J'ai
récemment critiqué dans un de mes articles « Le
bonheur est-il une compétence ? » un slogan du
moine bouddhiste Matthieu Ricard qui figure sur une affiche en faveur
de Karuna Shechen (son association caritative) et Imagine – Clarity
(une application de smartphone pour apprendre la méditation). Ce
slogan affirme vaillamment : « Le bonheur n'est pas
quelque chose qui nous arrive, mais une compétence que nous
développons ». Je critiquais notamment la connotation très
libérale de ce terme « compétence », surtout quand on
sait que Matthieu Ricard est proche des milieux de la finance, du
business et des multinationales. J'ai insisté aussi sur le fait que
le bonheur est un état, et pas une compétence. L'internaute Sb a
objecté ceci à mon article :
« Le
bonheur, un état et pas une compétence? La fatigue est un état. Je
constate que je suis un peu fatigué ou en pleine forme. Si je suis
fatigué je peu influer sur cet état en allant dormir de bonne
heure. Est-ce que je peux en dire de même du bonheur? Puis-je
constater mon état de bonheur? Oui... Je suis en bonne santé, le
monde ne va pas très bien mais moi ça va plutôt bien. Puis-je
influer sur cet état? Oui par une hygiène de vie et en m'efforçant
d'être gentil avec mon entourage qui en retour sera gentil avec
moi. Dire
que c'est une compétence, c'est dire autre chose, que c'est comme un
sport et qu'il repose sur des techniques qui permettent d'aller plus
loin. C'est ouvrir la porte au développement personnel, mais est-ce
le propos de Matthieu Ricard ? Le propos de Matthieu Ricard, c'est
plutôt de faire reposer le bonheur sur l'altruisme, il me semble.
Seulement le mot altruisme est un mot moins sexy et vendeur que celui
de bonheur. Si j'ai raison je ne vois pas pourquoi il serait
incompatible avec le monde du business du commerce et des affaires? »
Tout
d'abord, mon propos n'était pas une critique en bloc de Matthieu
Ricard. J'ai par ailleurs pris la défense de Matthieu Ricard contre
le psychologue Serge Tisseron dans « Empathie
et altruisme ».
Je ne conteste donc pas la part de l'altruisme dans l'obtention du
bonheur. Je critique seulement ce qui me semble bien être un flirt
avec la culture d'entreprise actuelle, flirt qui pourrait conduire à
une forme dévoyée de la méditation où on considérerait le
bonheur comme une performance à atteindre dans une logique
concurrentielle.
Je
tiens à dire aussi que je me considère comme un philosophe
eudémoniste, quelqu'un qui considère le bonheur comme un but
essentiel de la philosophie. Eudémonisme est un mot savant qui vient
du grec εὐδαιμονία
qui signifie bonheur, béatitude ; l'eudémonisme se dit donc
d'une philosophie qui a placé l'obtention du bonheur comme une de
ses fonctions essentielles. Le bouddhisme est un eudémonisme par
excellence puisque dès son tout premier enseignement à Sarnath dans
la banlieue de Bénarès en Inde, le Bouddha a enseigné les Quatre
Nobles Vérités, à savoir :
la
Noble Vérité de la souffrance,
la
Noble Vérité de l'Origine de la souffrance,
la
Noble Vérité de la Cessation de la souffrance,
la
Noble Vérité du Chemin qui mène à la Cessation de la Souffrance.
Le
Bouddha a identifié le problème qui est la souffrance universelle.
Il a identifié les causes du problème ainsi que l'état où on est
débarrassé définitivement de ce problème. Enfin, il a indiqué un
chemin qui permet d'aller de notre situation présente sujette à la
souffrance vers un état délivré de souffrances, donc vers un état
de bonheur total.
Pourquoi
le Bouddha ne parle-t-il pas directement de Bonheur dans ses Quatre
Nobles Vérités ? Parce que simplement ce terme peut prêter à
confusion. On pourrait avoir une belle maison, une femme, des
enfants, une belle voiture et un chien obéissant et trouver que
c'est là le bonheur. Et puis si on fait faillite, tout ce bonheur
est renversé et réduit à néant. Il y a donc un bonheur relatif,
qui dépend des conditions de vie et qui est toujours fragile,
impermanent comme dit le Bouddha. Or le bonheur du Nirvāna
est un bonheur qui dure, qui ne cesse jamais et qui est libre de
toutes traces de souffrance et d'insatisfaction.
Quand je parle de bonheur
comme un état, je veux dire des causes externes au bonheur : la
réussite, la richesse, le soutien de la famille, des amis et des
proches, la bonne santé. Et puis il y a des causes internes :
certaines sont naturellement plus heureuses et enjouées que
d'autres. D'autres personnes connaissent de par leur disposition
personnelle ou leur histoire de vie la dépression, les crises
d'angoisse, le désespoir, les maladies mentales, une sensibilité
exacerbée. Ce qui fait que ces personnes ont plus de chances (ou de
malchances en l'occurrence) d'être malheureuses dans la vie. Donc on
ne part avec des chances égales en matière de bonheur. Chacun a un
rapport particulier au bonheur et au malheur dans sa vie personnelle.
