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samedi 20 juillet 2019

Images de l'homme immobile




Images de l'homme immobile


Les taches noires serpentines
des locomotives sur la neige
Le ciel est fumée de charbon
dessus les toits sans palme.

Si c'était Heidelberg – ou Nuremberg -
les araignées grises de mon cerveau
tisseraient de vieilles réminiscences romantiques.

Mais c'est petite ville neuve – dormante – noire.
Noire avec ma vie bloquée
entre les baraques de sa gare.

Et tous les rails mènent ailleurs.

Nettoyeur de locomotives - « putzer » je suis
Dans les roues hautes aux rouges boueux
sur les plaques aux noirs lisses des tenders
se mire mon inertie
de n'être pas ce que je suis.
Mon inertie imbibée de pétrole et d'huile.

Pendant ce temps, immobiles eux aussi,
empoussiérés eux aussi
les Plantin – les Garamond et les sveltes Elzévir
de mes beaux poèmes
vivent en tribus séparés dans leurs casses.

Sur une galée doit s'effriter la composition
inachevée
du « Promenoir des Deux Amants ».
C'était du Garamond romain – corps 24.


*

Petite rue de Paris que j'animai.
Montparnasse poussait ses hurlements d'art
tout autour
pas dedans.

Mon crâne métallique comme une chaîne.
Chaque maillon a sa nuance.
Et le premier moment blanc
tient au noir d'aujourd'hui.

Attendre – attendre.
Mais bruits de chaîne quand même.

Il me faudrait une promenade
sans vertes sentinelles
même dans un bois de sapins.

Guy Levis Mano



samedi 25 août 2018

L'idéal du bonheur - 2ème partie




L'idéal du bonheur

2ème partie



Voir la 1ère partie




      On pourrait se demander dès lors ce qu'il faut penser de ces arguments d'Emmanuel Kant du point de vue de l'eudémonisme. Est-ce que le bonheur n'est qu'une création fantaisiste de notre esprit ? Est-ce que la Raison ne peut pas quand même approfondir cette notion du bonheur ? Ce qui me frappe surtout en tant que philosophe bouddhiste, c'est que Kant n'aborde le bonheur qu'en tant que causé par un objet extérieur au sujet conscient : la richesse, la connaissance, la longue vie, la santé. Je ne suis heureux que dans la mesure où je rencontre de suffisamment près ces objets extérieurs ardemment désirés dans ma quête de bonheur. Mon état psychique est toujours lié à ces objets extérieurs : heureux quand je les ai, malheureux quand j'en suis privé. Mais ne faudrait-il pas considéré plutôt le bonheur comme une disposition de l'esprit qui, idéalement, se produirait même en l'absence de ces objets extérieurs ? N'est-il pas souhaitable de trouver un bonheur qui puisse se libérer de l'emprise des conditions extérieures ? Un bonheur qui soit une libération par rapport aux entraves émotionnelles de ce monde ?

samedi 7 avril 2018

Papillon sur sa branche




Papillon sur sa branche

8 haïkus




          J'avais déjà abordé le thème des papillons dans la poésie et la spiritualité dans deux articles antérieurs : « Battements d'ailes d'un papillon » et « Kobayashi Issa et les papillons ». Ici, je voudrais encore évoquer quelques haïkus japonais qui virevoltent autour de ces petits animaux gracieux. De petits éclats de poème notamment de Bashō, de Buson, de Kobayashi Issa encore.

jeudi 4 janvier 2018

Un oiseau rebelle






Carmen :

« L'amour est un oiseau rebelle
Que nul ne peut apprivoiser
Et c'est bien en vain qu'on l'appelle
S'il lui convient de refuser
Rien n'y fait, menace ou prière
L'un parle bien, l'autre se tait
Et c'est l'autre que je préfère
Il n'a rien dit, mais il me plaît
L'amour (× 4)
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais, jamais, connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi
L'amour est enfant de bohème
Il n'a jamais jamais connu de loi
Si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Et si je t'aime, prends garde à toi
Prends garde à toi
Si tu ne m'aimes pas, si tu ne m'aimes pas, je t'aime
Prends garde à toi
Mais si je t'aime, si je t'aime, prends garde à toi

mercredi 27 décembre 2017

Pour toi mon amour




Je suis allé au marché aux oiseaux
Et j'ai acheté des oiseaux
Pour toi
Mon amour

Je suis allé au marché aux fleurs
Et j'ai acheté des fleurs
Pour toi
Mon amour

Je suis allé au marché à la ferraille
Et j'ai acheté des chaînes, de lourdes chaînes
Pour toi
Mon amour

Et puis, je suis allé au marché aux esclaves
Et je t'ai cherchée
Mais je ne t'ai pas trouvée
Mon amour



Jacques Prévert, Paroles, 1946.



samedi 21 octobre 2017

La question du libre-arbitre (2ème partie)




La question du libre-arbitre (2ème partie)


