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mercredi 23 octobre 2019

La présence éveillée



La présence éveillée selon Matthieu Ricard



Limpidité, clarté, transparence, c'est la présence éveillée, quelque soit le nom qu'on lui donne. Elle est toujours là quoiqu'il arrive, qu'on la remarque ou non. Toujours présente, qu'il y ait peu de pensées, beaucoup de pensées. Cette présence ouverte, cette présence illimitée est toujours là.


Et on pourrait dire qu'à mesure, soit que les pensées se décantent, soit qu'on devient plus habile, expérimenté, familier, on a la capacité de voir en permanence cette faculté lumineuse de l'esprit qui est derrière toute cette agitation mentale, qui apparaît plus clairement quand les pensées se calment momentanément, comme après un orage quand le ciel se dégage, on remarque d'autant plus le ciel immaculée de l'espace.


À mesure où on apprend à reconnaître cela, à se reposer dans cela, à laisser les pensées survenir et se défaire sans effort; comme un oiseau qui passe dans le ciel sans laisser de traces. On laisse les pensées reposer dans leur état naturel, comme une feuille qui tombe et qui se pose.


Cette présence éveillée est toujours là. Pour le contemplatif, c'est une expérience extrêmement riche en potentiel.


En effet, si les travers de l'esprit humain qui se mélangent parfois à la lumière, et qui parfois se réifient sous la forme de haine, d'obsessions, d'intolérance, si cela faisait vraiment partie de manière solide, intrinsèque de ce qu'Alexandre Jollien appelle le "fond du fond", c'est-à-dire cette présence éveillée qui est toujours présente, à ce moment là ce serait totalement sans espoir d'essayer peu à peu de laisser ces toxines mentales s'évanouir du flot notre conscience.


Mais si effectivement, comme tout le reste, ce ne sont que des constructions qui résultent de facteurs, de conditions, et de causes multiples, qui sont impermanentes et fluctuantes par nature, alors, dans ce cas là, on comprend que tout cela est le résultat d'un nombre incalculables de constructions mentales, mais qu'aucune d'entre elles n'est intrinsèque à cette présence éveillée, qui est la réalité ultime du contemplatif, pas plus que la plante médicinale ou un poison dans l'eau ne font partie intrinsèquement de l'eau, qui n'est pas modifié par là.


Alors on se relie à cela ; c'est une manière de retrouver la réalité de l'expérience pure. Cette présence éveillée permet de donner de la valeur à chaque instant qui passe.


Matthieu Ricard, conférence donnée à Bruxelles dans le cadre des rencontres « Émergences » 2019.







Matthieu Ricard










Voilà un discours beau et fort de Matthieu Ricard très inspirant. Rien qu'à lire ces lignes j'ai envie d'aller m'asseoir en méditation. Je tique néanmoins sur cette notion de présence éveillée (rigpa en tibétain). Matthieu Ricard dit : « Cette présence éveillée est toujours là ». Certains diront que je cherche la petite bête ; mais il me semble que Matthieu Ricard parle là d'une entité éternelle qui demeurerait au fond de nous. Comme le Soi, l'Atman des hindouistes. Ce qu'il y a en nous au plus profond, c'est l'esprit d’Éveil ou bodhicitta, c'est-à-dire la part de nous-mêmes qui aspire à l’Éveil et qui cherche encore et encore la véritable nature en nous. Ce n'est pas une entité stable et éternelle au fond de nous-mêmes. Au contraire, c'est élan vers l’Éveil, dynamique qui se renouvelle d'instant en instant. S'il y a une présence éveillée, tantôt elle sera confiance, tantôt elle sera doute. Tantôt elle sera calme, tantôt elle sera énergie. Tantôt elle sera silence, tantôt elle sera parole. Tantôt elle sera joie, tantôt elle sera larme. Tant et si bien que je ne pense pas qu'on puisse dire qu'elle soit toujours là tellement elle aura scintillé sous toutes sortes de formes.


Dès lors, il me semble qu'il vaut mieux ne pas se focaliser sur une hypothétique présence éveillée qui tantôt nous apparaîtra et nous inspirera, tantôt nous échappera comme le fantôme qui passe les murailles de l'existence. Il vaut mieux se focaliser en méditation sur l'attention juste, l'effort de prêter encore et encore l'attention sur ce qui se passe en nous aussi minime cela soit-il. Et par cet effort, laisser l'esprit d’Éveil nous travailler et nous transformer.