Et puis il y a tout ce qu'on peut faire pour ne pas être le jouet du
hasard et orienter sa vie vers le bonheur.
Pour
cela, il faut une bonne dose de sagesse et de persévérance pour
accomplir toutes les actions qui vont produire du bonheur pour
soi-même et autrui ainsi que pour tous les changements d'esprit qui
seront nécessaires pour avoir une vision de l'existence et régler
les problèmes qui se poseront inévitablement durant l'existence.
Dans les actions, on peut citer en vrac et très rapidement : la
modération en toutes choses, ne pas boire excessivement d'alcool par
exemple, ne pas être violent, ne pas trahir ses amis, être
généreux, ne pas mentir.... (Il y a bien sûr beaucoup d'autres
choses, mais je ne rentre pas dans les détails). Au niveau de
l'esprit, on peut citer la pratique de la méditation pour apaiser de
la méditation, la pratique de l'amour bienveillant, de la
compassion, de la joie et de l'équanimité, le détachement, le
lâcher-prise. Et puis il y a effectivement l'altruisme. Un piège
existentiel serait de croire que le bonheur ne touche que nous-mêmes
(je ne peux pas être heureux à la place de mon voisin) et donc
qu'il faut être égoïste, ne pas partager les bonnes choses de
l'existence pour être le plus heureux possible. Cet égoïsme est un
enfermement dans l'illusion. Dans le monde, tous les phénomènes
sont interdépendants. Je ne peux être heureux qu'en rentrant dans
cette dynamique de l'interdépendance et en pensant aux autres.
L'altruisme est donc essentiel pour trouver le bonheur.
Ce sont toutes ces
pratiques qui rendent heureux. Le bonheur est un état de l'esprit et
du corps qui est la conséquence de ces pratiques qui apportent le
bien-être pour soi-même et pour autrui. Le bonheur n'est donc pas
une compétence. Par ailleurs, le bonheur n'est pas toujours
directement la conséquence directe de nos actions bienfaisantes et
de nos pensées bienveillantes. La graine de l'arbre ne pousse pas en
un jour. Il faut parfois persévérer pour voir les fruits de sa
pratique. En outre, l'existence est remplie de difficultés et
d'épreuves. Tout comme le ciel peut se remplir de nuages sombres et
orageux, l'existence peut prendre de couleurs sombres et menaçantes.
Même un habile marin peut avoir à traverser des tempêtes.
Si
on dit que le bonheur est une compétence et que vous êtes
soudainement malheureux du fait de causes extérieures comme un
divorce ou une perte d'emploi ou de causes intérieures comme une
dépression, vous aurez l'impression d'être une personne inapte,
incompétente, quelqu'un de complètement nul. Or le capitalisme
moderne aime nous rabaisser en permanence parce que les personnes
déprimées, angoissées ou souffrant de peu d'estime de soi sont
plus faciles à manipuler dans le grand système de la consommation.
Voilà pourquoi je pense que comparer le bonheur à une compétence
comme le fait Matthieu Ricard ne me paraît pas très pertinent.
Je
suis parfaitement d'accord avec le fait que l'on peut entraîner
l'esprit tout comme on trouve normal de s'entraîner dans des
pratiques sportives pour courir plus vite, nager plus vite ou shooter
mieux dans un ballon ou comme on s'entraîne à jouer du piano pour
devenir un virtuose. On peut renforcer notre disposition d'esprit à
trouver le bonheur pour soi-même et autrui. Et c'est important de le
faire.
Personnellement,
il m'arrive d'être malheureux tant pour des causes externes que pour
des raisons internes, le sentiment d'avoir à porter le poids du
monde qui s'empare soudainement de moi et qui semble ne jamais
vouloir repartir. Quand cela m'arrive, je m'arrête. Je me pose et je
m'assieds en posture de méditation. Je pratique l'attention au
va-et-vient de la respiration, la bienveillance illimitée, la
compassion illimitée, la joie illimitée et l'équanimité
illimitée. Je cultive la bodhicitta, l'esprit d'Éveil.
Je pratique le détachement. Je reviens au caractère impermanent et
illusoire des phénomènes. Je laisse reposer l'esprit en lui-même,
je laisse mon corps être ce qu'il est, avec toutes ses imperfections
et ses limitations. J'avais lu dans un livre sur le sang que il ne
faut pas une seconde pour que le sang commence à coaguler quand une
plaie vient déchirer le tissu de la peau. J'avais trouvé cela
fascinant, cette disposition du corps à se guérir lui-même !
Et bien l'esprit a aussi une disposition essentielle à se guérir
lui-même, à retrouver la luminosité très vite, même si certaines
émotions noires sont venues l'assombrir. Même quand on a toutes les
raisons d'être malheureux, on peut trouver les ressources
spirituelles pour retrouver le sourire. Certaines personnes pensent
que je suis toujours heureux parce que très souvent souriant. En
fait, pas nécessairement, mais souvent je rejaillis dans la
méditation et cela me donne la force de sourire à la vie.