Voir la 1ère partie




    Suite à mon article « Choix et liberté », il y a eu toutes sortes de commentaires, questions et objections auquel je voudrais répondre ici partie par partie. Dans cette deuxième partie, je voudrais évoquer une réflexion de Tara :


mercredi 18 octobre 2017

La question du libre-arbitre (1ère partie)



La question du libre-arbitre (1ère partie)




    Suite à mon article « Choix et liberté », il y a eu toutes sortes de commentaires, questions et objections auquel je voudrais répondre ici partie par partie. Pour commencer, Tara disait : « Nous sommes ici face à un véritable paradoxe dans le bouddhisme. Le bouddhisme affirme à la fois le déterminisme de l’esprit avec la loi du karma et en même temps le pouvoir de transformer ce karma dans le présent. Si nous sommes déterminés à chaque moment par les empreintes de nos actions (karma antérieur), comment est-il possible de s’en affranchir pour transformer nos actes présents ? Car si la totalité de l'existence est conditionnée, relative et interdépendante, comment seule, la volonté, elle même conditionnée pourrait-elle être libre ?

lundi 25 septembre 2017

Choix et liberté




Choix et liberté




          Suite à un de mes articles récents (« Antispécisme et humanisme »), il y a eu une longue et intéressante discussion sur un cas moral sous forme d'expérience de pensée, que j'avais énoncé dans l'article en question : si, marchant le long d'un fleuve, vous voyez un homme et un chien, tous les deux en train de se noyer, et que vous plongez pour en sauver un des deux et le ramener à la berge, tandis que l'autre se noiera emporté par le courant, lequel allez-vous secourir ? Il y a toutes sortes d'arguments avancés de part et d'autre et de variantes de ce cas moral. Je ne reviendrai pas sur le cas moral en lui-même ; les personnes intéressées n'ont qu'à aller consulter la page de l'article. Je rappellerai juste que c'est une expérience de pensée, c'est-à-dire une situation qu'on ne risque pas de rencontrer dans la vie réelle. Il s'agit d'extraire de ce cas des principes philosophiques qui vont diriger des priorités dans l'action et les choix de société. Mais il ne faut pas non plus surinterpréter ce cas moral : si j'ai dit que je choisirai de sauver l'homme plutôt que le chien, il ne faut pas en tirer la conclusion que les chiens et les animaux ne méritent pas d'être aidés, et qu'on peut les exploiter sans vergogne. Au contraire, mon raisonnement cherchait à montrer que, même si on choisit l'homme plutôt que les animaux, on éprouver de la compassion envers les animaux et vouloir que ceux-ci ne soient pas chassés, maltraités, torturés ou abattus par la main de l'homme. L'humanisme n'est pas fondamentalement en contradiction avec l'antispécisme.


      Dans les commentaires de l'article, j'ai cité ce passage du « Plaidoyer pour les Animaux » de Matthieu Ricard que j'ai envie de citer à nouveau : « Ce livre a pour but de mettre en évidence les raisons et l'impératif moral d'étendre l'altruisme à tous les êtres sensibles, sans limitation d'ordre quantitatif ni qualitatif. Nul doute qu'il y a tant de souffrances parmi les êtres humains de par le monde que l'on pourrait passer une vie entière à n'en soulager qu'une partie infime. Toutefois, se préoccuper du sort de quelque 1,6 million d'autres espèces qui peuplent la planète n'est ni irréaliste, ni déplacé, car, la plupart du temps, il n'est pas nécessaire de choisir entre le bien-être des humains et celui des animaux. Nous vivons dans un monde essentiellement interdépendant, où le sort de chaque être, quel qu'il soit, est intimement lié à celui des autres. Il ne s'agit donc pas de ne s'occuper QUE des animaux, mais de s'occuper AUSSI des animaux ».






*****






         Enfin, une internaute, Tara, a aussi questionné le bien-fondé du choix dans la mesure où l'ego est une illusion qui se croit libre, mais en fait complètement déterminé par des causes extérieures. À quoi bon faire un choix, puisque nous sommes conditionnés à aller dans tel ou tel sens ?

jeudi 31 août 2017

Méditation avec et sans objet





Méditation avec et sans objet






    Récemment, un internaute m'a interpellé à propos d'un de mes textes où je parlais de méditation. Je parlais de fixer l'attention sur un objet particulier, la respiration par exemple. « Mais pourquoi cette attention préconisée sur un objet ? Cela ne revient il pas à tromper et cadenasser l'esprit ? Ou alors cette focalisation a-t-elle un vrai but que je ne saisis pas ? Lorsque je médite, je pose mon esprit et mon corps, et puis j'observe ce qui se passe, sans contraindre l'un ou l'autre. Quand j'observe que je suis parti avec mes pensées, je tâche de mettre fin au flot ; mais sans revenir à quelque chose ».

samedi 8 juillet 2017

John Rawls et l'utilitarisme



John Rawls et l'utilitarisme



La justice selon Rawls – 2ème partie






Pour une explication des grandes lignes de la pensée de John Rawls, je recommande vivement de d'abord lire la première partie de « La justice selon Rawls » : « John Rawls et la justice sociale ».