Matthieu Ricard nous dit que : « à mesure (...) qu'on devient plus habile, expérimenté, familier, on a la capacité de voir en permanence cette faculté lumineuse de l'esprit qui est derrière toute cette agitation mentale ». Je n'ai certes pas aussi une longue expérience de la méditation que Matthieu Ricard. Néanmoins, cela fait vingt-cinq que je pratique tous les jours la méditation, et durant mes dix premières années de pratique, je méditais entre trois et six heures par jour. Personnellement, je ne vois pas « en permanence » cette « faculté lumineuse de l'esprit ». Il peut m'arriver d'être assailli par des pensées noires et dépressives suite à quelques problèmes au travail ou à des problèmes relationnels, ou autres. Même expérimenté, un méditant peut à certains moments ne sentir aucune « présence éveillée » en lui, mais se sentir plutôt hanté par une présence angoissée, une présence désespérée, une présence apathique ou encore une présence sombre, pleine de ressentiment. Mais j'ai suffisamment d'expérience de la méditation et de ténacité pour ne pas me contenter de ces états dépressifs. Peu à peu, je m'oblige à méditer, je cultive l'attention, et petit à petit, les nuages sombres ont commencé à se dissiper. D'elle-même, la joie revient et remonte à la surface. Je suis toujours fasciné par cette remontée. Votre humeur remonte pas parce que vous l'avez décidé, pas par votre volonté, mais par le laisser-être, le non-agir.


Les textes bouddhiques du Grand Véhicule parlent de la « nature-de-Bouddha » qui résideraient au « fond du fond » de chaque être conscient. Mais je préfère l'expression sanskrite qui traduit cette expression : « tathāgatagarbha », littéralement germe ou matrice (garbha) de l'Ainsi-Allé (tathāgata) où Ainsi-Allé est un terme désignant le Bouddha. On a un germe, une graine de l’Éveil, mais si vous avez une graine d'abricotier, c'est très bien, mais vous n'avez pas d'abricots. Pour avoir des abricots, il faut que la graine se transforme en pousse, qu'elle grandisse et évolue pour devenir un arbrisseau, puis un abricotier qui donnera des abricots. Mais pour cela, il faut toutes sortes de conditions favorables : un lieu où pousser, un terreau fertile, de l'eau, de l'ensoleillement, etc... Nous avons ce germe de l’Éveil en nous, mais il nous faut faire naître les conditions favorables que sont la pratique du Dharma : le terreau des actes positifs, l'eau de la compassion, la lumière de l'attention juste et la chaleur de la joie et de la bienveillance. C'est pourquoi on dit aussi qu'il faut engendrer, produire l'esprit d’Éveil. La présence éveillée est peut-être toujours là, mais à l'état de germe qui ne produira rien comme la graine de l'abricotier qui resterait dans un bocal vide. Il faut l'activer encore et encore : l'esprit d’Éveil n'existe que dans la dynamique de son surgissement dans l'instant présent.


Matthieu Ricard nous explique que la présence éveillée est la « réalité ultime du contemplatif ». C'est certainement vrai, mais le contemplatif ne doit pas oublier de créer les conditions de l’Éveil dans la vérité relative et de rendre la vie plus belle. Il y a peut-être de l'or au fond de la mine, mais faut-il encore creuser les galeries pour exploiter le filon. Quand on produit l'esprit d’Éveil de diverses façons dans les moments de sa vie, alors ce germe de l'Ainsi-Allé se réveille et se manifeste comme une présence éveillée, apaisante et réconfortante dans nos vies quotidiennes.






Frédéric Leblanc,
le 11 septembre 2019












P.S. : Ce texte de Matthieu Ricard a été retranscrit par José le Roy sur son blog.
















David Keochkerian - Albuquerque International Balloon Festival, 2010















Sur la méditation de manière générale :





Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir : 

- En compagnie du souffle :  

     









Où méditer ?



cinq obstacles dans la méditation












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dimanche 26 mai 2019

Diversité





La théologie est une science, mais en même temps, combien est-ce de sciences ? Un homme est un suppôt, mais si l'on l'anatomise, sera-ce la tête, le cœur, l'estomac, les veines, le sang, chaque humeur du sang ?


