Notes
sur les dialogues du cerveau
2ème
partie
Je
voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation »
l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le
neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes
les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.
Matthieu
Ricard
Tu
m'as dit une fois que la structure et le mode de fonctionnement du
cerveau sont davantage en accord avec l'idée orientale du soi –
une construction mentale résultant de nombreux facteurs
interdépendants – qu'avec l'idée occidentale d'un poste de
commandement central et bien déterminé.
Wolf
Singer
Il
existe, de fait, une disparité frappante entre l'intuition
occidentale de l'organisation du cerveau et les preuves
scientifiques. La plupart des conceptions philosophiques occidentales
affirment que le cerveau a un centre spécifique qui serait le lieu
où convergeraient tous les signaux sensoriels afin d'y être
interprétés de manière cohérente. Dans ce lieu, les décisions
seraient prises, les plans élaborés et les réponses programmées.
Et, en fin de compte, ce lieu central serait le siège du soi
autonome doté d'une intentionnalité.
Par
opposition à cette intuition qui a dominé les philosophies
occidentales et les systèmes de croyance et nourri le concept du
dualisme ontologique, la preuve neurobiologique a dressé un tableau
radicalement différent. Il n'y a pas de centre cartésien dans le
cerveau. Nous sommes en présence d'un système hautement diversifié,
composé d'une multitude d'ensembles interconnectés fonctionnant en
parallèle, chaque ensemble étant associé à des fonctions
cognitives ou exécutives spécifiques.
Ces
sous-ensembles coopèrent selon des configurations qui ne cessent de
changer en fonction des tâches à accomplir. Cette coordination
dynamique s'effectuent grâce à des interactions s'organisant
d'elles-mêmes à l'intérieur des réseaux neuronaux, et non sous la
direction d'un centre de commandement supérieur qui orchestrerait
ces processus de façon verticale, ce que nous appelons un mode de
causalité « descendante ». Ces processus, diversifiés
et coordonnés, engendrent des schémas d'activité spatio-temporels
extrêmement complexes, corrélats des perceptions, décisions,
pensées, plans, sentiments, croyances, intentions, etc...
Matthieu
Ricard
Si
un tel poste de commandement central n'existe pas, d'où vient l'idée
que l'on serait doté d'un soi unitaire et en quoi ce soi serait-il
utile en termes d'évolution ?
Wolf
Singer
Cette
question est étroitement liée à une autre : pourquoi
avons-nous l'impression que notre libre-arbitre n'est pas assujetti
aux lois naturelles, alors que nous savons que nos décisions sont la
conséquence d'interactions neuronales qui, elles, obéissent aux
lois naturelles ? Il y a, bien entendu, du « bruit »,
c'est-à-dire des facteurs de perturbation, dans ce système
complexe, mais on peut dire qu'en général il fonctionne selon les
lois de la causalité.
Et
heureusement qu'il en va ainsi, sinon ce système ne pourrait pas
s'adapter au monde, faire des prédictions « correctes »,
pas plus qu'il ne pourrait réagir aux situations fluctuantes
auxquelles les organismes doivent faire face pour survivre. Le
problème est le suivant : aucune faculté sensorielle ne nous
permet de détecter les processus à l’œuvre dans notre cerveau,
processus qui se situent en amont de nos perceptions, de nos
décisions et de nos actions. Nous sommes seulement conscients des
conséquences de ces processus neuronaux auxquels nous ne pouvons
accéder.
Nous
avons le même problème quand nous essayons de trouver un agent
intérieur, ou un observateur, que nous associons au moi. Nous
percevons l'autre comme un agent doté d'une singularité et d'une
volonté propres et nous nous attribuons ces mêmes caractéristiques,
sans avoir conscience de nos processus neuronaux sous-jacents. En
fait, l'intuition suggère que notre soi, ou notre esprit, est, d'une
certaine façon, à l'origine de nos pensées, de nos plans et de
nos actes. Seule l'exploration neuroscientifique révèle qu'il n'y a
aucune localisation spécifique dans le cerveau qui serait le siège
de cet agent volontaire. Nous ne pouvons observer que les états
dynamiques d'un réseau extrêmement complexe de neurones
étroitement connectés qui se manifestent dans des comportements
observables et des expériences subjectives.
Matthieu
Ricard & Wolf Singer, « Cerveau & Méditation »,
éd. Allary, Paris, 2017, pp. 286-289.
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Chelsea Flower Show à Londres |
Voilà
un passage très intéressant de « Cerveau &
Méditation » en relation avec la notion bouddhiste du
non-soi de la personne. Quand on pense à son « soi », à
son « moi », on pense à une entité mentale qui
centralise toutes nos perceptions du monde et qui est l'impulsion
première de toutes nos décisions, de nos choix et de nos actions.
Il serait logique de de penser qu'à cette conviction subjective
qu'il y a là un « moi » corresponde un région définie
du cerveau qui produirait ce « moi ». Mais il n'en est
rien. Tout ce qui constitue le « moi » se trouve dans des
régions disparates. De la même façon qu'un orchestre composé
d'une multitudes de musiciens, des tambours, des cuivres, des
instruments à cordes, peut interpréter une symphonie, les
différentes aires du cerveau s'accordent pour jouer la partition du
« moi », mais le moi lui-même n'est pas localisable dans
aucune des parties du cerveau. Et encore cette analogie avec un
orchestre a ses limites puisque le cerveau n'a pas de chef
d'orchestre qui viendrait réguler l'interprétation de la partition.