        « La Théorie de la Justice » se veut implicitement comme une critique de l'utilitarisme très influent dans la philosophie anglo-saxonne. Que reproche John Rawls à l'utilitarisme ? L'utilitarisme est cette philosophie qui met en avant l'utilité d'une action morale ou politique : quel bien-être ou quel plaisir produit une action ? Tel doit être le critère pour juger le bienfait ou non d'une action. Attention, certaines actions produisent de la peine ou de la douleur, mais c'est en vue d'un plus grand bien. Par exemple, étudier pour ses examens est la plupart du temps pénible et fastidieux, mais c'est pour s'assurer l'accès à une carrière plaisante ou qui rapporte de l'argent. Dans ce cas, le moindre mal qu'est l'étude est compensée par le plus grand bien, l'accès à la profession recherchée. Les utilitaristes généralise ce principe à la sphère politique : certaines décisions politiques peuvent créer de la peine du moment que cette peine soit compensée par un profit plus grand pour l'ensemble de la société. Par exemple, augmenter les impôts est pénible pour beaucoup de gens, mais cette augmentation d'impôt est compensée par l'utilité pour l'ensemble de la société que peut avoir la création d'un hôpital ou la construction d'une autoroute. Il faut mettre dans la balance les utilités par rapport aux peines que provoquent l'action politique, et choisir la meilleure balance en faveur des utilités en terme de bien-être ou de plaisir. « L'idée principale de l'utilitarisme est qu'une société bien ordonnée et, par là même, juste, quand ses institutions majeures sont organisées de manière à réaliser la plus grande somme totale de satisfactions pour l'ensemble des individus qui en font partie 1 ».

dimanche 11 juin 2017

Liberté et sagesse










    Cet article fait directement suite à l'article précédent « Liberté morale », réflexion sur la liberté à partir de la citation de Jean-Jacques Rousseau : « L'impulsion du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté ». J'en recommande la lecture d'avant d'aborder cet article-ci.


mercredi 7 juin 2017

Liberté morale






       L'impulsion du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté.

Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social (1762), Livre I, Chapitre VIII : "De l'état civil".







Alicia Savage








      Cette citation de Rousseau dans le Contrat Social lie intimement la liberté à la morale. En ce sens, elle est typique de l'esprit des Lumières. Le philosophe allemand Emmanuel Kant reprendra dans les grandes lignes cette conception de la liberté liée à la morale et au devoir dans sa « Critique de la Raison Pratique » et d'autres de ses ouvrages comme « La Fondation de la Métaphysique des Mœurs ». Pour Kant, on est libre dès lors qu'on se demande rationnellement : « Que dois-je faire ? Qu'est-il juste que je fasse? ». Suivre cet impératif catégorique qui s'impose à notre raison et qui nous ce que l'on doit faire, c'est la véritable liberté aux yeux de Kant. Tandis que suivre un impératif hypothétique (« si je suis gentil, c'est pour être bien vu en société, pour être de telles ou telles personnes, pour recevoir une récompense, pour gagner de l'argent, pour aller au paradis, etc... »), c'est lié sa conscience à des intérêts divers, et donc ne pas être vraiment libre.

        Cette conception de liberté chez Rousseau ou chez Kant va à l'encontre de ce qu'on serait tenté de penser spontanément comme la liberté. D'ordinaire, on conçoit la liberté comme la possibilité de faire tout ce qu'on a envie. Et on considère les devoirs à accomplir comme autant de contraintes qui ruinent notre liberté. Mais, dit Rousseau, dans ce cas, loin d'être libre, on est l'esclave de nos désirs et de nos passions. Toutes les impulsions qui nous traversent l'esprit nous dominent, et nous sommes le pantins de pulsions qui nous échappent. Si je me pense libre de me lever à l'heure qui me plaît, je suis la marionnette de ma paresse et de ma propension à vouloir rester au chaud sous ma couette. Si je vais au café et que je bois plus de raison, je peux penser être libre de faire la fête, mais en réalité je suis mu par le goût de l'alcool et la volonté d'ivresse. L'alcoolique n'est pas libre de boire, mais il est sous la dépendance de l'alcool.

       Pour être libre, je dois employer ma raison et déterminer ce qu'il est juste que je fasse, quel est mon devoir en ce monde. Je dois déterminer des lois juste à suivre pour mon comportement et devant chaque situation morale. Suivre ces lois, c'est la liberté morale de l'individu, c'est aussi l'autonomie. Le mot « autonomie » vient du grec auto- (soi-même) et -nomos (la loi), faire sa propre loi, suivre ses propres principes. L'autonomie s'oppose à l'hétéronomie. L'hétéronomie signifie : suivre la loi qu'un autre a prescrit et nous impose de l'extérieur (« hétéro » signifie « autre »). Obéir aveuglément à un colonel d'armée, à un dictateur, à un roi ou à un patron, ce n'est évidemment pas de la liberté ! L'idéal des Lumières suppose de libérer l'individu de ses chaînes. Rousseau ainsi regrette cet asservissement de l'homme au début du Contrat Social : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Mais cela suppose que l'individu se prenne en main, qu'il ne dépende pas de ses supérieurs et des institutions supposées le contrôler. Se prendre en main suppose qu'il se questionne lui-même sur ce qu'il est bon et juste de faire, et surtout qu'il ait le courage d'accomplir le devoir que son raisonnement et sa conscience ont déterminé.