Une ville, une campagne, de loin, c'est une ville et une campagne, mais à mesure qu'on s'approche, ce sont des maisons, des arbres, des tuiles, des feuilles, des herbes, des fourmis, des pattes de fourmis, des jambes de fourmis à l'infini. Tout cela s'enveloppe sous le nom de campagne.


Blaise Pascal, Pensées,
fragment 99 de l'édition Sellier (fr. 115 de l'éd. Brunschvicg, fr. 65 de l'éd. Lafuma)



mardi 1 janvier 2019

Vérifier la nature de l'esprit





Vérifier la nature de l'esprit





J'ai récemment repartagé sur les réseaux un ancien article du Reflet de la Lune, « Demeurer dans la nature de l'esprit », le tout premier post sur le blog d'ailleurs. Cet article critiquait une certaine propension dans le bouddhisme tibétain à ne voir la méditation comme la « réalisation de la nature de l'esprit ». Dans l'article, j'exprimais mes réticences par rapport à cela. Mon premier argument était que la « nature de l'esprit » est une notion métaphysique auquel il faut préalablement adhérer si l'on veut « la réaliser ». José Le Roy a commenté de manière très lapidaire cet article : « La nature de l'esprit est simple à vérifier ». Ce à quoi j'ai répondu de manière tout aussi lapidaire : « Il ne me semble pas ». Dans ce présent article, je voudrais développer mon idée et exprimer mon désaccord avec José Le Roy de manière plus construite.


Tout d'abord, qu'est-ce qu'on entend par « nature de l'esprit » dans la philosophie bouddhiste ? Cela se traduit plus particulièrement dans le bouddhisme tibétain et inclut les apports philosophiques de l'école idéaliste Cittamātra, de l'école du Milieu ainsi que des voies mystiques que sont le Mahāmudrā et le Dzogchen. La nature de l'esprit, c'est la conscience telle qu'elle est véritablement. Non pas tel ou tel état de conscience, un moment de bonheur, un moment de tristesse, un mental très concentré ou très dispersé... Tout cela n'est qu'instant de conscience qui succède à un autre instant de conscience et qui sera suivi immédiatement après par un autre instant de conscience. Mais la nature de l'esprit est là présente en chacun de ces instants de conscience, immuable et inchangée. Pour résumer très brièvement les enseignements du bouddhisme tibétain, la nature de l'esprit a trois caractéristique : vacuité, luminosité et dynamique de compassion.


  • 1°) L'esprit est un espace vide, vaste et infini, que rien ne vient limiter. L'esprit ne s'identifie à rien. Si vous pensez à votre maison, vous pouvez imaginer votre maison dans votre maison. Pourtant votre esprit n'est pas la maison. De même, vous pouvez avoir la sensation d'être « moi » : vous pensez être une personne définie, avec une identité, un corps, une personnalité, une psychologie. Mais l'esprit dans sa véritable nature est infiniment plus vaste que cette petite coquille du « moi », ego limité dans le temps et dans l'espace.

  • 2°) L'esprit n'est pas seulement espace vide ; il est luminosité, c'est-à-dire la capacité à imaginer et concevoir des choses comme la luminosité qui sort du projecteur et qui permet d'assister à la projection d'un film dans une salle de cinéma. Cette luminosité essentielle de l'esprit est aussi appelée Claire Lumière et joue un rôle primordial dans la mystique tibétaine, notamment dans le Livre des Morts Tibétain.

  • 3°) L'union de cette vacuité et de cette luminosité fait que l'esprit se manifeste dans le monde selon une dynamique de compassion. Cette dynamique embrasse tous les êtres et toutes les directions de l'univers sans limitation ou parti pris.