Le
« moi » du point de vue des neurosciences n'est qu'une
construction mentale qui vient après que toutes les aires du cerveau
(aires de la perception, aires motrices, aires du langage, aires des
émotions, aires des décisions, etc...) se soient coordonnées pour
former l'idée d'un « moi » cohérent confronté au monde
naturel. Cela s'accorde avec l'analyse bouddhiste du « moi »
qui distingue chacune de ses parties constituantes et montre que ce
« moi » n'est qu'une idée, sans substance réelle. Comme
le dit le
moine Nāgasena : « C’est en relation avec les
cheveux, les poils, les ongles, ou bien encore avec les dents, la
peau, la chair, les tendons, les os, la moelle, les reins, le
cœur, le foie, la plèvre, la rate, les poumons, les entrailles, les
intestins, l’estomac, les excréments, la bile, le phlegme, le pus,
le sang, la sueur, la graisse, les larmes, le sébum, la salive, la
morve, la synovie, l’urine, la cervelle qui est dans le crâne,
mais aussi avec la forme, la sensation, la perception, la formation
mentale, la conscience qu’a cours ce simple nom : Nâgasena.
En vérité absolue, aucune personne ne s’y trouve.
Ô
roi, la nonne Vajira disait ceci au Bienheureux :
De
même que l’on dit « char » en vertu d’un assemblage
d’éléments,
De
même, là où se trouvent les agrégats d’appropriation, on
s’accorde à dire « êtres vivants ».
Le
« moi » n'est pas localisable dans le corps, ni dans
aucune partie du corps, ni dans aucun agrégat de l'expérience, ni
dans les différents moments de consciences sensorielles qui se
succèdent les unes aux autres, ni dans aucune aire du cerveau. De la
même façon qu'on ne trouve pas une voiture dans les pièces de la
voiture, et la voiture n'existe pas indépendamment des pièces qui
la compose, avant que d'être assemblées. Le moi comme la voiture
(ou le char pour reprendre l'exemple plus antique de Nāgasena) ne
sont que des entités relatives : elles n'existent pas de
manière ultime, par elles-mêmes. Au niveau cérébral, le « moi »
a besoin d'être assemblé et construit par un échange
d'interactions complexes, sans quoi il n'apparaît pas à la
conscience.
Mais
Wolf Singer insiste sur le fait que nos facultés sensorielles ne
nous font pas percevoir ces processus neuronaux à l’œuvre à
chaque instant de notre vie mentale. On perçoit le résultat final :
le fait que « je » suis conscient du monde qui
m'entoure ; mais je ne perçois pas comment les neurones ont
élaboré cette vision du monde et ce sentiment d'être « moi ».
Nous sommes aveugles à cela. Par ailleurs, quand nous regardons les
autres, nous avons l'impression qu'ils sont, comme le dit Wolf
Singer, des agents dotés de leur singularité propre et mus par une
volonté propre. Et par un effet de miroir, nous nous attribuons les
mêmes caractéristique : une singularité propre, notre « moi »
à nul autre pareil avec une volonté propre et une certaine envie de
faire les choses. Ce « moi » pense qu'il influe sur le
monde naturel, alors que c'est le monde naturel au travers du cerveau
qui influe sur lui, puisque le cerveau n'est jamais qu'un organe
naturel, produit de la longue évolution des espèces.
Ce
qui en soi est une bonne chose, puisque cela permet au cerveau d'être
en phase avec le monde naturel et de réagir adéquate par rapport à
lui. Comme le dit Wolf Singer : « Heureusement qu'il en
va ainsi, sinon ce système ne pourrait pas s'adapter au monde, faire
des prédictions « correctes », pas plus qu'il ne
pourrait réagir aux situations fluctuantes auxquelles les organismes
doivent faire face pour survivre ». Ces processus neuronaux
qui se cachent derrière une porte fermée à la conscience sont en
même temps une ouverture sur le monde. Le cerveau est une entité en
constante interdépendance avec le monde, et la beauté de son
fonctionnement réside dans l'absence d'un soi indépendant et clos
sur lui-même.
Pour
Wolf Singer : « Seule l'exploration neuroscientifique
révèle qu'il n'y a aucune localisation spécifique dans le cerveau
qui serait le siège de cet agent volontaire. Nous ne pouvons
observer que les états dynamiques d'un réseau extrêmement
complexe de neurones étroitement connectés qui se manifestent dans
des comportements observables et des expériences subjectives ».
Les neuroscientifiques voient à travers leurs machines et leurs
appareillages l'activité dynamique des neurones, mais le méditant
peut voir, lui, l'évolution dynamique de cette création mentale
qu'est le « moi ». Tantôt le moi est le corps, tantôt
le moi possède le corps et se différencie de lui. Tantôt le moi
est la pensée, tantôt il a des idées et des pensées, ou encore
est traversé par des pensées et des émotions, et donc se
différencie de ces pensées, de ces idées et de ces émotions.
Tantôt le moi est euphorique et voit le monde en rose, tantôt il
est déprimé et repeint la vie en noir. Tantôt il s'affirme
prétentieusement et se gonfle comme une baudruche, tantôt il se
dénigre et se dit : « je ne vaux rien ». La
méditation ne consiste pas à abolir ce « moi », mais
plutôt à prendre conscience de la fiction qu'est ce « moi »,
à voir finement d'instant en instant comment ce « moi »
se fait et se défait au gré des perceptions et des réactions qui
se produisent dans le flux de la vie.
Voir
aussi :