        Dans « Qu'est-ce les Lumières », Kant nous encourage à accéder à la « majorité », être pleinement un adulte qui prend ses responsabilités, et ne plus être dans une situation de minorité où on est comme un petit enfant à qui on dit de faire ceci ou cela. Pour accéder à cette majorité de l'esprit, il faut faire un usage régulier de la raison et s'interroger soi-même sur ce que l'on doit faire. L'intérêt pour Kant est de promouvoir une société où les gens n'agiraient pas comme des moutons, et où chaque citoyen aurait la possibilité de faire un usage public de la raison pour contribuer à l'avancement de la société toute entière. Le projet moral est intrinsèquement lié au projet politique.

       Chez Jean-Jacques Rousseau aussi, cette question de la liberté morale se pose dans le contexte du Contrat Social, un texte éminemment politique. Dans le chapitre VIII du livre I du Contrat Social, Rousseau envisage 3 formes de libertés. La première forme de liberté est la liberté naturelle. C'est la définition la plus évidente de la liberté : faire tout ce qu'on a envie quand on en a envie. Se lever tard à l'heure qu'on veut, aller ou ne pas aller au boulot, manger et boire tout ce qu'on désire, raconter ce qui nous chante, aller se coucher quand ça nous plaît... Cette liberté naturelle est le fait de l'homme sauvage qui vit dans la Nature et qui n'est assujetti à aucune des lois que les hommes ont promulgué au cours de l'Histoire.






Alicia Savage





       Opposée à cette liberté naturelle, la liberté civile est la marge de manœuvre qu'on laisse à chaque citoyen dans les sociétés des hommes. D'un certain point de vue, c'est une liberté restreinte par rapport à la liberté naturelle : il faut se lever à l'heure où le patron le décide, il faut faire son boulot, il faut respecter les lois et les injonctions de la police... Mais en contrepartie, on gagne le bien-être et la sécurité que peut nous procurer la société. Rousseau résume très simplement cette balance entre ces deux formes de liberté : « Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède ».

      La liberté naturelle est limitée par la force physique de l'individu. Dans la liberté naturelle, vous pourrez dormir là où vous avez envie, à n'importe quelle heure, mais s'il fait froid la nuit et que la pluie vous empêche de dormir, tant pis pour vous. Si vous voulez manger des cerises et que vous n'êtes pas capable de grimper des arbres, vous vous abstiendrez de ces cerises. Si vous vous cassez la jambe en pleine nature, votre liberté naturelle se restreint tout d'un coup considérablement. Au contraire, la liberté civile vous permet de bénéficier des soins d'un hôpital. Néanmoins, cette liberté civile, elle, est limitée par la volonté générale de la société et par la propriété. Si vous n'avez pas d'argent et que vous vivez dans une société où il n'y a pas de mécanismes de solidarité comme la sécurité sociale, vous n'irez pas à l'hôpital pour faire soigner votre jambe cassée. Et si vous perdez la propriété de votre maison, vous vous retrouverez à la rue à dormir à la belle étoile comme le bon sauvage, sauf que vous irez vivre sous un pont au lieu de dormir sous un arbre comme celui-ci...

      C'est pourquoi l'idée du contrat social est si importante aux yeux de Rousseau. Ce contrat social doit être le mieux pensé possible, le plus juste, le plus équilibré, pour qu'il ne soit pas la matrice de toutes les inégalités et toutes les injustices qui frappaient l'Ancien Régime dans lequel vivait Rousseau. La société des hommes pourraient être un formidable levier pour assurer le bien-être et la liberté des hommes, mais souvent les personnes se retrouvent broyées par un système politique injuste et réduits à l'état d'esclavage où ils ne tirent aucun des bénéfices que l'on pourrait attendre de la perte de liberté naturelle. Il aurait mieux valu qu'ils restent dans la forêt tant la cruauté des hommes est grande. Comme le dit Rousseau à propos de cette liberté civile souvent bafouée : « Quoiqu'il se prive dans cet état (de liberté civile) de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme toute entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ».

          La société doit donc être pensée de la meilleure façon qui soit pour être la plus juste et la plus équitable possible, afin que cette liberté civile de se déplacer, d'agir, de parler, de penser, d'apprendre, de s'élever spirituellement soit la plus développée possible pour le plus grand nombre possible de citoyens. Il faut aussi qu'il y ait le moins possible de violation des droits de l'homme qui nous fasse regretter l'état d'avant le contrat social.