Voilà exprimées très brièvement ces trois caractéristiques de la nature de l'esprit. Mais quel est l'intérêt de s'intéresser de près à cette « nature de l'esprit » en-dehors du souci pour la vérité et l'intérêt purement métaphysique de « ce qui est » ? Je vais laisser ici répondre Matthieu Ricard (dans un extrait tiré du « Plaidoyer pour le bonheur ») :


« Lorsque l'esprit s'examine lui-même, que peut-il apprendre sur sa propre nature? La première chose qui se remarque, ce sont les courants de pensées qui ne cessent de surgir presque à notre insu. Que nous le voulions ou non, d'innombrables pensées traversent notre esprit, entretenues par nos sensations, nos souvenirs et notre imagination. Mais n'y a-t-il pas aussi une qualité de l'esprit toujours présente, quel que soit le contenu des pensées ? Cette qualité, c’est la conscience première qui sous-tend toute pensée et demeure tandis que, pendant quelques instants, l'esprit reste tranquille, comme immobile, tout en conservant sa faculté de connaître. Cette faculté, cette simple "présence éveillée", on pourrait l'appeler "conscience pure" car elle peut exister en l'absence de constructions mentales.


Continuons à laisser l'esprit s'observer lui-même. Cette « conscience pure », ainsi que les pensées qui surgissent en elle, on en fait indiscutablement l'expérience. Elle existe donc. Mais, hormis cela, que peut-on en dire? Si l'on examine les pensées, est-il possible de leur attribuer une caractéristique quelconque? Ont-elles une localisation? Non. Une couleur? Une forme? Non plus. On n'y trouve que cette qualité, « connaître », mais aucune autre caractéristique intrinsèque et réelle. C'est dans ce sens que le bouddhisme dit que l'esprit est «vide d'existence propre». Cette notion de vacuité des pensées est certes très étrangère à la psychologie occidentale. À quoi sert-elle? Tout d'abord, lorsqu'une puissante émotion ou pensée surgit, la colère par exemple, que se passe-t-il d'ordinaire? Nous sommes très facilement submergé par cette pensée qui s'amplifie et se multiplie en de nombreuses autres pensées qui nous perturbent, nous aveuglent et nous incitent à prononcer des paroles et à commettre des actes, parfois violents, qui font souffrir les autres et seront bientôt pour nous une source de regret. Au lieu de laisser se déclencher ce cataclysme, on peut examiner cette pensée de colère pour s'apercevoir que dès le départ ce n'est "que du vent".



Il y a un autre avantage à mieux appréhender la nature fondamentale de l'esprit. Si l'on comprend que les pensées surgissent de la conscience pure, puis s'y résorbent, comme les vagues émergent de l'océan et s'y dissolvent à nouveau, on a fait un grand pas vers la paix intérieure. Dorénavant, les pensées auront perdu une bonne part de leur pouvoir de nous troubler. Pour se familiariser avec cette méthode, lorsqu'une pensée surgit, essayons d'observer sa source ; quand elle disparaît, demandons-nous où elle s'est évanouie. Durant le bref laps de temps où notre esprit n'est pas encombré de pensées discursives, contemplons sa nature. Dans cet intervalle, où les pensées passées ont cessé et les pensées futures ne se sont pas encore manifestées, ne perçoit-on pas une conscience pure et lumineuse qui n'est pas modifiée par nos fabrications conceptuelles ? Procédant ainsi, par l'expérience directe, nous apprendrons peu à peu à mieux comprendre ce que le bouddhisme entend par "nature de l'esprit" »


On comprend donc avec ce passage du livre de Matthieu Ricard assez clairement l'intérêt de réaliser cette nature de l'esprit en revenant à la « conscience pure » : apaiser le mental empêtré dans les pensées négatives et les émotions destructrices. 1°) Ces pensées et ces émotions sont des vagues ; et l'esprit dans sa nature véritable est comme un océan. S'identifier à l'océan, et aux simples vagues, permet de cesser d'être la marionnette de ces troubles. 2°) Voir ces pensées et ces émotions, non comme une réalité propre, mais comme les projections effrayantes, mais sans fondement, de la luminosité fondamentale de l'esprit permet aussi de les mettre à distance. 3°) Voir que l'union de la vacuité et de la luminosité engendre la dynamique de compassion permet de se détacher de la logique belliqueuse qui anime les consciences dans l'illusion et de pressentir la grande paix incomparable qui aurait lieu si les êtres sortaient de leur ignorance et de leur confusion.





*****





Maintenant pourquoi est-ce que j'exprime l'idée qu'il est difficile de réintégrer cette nature de l'esprit ? Je vais donner plusieurs raisons.


