et les étoiles en tant que corps célestes
parfaits sont encore plus hauts. Pas besoin de mathématique :
il suffit de connaître les qualités de chaque objet pour en déduire
sa place dans le cosmos. Galilée et Newton vont détruire ce genre
de conception en induisant l'idée que la gravité ne dépend pas de
l'objet, mais de l'attraction qu'exerce les corps gigantesques comme
la planète Terre. La Terre exerce autant la gravité sur un caillou
que sur la Lune, et cette attraction des corps peut se calculer à
l'aide de formules mathématiques.
C'est en
soi une idée géniale et une révolution absolue dans les moyens de
connaître le monde naturel. Mais les mathématiques ont-elles
vocation à expliquer tout mon rapport au monde ? Quand, dans
une ballade, je me mets à admirer un paysage, bien sûr, les lois de
l'optique de Newton m'aide à comprendre le phénomène lumineux qui
impressionne ma rétine, sans lequel je ne pourrais voir aucun objet.
Mais les équations mathématiques peuvent-elles rendre compte de mon
admiration et du sentiment poétique quand je regarde ce paysage ?
Au XIXème
siècle, il y a eu chez les penseurs romantiques une réaction contre
cette emprise des mathématiques et des méthodes analytiques. On a
commencé à diviser la philosophie en philosophie naturelle et en
philosophie de la Nature, deux termes extrêmement proches, l'un pour
désigner ce qu'on appelle aujourd'hui la science moderne (la
philosophie naturelle) où on découpe le réel en petit morceau pour
mieux le comprendre et où on essaye de modéliser le réel à grands
coups d'équation pour faire rentrer le réel dans les cases des
mathématiques.
De l'autre
côté, la philosophie de la Nature conçoit la Nature comme un Tout
auquel le sujet humain se retrouve confronté dans un dialogue
silencieux. Il s'agit de voir chaque jeu d'ombres et de lumières,
chaque chant d'oiseau, chaque frémissement du vent sur la peau,
chaque sensation de froid ou de chaud, non comme une entité
modélisable et réductible à des équations mathématiques, mais
comme une perception ou une sensation unique, qui ne se reproduira
pas exactement à l'identique, cette particularité de l'instant
présent s'intégrant spontanément dans le Tout de la Nature qui
dépasse tout cet univers de calculs et de propriétés géométriques
qui est celui de la science moderne.
Je pense que c'est une attitude d'autant plus nécessaire aujourd'hui
que l'on vit dans une société qui connaît une avalanche de
déterminations mathématiques. Avec le développement des ordinateurs
et d'Internet, tout peut être quantifié, calculé, mesuré et
segmenté dans des équations et des schémas opérationnels. On ne peut pas faire un jogging sans qu'on nous pousse à « quantifier
notre soi », c'est-à-dire mesurer votre rythme cardiaque,
pression sanguine, température corporelle. Tout est numérisé et
intégré dans le « Big Data », la collection absolument
gigantesque que des ordinateurs traitent en permanence pour mieux
dominer l'humanité. Mais si Google
Earth peut
quantifier entièrement le paysage que j'admire à partir d'un
satellite à des centaines de kilomètres au-dessus de ma tête,
admire-t-il le paysage à ma place ? Il me semble que non.
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La suite de Fibonacci exprimée géométriquement
Norbert Francis Attard - Boundary of Infinity (Frontières de l'infini) - à La Panne (sur la côte belge) - 1 |
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Suite de Fibonacci en nombres
Norbert Francis Attard - Boundary of Infinity (Frontières de l'infini) - à La Panne (sur la côte belge) - 2 |