Enfin,
je trouve que comparer le bonheur à une compétence met beaucoup
trop la pression sur les épaules des gens. En tant qu'eudémoniste,
je considère le bonheur comme un but essentiel de l'existence.
Épicure disait dans la Lettre à Ménécée : « Il
faut méditer sur ce qui procure le bonheur, puisque quand on l’a,
on a tout, et lorsqu’il manque, nous faisons tout pour l’avoir ».
Néanmoins, il est sage par moment de se détacher de ce but suprême
de trouver le bonheur, de pratiquer le lâcher-prise. Parfois, on
trouve le bonheur en cessant de le chercher partout. Le fait de
chercher le bonheur de manière trop tendue, en étant trop crispé
pour le trouver risque de nous éloigner du bonheur plus qu'autre
chose. Parfois, il faut lâcher-prise devant la déprime, la
tristesse et le désespoir, accepter d'être mélancolique et triste
un soir ou l'autre. C'est alors qu'un bonheur plus essentiel survient
et s'empare de nous. Le bonheur est quelque chose de plus subtil que
le fait de savoir conduire une automobile ou de savoir mener un
projet d'entreprise à bien.
*****
Enfin,
Sb me reproche
de ne pas accepter qu'on puisse méditer et s'ouvrir à l'altruisme
dans le monde de l'entreprise. En fait, je n'ai aucun problème avec
cela ! Tant mieux si les cadres supérieurs de Google trouvent
trop cool
de pratiquer la méditation de pleine conscience ! Je dis qu'il
faut simplement faire attention à ne pas être contaminé par le
discours de propagande de la culture d'entreprise ultra-libérale ;
et « compétence » est un de ces termes à haute densité
idéologique ! Ce serait dommage pour les méditants, mais ce
serait aussi dommage pour les entreprises elles-mêmes. On comprend
leur tentation de vouloir formater encore un peu plus leurs employés
au travers de la méditation. La rentabilité est une obsession pour
eux. Mais la méditation est plus efficace quand elle n'est pas
entachée par ce genre de déviations. La méditation apporte du
bonheur à l'esprit et de la libération à l'esprit. Ce bonheur et
cette libération peuvent s'exprimer en-dehors de l'entreprise. Mais
globalement, des employés vraiment heureux rapporteront plus de
bénéfices à l'entreprise que des employés endoctrinés à être
plus « performants » et à être « plus heureux
dans la performance ». Laissez l'esprit des gens tranquilles,
aurais-je envie aux grands leaders de la Silicone Valley. Faites
confiance à la liberté naturelle de l'esprit ! On ne pratique
pas la méditation pour l'entreprise, mais pour être plus heureux
dans la vie, dans ses relations humaines, avec sa famille, ses amis,
les gens qu'on rencontre dans la rue et aussi ses collègues au
bureau.
Lire la première partie de cet article:
À propos de la méditation de Pleine Conscience pratiquée dans les entreprises, on peut lire :
On entend beaucoup parler ces temps-ci de méditation dans les entreprises, des bienfaits de la pleine conscience ou mindfulness dans le management. En soi, cela me paraît être une bonne chose : si les entrepreneurs s'enthousiasment pour la méditation et veulent organiser des séances de zazen au milieu de l'open space. Pourquoi pas, en fait ? Néanmoins, quelque chose me laisse sceptique : est-il judicieux de réduire la méditation à une pratique prometteuse en terme d'augmentation de la productivité ? Est-on plus aware des objectifs quantitatifs fixés par l'entreprise quand on s'est livré à une séance de pleine conscience ? Est-ce qu'on est un meilleur employé quand on s'applique sagement à s'asseoir en lotus et à faire le vide dans son entreprise ?
Voir également à propos de la question du bonheur:
- Le bonheur et les autres : Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ? Dans le milieu du développement personnel et de la spiritualité, on n'entend souvent que le bonheur est en nous, et nulle part ailleurs, et que ce bonheur ne dépend pas des situations heureuses (comme la richesse, la réussite, la réputation, la chance, la santé) ou de telles ou telles personnes (la famille, les personnes aimées, les amis, les collègues...). Il faut chercher ce bonheur en soi-même, au plus profond de son être et savoir rester équanime face aux aléas heureux ou malheureux de la vie. Ce n'est pas faux, cela recèle même une part fondamentale de vérité : je défends personnellement l'idée que le bonheur véritable est d'abord le fruit d'un travail spirituel et philosophique sur soi-même. Néanmoins affirmer que le bonheur ne dépend pas du tout des autres me laisse sceptique. Il me semble que la problématique est plus complexe que cela.
Voir aussi à propos de Matthieu Ricard :
Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?
- renouer avec la nature
- s'occuper aussi des animaux- Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace- Liberté Qu'est-ce que la liberté ? Est-ce la possibilité de faire ce qu'on veut ? Ou y a-t-il une dimension plus intérieure de la liberté ?
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soûtra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soûtras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soûtras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.