           Par ailleurs, ce contrat social est impératif, et du coup la liberté civile qui en découle est impérative aussi. Imaginons un citoyen qui voudrait jouir de tous ces droits de citoyen, mais ne voudrait accomplir aucun des devoirs du citoyen. La volonté générale du peuple devra rappeler à cet individu ses obligations de citoyen et le contraindre à revenir dans le droit chemin. Rousseau explique : « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps (social) : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre ». Statut ambigu de la liberté ! Si vous n'êtes pas libre en acceptant vos devoirs, on vous obligera à être libre. Étrange retournement quand même, il faut le souligner !

        La troisième forme de liberté, la liberté morale, liberté qui nous occupe présentement, suit le même trajet paradoxal : la liberté morale se situe dans les devoirs et les lois que promulgue notre raison à notre conscience. C'est ce que l'on doit accomplir qui fait de nous des hommes libres. Dans cette liberté morale, l'homme n'est plus confrontée à la volonté générale, mais à sa propre volonté. Pour Rousseau, c'est le sens le plus profond et le plus philosophique de la liberté, mais il le laisse de côté dans le Contrat Social pour n'aborder que la liberté civile et la dimension politique de cette liberté. On peut se demander si le progrès et l'avancement d'une société est possible sans l'épanouissement de la liberté morale chez les individus.

        Mais il y a, me semble-t-il, un problème dans cette conception de la liberté morale chez Rousseau. Que se passe-t-il si quelqu'un, par son propre effort de raison, ses propres réflexions, arrive à la conclusion qu'il n'est pas mal de tuer son prochain ? Voire qu'il a le devoir de tuer telle ou telle personne pour l'offrir en sacrifice à son dieu ? Cette personne fait-elle preuve de liberté morale si elle suit à la lettre les commandements de ses propres raisonnements tortueux et fous ? En d'autres mots, est-ce que cette autonomie (faire sa propre loi) ne conduit pas au chaos ?

         Dans l'esprit des Lumières, il y a une immense confiance portée à la Raison, au Logos. Mais du coup, quelle est la relation entre cette Raison avec un grand R et la raison avec un petit r qui raisonne à longueur de journée dans la caboche des gens ? Est-ce que la raison ne peut pas de temps à autre déraisonner complètement ? Est-ce que suivre avec une logique imparable des prémisses fausses et en arriver à des conclusions aberrantes, est-ce encore de la raison ? Et cette Raison avec un grand R qui sert de modèle aux philosophes, est-ce la raison de Dieu ou un principe objectif que les hommes pourraient découvrir comme ils ont découvert la loi de la gravité ou les lois de la thermodynamique ?

       Emmanuel Kant dissipe l'objection de la raison devenue folle en posant que les lois que la raison prescrit au sujet pensant doivent être universalisables : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir en même temps comme une loi universelle », nous dit le philosophe de Kœnigsberg. Si je me pose la question de tuer l'ignoble individu qui a volé mon sandwich, je dois me demander : « et si tout le monde faisait comme moi ? ». Si tout le monde tuait son prochain pour la moindre broutille, on vivrait dans une société invivable, donc je dois m'abstenir mon prochain, même s'il est méchant avec moi. Je dois trouver d'autres solutions pour régler mes problèmes.

         Très bien. Mais du coup, ce principe de rendre mes lois universalisables posent d'autres difficultés. Avec ce principe kantien de n'avoir de maximes morales que, si elles peuvent être édictées comme lois universelles, je peux arriver très facilement à la conclusion : « je ne dois pas mentir ». Logique. Si tout le monde mentait en permanence, la vie en société serait impossible. Très bien. Mais si une situation particulière se présente. Imaginons que vous vivez pendant la seconde guerre mondiale et que vous avez caché des juifs chez vous. Des officiers de la Gestapo sonnent à votre porte et vous demandent si de la vermine juive ne se cacherait pas chez vous. Allez-vous leur mentir ou leur dire la vérité ? Pour la plupart des gens doués de raison, il semble logique de mentir dans ce cas particulier. Mentir, c'est pas bien, sauf que, dans ce cas, nous avons un devoir d'humanité et mentir devient une vertu, si on prend en considération les conséquences du mensonge : sauver la vie des personnes qui sont chez vous.

         Eh bien pour Kant, pas du tout. Kant s'est violemment opposé à Benjamin Constant dans un ouvrage intitulé « Sur un prétendu droit de mentir par humanité ». Pour Kant, il est moral de ne pas mentir, même dans ce cas précis où la vérité reviendrait à condamner à mort des innocents. Pour Benjamin Constant, dire la vérité n'est un devoir que pour ceux qui méritent d'entendre cette vérité. Des brigands malintentionnés et prêts à commettre des crimes ne méritent pas qu'on leur dise la vérité. Pour Emmanuel Kant, cela reviendrait à briser le caractère universelle des lois morales. Il y aurait une humanité à qui on pourrait dire la vérité et une humanité à qui on pourrait ou on devrait mentir. Il n'y aurait plus aucun critère clair de la morale, et on devrait s'en remettre à des commandements extérieurs à notre propre raison.


         Ce chemin de la liberté et de l'autonomie, ce chemin moral qui conduit l'homme à être vraiment maître de lui-même est donc plus complexe qu'il n'y paraît.  
