1°) Les 6 consciences sensorielles

Dans la philosophie bouddhique, les réflexions sur la nature de l'esprit ne sont pas premières. Quand on étudie les textes anciens où le Bouddha parle de la conscience, on voit surtout des mises en garde contre l'illusion de croire à l'existence d'une conscience unique, éternelle que l'on pourrait appeler « l'âme », le « Soi » ou le « Moi ». L'analyse bouddhique parle de six consciences sensorielles : conscience visuelle, conscience auditive, conscience olfactive, conscience gustative, conscience corporelle et conscience mentale (le mental est considéré dans cette analyse bouddhique comme une faculté sensorielle qui perçoit les objets non-physiques de l'esprit).


Ces six consciences sensorielles se succèdent dans un flot continu d'instants de conscience. Je peux voir passer une voiture, je peux l'entendre, je peux sentir l'odeur de ses pots d'échappement, je peux penser à la marque de cette voiture : dans le simple fait de voir passer une voiture dans la rue devant soi, il y a une succession de centaines d'instants de conscience, voire même de milliers. Cela va beaucoup plus vite que ce que nous sommes capables de décortiquer !


Donc la question par rapport à la nature de l'esprit est : quand a-t-on le temps de voir cette nature de l'esprit ? Matthieu Ricard, dans le passage que j'ai cité plus haut, dit : « Pour se familiariser avec cette méthode, lorsqu'une pensée surgit, essayons d'observer sa source ; quand elle disparaît, demandons-nous où elle s'est évanouie. Durant le bref laps de temps où notre esprit n'est pas encombré de pensées discursives, contemplons sa nature. Dans cet intervalle, où les pensées passées ont cessé et les pensées futures ne se sont pas encore manifestées, ne perçoit-on pas une conscience pure et lumineuse qui n'est pas modifiée par nos fabrications conceptuelles ?  »


Selon ces propos, on devrait voir la nature de l'esprit entre la disparition d'une pensée et l'émergence d'une autre. Le problème est qu'entre deux pensées, il y a d'autres pensées dont on ne prend pas conscience, parce que ces pensées sont soit inconscientes, soit trop larvées, à l'état potentiel, qui ne s'est pas encore traduite en « vague » dans l'océan de l'esprit. Il faut compter aussi sur le fait que le mental cédant très facilement à la prolifération fait des commentaires sur les pensées qu'il vient d'avoir. En outre, le mental n'est jamais seul avec lui-même. Quand une pensée disparaît et que l'instant de conscience mentale qui l'enregistrait cesse, il y a dans le flux de conscience toutes sortes d'instant de conscience : conscience visuelle de la salle où vous pratiquez la méditation, conscience auditive des sons dans votre environnement, conscience corporelle de votre corps assis quelque part dans le monde, et ainsi de suite. Entre deux pensées, il y a d'innombrables instants de conscience, chacun lié à une faculté sensorielle. Et aucun sens ne perçoit la conscience elle-même...



2°) Les doutes sur la nature de l'esprit


Tous ces discours sur la nature de l'esprit ne font pas unanimité. À commencer au sein même de la philosophie bouddhiste ! L'école du Milieu, le Madhyamaka, avance que la conscience ne peut voir la conscience, de la même façon que l’œil peut voir toutes sauf, sauf lui-même ou que la sabre ne peut pas se couper lui-même. À cet argument, les tenants de l'école idéaliste du Cittamātra (« Esprit seulement ») répondait que la conscience non-duelle ou conscience pure pour reprendre les mots de Matthieu Ricard est comme une lampe qui éclaire les objets dans la pièce, mais aussi elle-même. Les adeptes de l'Esprit Seulement parlent ainsi de la « conscience qui se connaît et s'illumine elle-même ». Je ne vais pas trancher ici dans ce débat, mais je voulais juste souligner que la capacité de vérifier cette nature de l'esprit n'a rien d'une chose au sein de la philosophie bouddhique, sans parler même du statut ontologique de la nature de l'esprit.


Cette nature de l'esprit a-t-elle une existence ultime ? Une existence éternelle ? Est-elle comme un Soi ultime, certes qui n'est dans la dualité et la limitation comme le petit « soi » ordinaire ? À cela, les mādhyamika, les adeptes de l'école du Milieu, répondent que non et fustigent les adeptes de l'Esprit Seulement. Pour eux, l'esprit est lui-même vide d'une existence ultime.