Alicia Savage











Voir aussi : 




La liberté est à l'extérieur ou à l'intérieur de soi ? La liberté est-elle relative ou absolue ?






Les différents sens possibles du mot "libéral" et le rapport particulier que chaque sens entretient avec la liberté. 












Nos comportements sont-ils déterminés par notre cerveau ? Ou avons-nous un espace de liberté au sein de notre conscience ?





Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.










Alicia Savage











Jean-Jacques Rousseau










Emmanuel Kant












mercredi 5 avril 2017

Libre-arbitre et déterminisme




Notes sur les dialogues du cerveau


4ème partie






Je voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation » l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.


MATTHIEU RICARD


     Lorsque tu affirmes que l'agent qui délibère est un réseau neuronal, on pourrait alors se dire : « Ce n'est pas moi qui ai pris la décision, c'est mon réseau neuronal ». De cette façon, tu te dissocies de tes propres actes et tu ne peux plus en assumer la responsabilité au niveau de la perspective de la première personne (« Je suis responsable de ce que j'ai fait »). Une telle position est loin d'être neutre puisqu'elle risque de peser lourdement sur notre prise de décision et sur notre propre comportement. Des études ont montré que de sujets qui lisent un texte affirmant que notre comportement est totalement déterminé par le fonctionnement cérébral ont un comportement très différent de ceux qui lisent un texte défendant l'existence du libre-arbitre1. Il est intéressant de constater que les gens à qui l'on a inculqué la connaissance du libre-arbitre se comportaient de façon beaucoup plus intègre que ceux que l'on a convaincus de l'existence d'un déterminisme cérébral. Ces derniers avaient davantage tendance à bafouer les règles morales et à tricher. Ce qui s'explique sans doute sans doute par le fait qu'ils estimaient qu'après tout, ils n'étaient pas vraiment responsables.


Matthieu Ricard et Wolf Singer, « Cerveau & Méditation », éd. Allary, Paris, 2017, pp. 307-308.



dimanche 18 décembre 2016

Ne rien faire






  Je me suis lancé dans la méditation. C'est mieux que de rester bêtement assis par terre sans rien faire.

Jean Yanne






     J'aime cette boutade de Jean Yanne. J'imagine que son but était juste de faire rire l'assemblée. Mais cela pose une question qui droit au cœur de ce qu'est la méditation. Au fond, c'est le genre de propos irrévérencieux que ne renierait pas un maître Zen. Qu'est-ce qui distingue au fond la personne qui s'adonne à la méditation de celle qui reste assise là à ne rien faire du tout ? Et au fond, il n'y a qu'une différence très mince, mais essentielles entre ces deux activités, ou plutôt ces non-activités: c'est la pratique de l'attention. Pour moi, la méditation, c'est une façon extrêmement active de ne rien faire. 

dimanche 25 septembre 2016

Méditation et technique





   J'ai récemment posté un article intitulé « Simplement s'asseoir » où je me posais la question si la méditation devait s'accompagner de ritualisation (j'avais pris l'exemple des rites qui accompagnent le zazen dans le Zen Sōtō, mais j'aurais tout aussi bien pu prendre l'exemple du bouddhisme tibétain...) ou si la méditation devait se faire comme une chose spontanée, simplement s'asseoir pour reprendre un adage Zen. Une internaute a réagi sur les réseaux sociaux en écrivant ce petit commentaire : « Méditer, ce n'est pas forcément être assis sur l'herbe ou un coussin dans un temple ou un monastère....... c'est être présent... à l'écoute de ce qui nous entoure.... aux pensées qui passent tels des nuages..... ne rien retenir.... laisser circuler.... et surtout ne pas s'obliger à suivre une technique.... ».

dimanche 12 juin 2016

Ni Dieu, ni maître




    Voilà un slogan anarchiste bien connu : « Ni Dieu, ni maître ». À l'origine, c'était le titre d'un journal fondé et dirigé par Auguste Blanqui en 1880. C'est l'emblème du refus de l'autorité et de l'insoumission. C'est aussi le titre d'une chanson de Léo Ferré qu'il a enregistré sous deux versions, la première de 1965, la seconde, plus grave et solennelle, de 1973. La chanson raconte les derniers moments d'un condamné à mort, condamné, on le suppose, on le devine, pour des faits d'anarchisme. La chanson de Ferré se termine par cette profession de foi :

« Cette parole d’Évangile
Qui fait plier les imbéciles
Et qui met dans l'horreur civile
De la noblesse et puis du style
Ce cri qui n'a pas la rosette
Cette parole de prophète
Je la revendique et vous souhaite
Ni Dieu ni maître »

mardi 24 mai 2016

Libéral



     Dans les débats politiques ou sociétaux, on qualifie souvent les uns ou les autres de « libéral », que ce soit en bien ou en mal. Le terme a l'air évident, mais il recouvre des idées et des concepts qui, non seulement, ne sont pas identiques, mais qui peuvent s'opposer sur des questions de politique et de société importantes. Je trouve qu'il n'est pas inutile de s'arrêter un instant aux différentes acceptions du terme « libéral » selon le domaine abordé.

lundi 16 mai 2016

Liberté


      « Être libre, c'est être maître de soi-même. Pour beaucoup de gens, une telle maîtrise concerne la liberté d'action, de mouvement et d'opinion, l'occasion de réaliser les buts qu'on s'est fixés. Ce faisant, on situe principalement la liberté à l'extérieur de soi, sans prendre conscience de la tyrannie des pensées. De fait, une conception répandue en Occident consiste à penser qu'être libre revient à pouvoir faire tout ce qui nous passe par la tête et traduire en actes le moindre de nos caprices. Étrange conception, puisque nous devenons ainsi le jouet des pensées qui agitent notre esprit, comme les vents courbent dans toutes les directions les herbes au sommet d'un col.

      « Pour moi, le bonheur serait de faire tout ce que je veux sans que personne m'interdise quoi que ce soit », déclarait une jeune Anglaise interrogée par la BBC. La liberté anarchique, qui a pour seul but l'accomplissement immédiat des désirs, apportera-t-elle le bonheur ? On peut en douter. La spontanéité est une qualité précieuse à condition de ne pas la confondre avec l'agitation mentale. Si nous lâchons dans notre esprit la meute du désir, de la jalousie, de l'orgueil ou du ressentiment, elle aura tôt fait de s'approprier les lieux et de nous imposer un univers carcéral en expansion continue. Les prisons s'additionnent et se juxtaposent, oblitérant toute joie de vivre. En revanche, un seul espace de liberté intérieure suffit pour embrasser la dimension tout entière de l'esprit. Un espace vaste, lucide et serein, qui dissout tout tourment et nourrit toute paix.

       La liberté intérieure, c'est d'abord l'affranchissement de la dictature du « moi » et du « mien », de l'« être asservi » et de l'« avoir » envahissant, de cet ego qui entre en conflit avec ce qui lui déplaît et tente désespérément de s'approprier ce qu'il convoite. Savoir trouver l'essentiel et ne plus s'inquiéter de l'accessoire entraîne un profond sentiment de contentement sur lequel les fantaisies du moi n'ont aucune prise. « Celui qui éprouve un tel contentement, dit le proverbe tibétain, tient un trésor au creux de sa main. »

        Être libre revient donc à s'émanciper de la contrainte des afflictions qui dominent l'esprit et l'obscurcissent. C'est prendre sa vie en main, au lieu de l'abandonner aux tendances forgées par l'habitude et à la confusion mentale. Ce n'est pas lâcher la barre, laisser les voiles flotter au vent et le bateau partir à la dérive, mais barrer en mettant le cap vers la destination choisie. »

Matthieu Ricard, Plaidoyer pour le bonheur, NiL Editions, 2003.










Photographie de Matthieu Ricard








     C'est à une intéressante réflexion sur la liberté que se livre ici Matthieu Ricard. L'idée générale la plus souvent admise de la liberté est « de faire ce qu'on veut ». On serait libre si on pouvait aller à la plage plutôt qu'au boulot, se lever à pas d'heure plutôt que se lever tôt aux aurores, parler plutôt que de se taire et aller boire un verre avec ses amis plutôt qu'assister à un repas de famille en présence de sa grand-mère acariâtre. Mais dans tous ces cas, cette « liberté » consisterait à être sous l'emprise de nos désirs : désir de nouveaux horizons, désir de sommeil, désir d'interactions sociales avec lesquelles on éprouve le plus de plaisir. À chaque fois, le désir devient notre maître et nous oblige à adopter tel ou tel comportement.

      La véritable liberté serait une liberté intérieure où l'on serait capable d'accepter les choses telles qu'elles sont et où on ne se lamenterait plus parce qu'elles ne sont pas comme on aurait souhaité qu'elles soient. Un esprit libre se dégage du désir, de l'ignorance et des passions qui enténèbrent l'esprit et fait l'expérience de la liberté fondamentale de l'esprit. Cela suppose tout un cheminement spirituel où l'on va dissiper l'illusion du « moi » et de tout ce qui découle du « moi » : le « mien », le « je » et l' « autre » qui entrent dans une dualité conflictuelle. Au bout du chemin, il y a la liberté absolue. Et c'est cette liberté absolue qu'il nous faut conquérir en se rendant maître de soi-même et en s'affranchissant de toutes les illusions.

       Néanmoins, cette liberté absolue ne doit pas occulter le fait qu'il existe des libertés relatives. Si on ne cherchait que la liberté absolue, on pourrait arriver à la conclusion qu'il est indifférent à un Sage de se promener en liberté ou d'être en prison ; parce que se promener en liberté signifie simplement aller là où on le désire et ne pas vraiment être libre puisqu'on est soumis au désir de se mouvoir dans tel ou tel endroit. Or un Sage dans la liberté absolue de l'esprit est complètement indifférent s'il se trouve présentement dans une cellule de prison ou à l'ombre d'un chêne dans la forêt. Son esprit est libre, alors peu lui importe où il se trouve : les conditions de vie qu'il endure ne pourront atteindre sa liberté spirituelle. À partir de là, on pourrait se mettre à justifier un régime dictatorial ou féodal où on n'accorde aucune liberté aux individus puisque la véritable liberté est une liberté intérieure. Pourquoi se permettre alors le luxe d'accorder de fausses libertés de se mouvoir, de faire ce qu'on veut, de dire ce qu'on veut et de contester les puissants qui règnent sur le pays ?