Si l'on sort maintenant du cadre bouddhiste et qu'on réfléchit dans un cadre matérialiste pour qui « l'esprit n'est qu'un épiphénomène du cerveau » (sic), la nature de l'esprit devient quelque chose de difficilement appréhendable, puisque que de nombreux mécanismes de notre pensée se trouvent dans l'activation de neurones dont le mécanisme n'est absolument pas conscient. Dans une perspective matérialiste, nous percevons bien l'effet, la conscience, mais nous ne percevons pas et nous ne connaissons pas directement la cause, c'est-à-dire l'activité incessante des neurones dans toutes les aires du cerveau, qui est à l'origine de cette conscience. On ne peut connaître la nature (matérielle) de l'esprit qu'indirectement à l'aide de machines technologiquement avancées comme les scanners. Là encore, je ne trancherai pas sur cette question du rapport entre le cerveau et l'esprit. (J'avais développé cette question dans un article plus ancien : « Le cerveau et l'esprit »). Ce que je veux souligner, c'est que cette nature de l'esprit fait l'objet d'un débat métaphysique, qui l'a rend très loin d'être évidente à vérifier pour beaucoup de gens, y compris des personnes spirituelles qui croient à l'introspection et à la contemplation comme moyen de parvenir à certaine conscience de la Vérité.


3°) L'oubli du corps


Le troisième point qui me semble important par rapport à la réalisation de la nature de l'esprit, c'est que celle-ci se fait souvent au détriment de la conscience du corps. Si on focalise tout sur la nature de l'esprit comme étant l'enjeu essentiel de la méditation, on met un peu dans l'ombre la conscience du corps : souvent, les textes tibétains parlent du corps comme quelque chose de négligeable, uniquement sous l'angle du corps qui est un ramassis d'impureté, qui est impermanent et voué à tombé malade. Bien sûr, cela est vrai ; mais justement, il est important de pratiquer une attention soutenue au corps pour pouvoir mieux s'en détacher. Et le corps est un élément essentiel dans notre expérience du monde. Quand j'évoquais plus haut les six consciences sensorielles, toutes ont rapport avec le corps : je vois avec des yeux, j'entends avec des oreilles, je sens avec mon nez, je goûte avec ma langue, je touche avec mon corps en entier. En outre, ces cinq sens ainsi que le sens de la faculté mentale ont tous avoir avec le cerveau. Le corps doit donc être l'objet d'une attention soutenue si l'on veut comprendre notre rapport au monde.






*****





Pour conclure, je dirai que cette réflexion philosophique sur la nature de l'esprit qu'on trouve dans le bouddhisme tibétain est très intéressante. Mais j'insiste sur la nécessité de ne pas oublier les enseignements originels du Bouddha, notamment sur la méditation des six consciences sensorielles et les quatre établissements de l'attention, ce qui inclut : 1°) l'attention au corps, 2°) l'attention aux sensations, 3°) l'attention à l'esprit, 4°) l'attention aux objets de l'esprit. Pour comprendre la nature de l'esprit, il ne faut pas seulement voir cette nature, mais aussi la dynamique qu'elle engendre : la succession incessante d'instants de conscience qui crée une illusion de continuité. Certains jugeront que c'est là un très long détour, mais il me semble que ce détour est le chemin même de la compréhension de l'esprit. Loin d'être facile à vérifier, la nature de l'esprit ne peut être réalisée qu'au terme d'une longue ascèse ainsi que d'une longue et sinueuse contemplation. Lentement, lentement, lentement développer la vision pénétrante...



Frédéric Leblanc, 
le 1er janvier 2019














De la même manière que la lampe illumine les objets autour d'elle et elle-même,
la conscience est-elle une "conscience qui se connaît et s'illumine elle-même"?