       Or quand on observe l'Histoire du bouddhisme au Tibet, en Chine et au Japon, c'est exactement ce qu'il s'est passé ! Au Tibet régnait un régime féodal où les dalaï-lamas régnaient en maître avec les abbés des monastère et des seigneurs féodaux qui n'avaient que faire des libertés individuelles. Ils ne savaient même pas ce que c'était ! Pareillement, les empereurs chinois de la dynastie Tang ont instrumentalisé le bouddhisme pour servir d'idéologie d’État. Au Japon, les samouraïs et les shoguns ont embrassé le bouddhisme Zen pour servir leur idéologie totalitaire.

      Pour moi, croire qu'on aura la liberté quand on pourra faire ce qu'on veut est une illusion, parce que c'est effectivement être soumis à ses désirs, à ses caprices, que cette liberté suppose des moyens financiers qui nous enchaîne au monde peu ragoûtant de la finance et de la lutte sociale ; mais il ne faut pas seulement définir la liberté comme une liberté intérieure au risque de cautionner des régimes liberticides. Il y a des libertés relatives, liberté de mouvement, liberté de travailler, liberté de pensée, liberté d'action, liberté de parole, et penser ces libertés est aussi important pour contribuer au bonheur des gens. Jouir de ces libertés fait partie des conditions pour connaître une vie heureuse et épanouie. Peut-être qu'un Sage est heureux dans le régime totalitaire de la Corée du Nord puisque son esprit est en paix et complètement libre : peu lui importe les brimades, la famine ou la répression... Mais enfin, même pour un Sage, il est plus facile de vivre dans une société où on accorde des libertés individuelles et sociales.

     Ces libertés relatives sont donc par définition limitées, voire se contredisent. Par exemple, les libéraux prônent le « libre-marché » où les investisseurs peuvent créer librement des entreprises, en acheter des parts, en revendre, spéculer, faire des profits ou des pertes, etc... C'est la liberté économique. Mais en général, ceux qui défendent la liberté économique qui permet aux biens matériels de transiter à travers le monde entier dans le grand marché globalisé sont contre la liberté des individus à se déplacer et à migrer là où ils veulent aller, là où ils estiment qu'ils auront une vie plus heureuse. C'est toute l'histoire de l'actuelle crise des migrants en Europe, avec cette Europe si fière de ses libertés qui se retranche derrière de hauts remparts, des barbelés et des miradors. La forteresse-Europe. En 1989, on était si fier en Europe de la chute du Mur à Berlin et de la suppression du Rideau de Fer, symboles de la liberté retrouvée et de la fin de l'oppression communiste. Mais aujourd'hui, les libéraux mondialisés sont les premiers au nom de notre modèle de libertés individuelles à supprimer cette liberté individuelle fondamentale : celle de fuir la guerre en Syrie et de chercher un avenir meilleur pour les enfants.

       Je suis donc d'accord avec Matthieu Ricard de voir la liberté intérieure comme la liberté fondamentale qu'il faut conquérir par la pratique du Dharma : cultiver la conduite éthique, s'adonner à la méditation et cultiver la sagesse à travers l'étude, la réflexion. Mais développer cette liberté intérieure ne doit pas nous faire oublier qu'il y a une réflexion à produire sur les libertés relatives que sont les droits individuels, la liberté économique, la liberté de parole, la liberté de pensée, la liberté de mouvement....Il s'agit de penser la société dans laquelle on a plus de chances de s'épanouir, dans laquelle on pourra le plus facilement être heureux et contribuer aux causes réelles du bonheur. Je pense aussi qu'il faut penser les résonances entre liberté intérieure et ces libertés relatives « extérieures ». Faire ce qu'on veut, c'est le désir fondamental de l'ego, la tyrannie du « moi ». Mais quand on est libre intérieurement, on sait que notre bonheur ne se limite pas à notre bonheur, mais inclut aussi le bonheur des autres. La véritable liberté prend en compte ce que ressentent les autres. D'un plaidoyer pour le bonheur, il n'y a qu'un pas à un plaidoyer pour l'altruisme ! Et c'est la liberté qui nous fera faire ce pas.









Photographie de Matthieu Ricard





À propos de Matthieu Ricard, voir aussi : 


renouer avec la nature  

s'occuper aussi des animaux

Un mouton n'est pas un tabouret qui se déplace

- Liberté

- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
     Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?

Empathie et altruisme



   Le psychologue serge Tisseron critique le moine bouddhiste Matthieu Ricard  sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?



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