Voir également :






Les notes sur « Cerveau et méditation » de Matthieu Ricard et Wolf Singer :








- 4ème partie : 
Libre-arbitre et déterminisme





















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mercredi 16 mai 2018

L'apparence de l'arbre






      J'ai récemment reçu une question par rapport à un de mes articles sur un passage d'un texte du maître tibétain Longchenpa où celui-ci parlait des apparences et de la vacuité. Pour Longchenpa, les apparences du monde sensible ne contredisent pas la vacuité, de la même façon que l'eau d'un lac n'est pas en contradiction avec le reflet de la lune à la surface de ce lac. La question était donc : « Quand vous dites que "La forme visuelle de l'arbre renvoie à l'apparence d'un contact physique de toucher", en quoi le contact du toucher est une apparence ? Ce contact est bien réel, je peux en faire l'expérience par mes agrégats, quand bien même ceux-ci évoluent en permanence ? »

mercredi 4 avril 2018

Analyse du préexistant




Le Traité du Milieu

Nāgārjuna



Chapitre IX : Analyse du préexistant



1. Certains affirment que le sujet
Préexiste à la vision,
À l'audition (et aux autres facultés)
Ainsi qu'aux sensations (et aux autres agrégats).

2. Si une chose substantielle n'existe pas,
Comment la vision et le reste adviendront-ils ?
De ce fait, une chose substantielle
Leur préexiste.

3. Cette chose substantielle antérieure
À la vision, à l'audition, etc,
Aux sensations et aux autres,
Qu'est-ce qui la désignera ?

4. Si elle existe,
Même en l'absence de la vision et des autres,
Sans aucun doute, celles-ci existeront
Aussi en son absence.


5. Un sujet se manifeste par un objet,
Un objet se manifeste par un sujet,
Comment un sujet existerait-il sans objet ?
Comment un objet existerait-il sans sujet ?

6. Il n'existe aucun (appropriateur)
Antérieur à la vision et aux autre dans leur ensemble,
Mais il en est un qui se manifeste
À différents moments, à travers les différentes (facultés), la vision, etc...

7. S'il n'existe pas avant la vision et les autres
Dans leur ensemble,
Comment existerait-il
Avant la vision et les autres séparément ?

8. Si un même (appropriateur) était agent de vision,
D'audition et de sensation,
Il préexisterait à chacune ;
Or cela est illogique.

9. Si autre est l'agent de vision,
Autre l'agent d'audition et autre (l'agent) de la sensation,
L'agent d'audition existerait en même temps que l'agent de vision
Et il y aurait pluralité de « je ».

10. Un « je » n'existe pas non plus
Dans les causes d'où proviennent
La vision, l'audition et le reste,
Ainsi que la sensation, etc...

11. Si le sujet de la vision, de l'audition, etc,
De la sensation et des autres
N'existe pas,
Ceux-ci n'existent pas non plus.

12. Pour ce qui n'est ni antérieur, ni simultané,
Ni postérieur à la vision, etc.,
Les conceptions « cela existe », « cela n'existe pas »
Sont renversées.

samedi 29 juillet 2017

Montagne verte et nuages





La montagne verte est le père des nuages blancs
Et les nuages blancs sont fils de la montagne verte.
Les nuages blancs tout le jour s'appuient
À la montagne verte qui, toujours, les ignore.


Dongshan Liangjie (807-869)














      Dongshan Liangjie était un grand maître Chan (ce courant du bouddhisme qui est plus connu sous son nom de Zen en japonais). Il est un des deux fondateurs de l'école Caodong (plus connue en Occident sous le nom japonais de Sôtô, école dont maître Dôgen a repris l'héritage au Japon en lui donnant une couleur locale).

      Dongshan Liangjie nous parle d'une montagne verte et des nuages blancs qui l'entoure, comme c'est souvent le cas dans les montagnes chinoises que les maîtres Chan affectaient tant. C'est là une allégorie de la nature de l'esprit – la montagne – et des pensées qui traversent l'esprit – les nuages. Les pensées existent en raison de la nature de l'esprit : sans la nature de l'esprit, il ne saurait y avoir de pensées. Un rocher dépourvu d'esprit ne saurait se mettre à rêver et à faire des projets pour l'avenir. Pourtant, la nature de l'esprit est indifférente aux pensées qu'elle produit. C'est notre « moi » qui s'attache à ces pensées et leur prête de l'importance. La méditation Chan consiste à revenir à la montagne verte – demeurer dans la nature de l'esprit et laisser apparaître et disparaître au gré des caprices de la météo. Cette montagne est à la fois un roc inébranlable et une source de vie. De grands oiseaux planent silencieusement autour d'elle.