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samedi 4 juin 2016

Je rentre à la maison

Je rentre à la maison, je ferme la fenêtre.
On m'apporte la lampe, on me souhaite bonne nuit,
et d'une voix contente, je réponds bonne nuit.
Plût au ciel que ma vie fut toujours cette chose :
le jour ensoleillé, ou suave de pluie,
ou bien tempétueux comme si le Monde allait finir,
la soirée douce et les groupes qui passent,
observés avec intérêt de la fenêtre,
le dernier coup d’œil amical jeté sur les arbres en paix,
et puis, fermées la fenêtre et la lampe allumée,
sans rien lire, sans penser à rien, sans dormir,
sentir la vie couler en moi comme un fleuve en son lit,
et au-dehors un grand silence ainsi qu'un dieu qui dort.


Fernando Pessoa (Alberto Caeiro), Le gardeur de troupeaux, XLIX, NRF, Gallimard/Poésie, Paris, 1960 (pour la traduction d'Armand Guibert), p.103.



dimanche 15 mai 2016

Écriture et pensée





D'une façon ou d'une autre,
selon que cela tombe bien ou mal,
ayant parfois le pouvoir de dire ce que je pense,
et d'autres fois le disant mal et d'impures façon,
j'écris mes vers involontairement,
comme si l'acte d'écrire n'était pas une chose faite de gestes,
comme si le fait d'écrire était une chose qui m'advînt
comme de prendre un bain de soleil.

Je cherche à dire ce que j'éprouve
sans penser à ce que j'éprouve.
Je cherche à appuyer les mots contre l'idée
et à n'avoir pas besoin du couloir
de la pensée pour conduire à la parole.

Je ne parviens pas toujours à éprouver ce que je sais que je dois éprouver.
Ce n'est que très lentement que ma pensée traverse le fleuve à la nage
parce que lui pèse le vêtement que les hommes lui ont imposé.

Je cherche à dépouiller ce que j'ai appris
je cherche à oublier le mode de pensée qu'on inculqua,
à gratter l'encre avec laquelle on a barbouillé mes sens,
à décaisser mes émotions véritables,
à me dépaqueter et à être moi - non Alberto Caeiro,
mais un animal humain produit par la Nature.

Et aussi me voilà en train d'écrire, désireux de sentir la Nature, même pas comme un homme,
mais comme qui sent la Nature, sans plus.
Ainsi j'écris, tantôt bien, tantôt mal,
tantôt touchant sans coup férir ce que je veux exprimer et tantôt me blousant,
ici tombant, et me relevant,
mais poursuivant toujours mon chemin comme un aveugle obstiné.

N'importe... Et malgré tout je suis quelqu'un.
Je suis le découvreur de la Nature.
Je suis l'argonaute des sensations vraies.
À l'Univers j'apporte un nouvel Univers,
Parce que j'apporte l'Univers à l'Univers lui-même.

Cela je le sens et je l'écris,
sachant parfaitement et sans même y voir,
qu'il est cinq heures du matin,
et que le soleil qui n'a a pas encore montré la tête
par-dessus le mur de l'horizon,
même ainsi on distingue le bout de ses doigts
agrippant le haut du mur
de l'horizon plein de montagnes basses.

Fernando Pessoa (Alberto Caiero), Le gardeur de troupeaux, Gallimard/Poésies, XLVI.

samedi 30 avril 2016

Clair de lune à travers les hautes branches

Le clair de lune à travers les hautes branches,
les poètes au grand complet disent qu'il est davantage
que le clair de lune à travers les hautes branches.

Mais pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,
ce qu'est le clair de lune à travers les hautes branches,
en plus du fait qu'il est
le clair de lune à travers les hautes branches,
c'est de n'être pas plus
que le clair de lune à travers les hautes branches.

Fernando Pessoa (Alberto Caiero), Le Gardeur de Troupeaux, éd. Gallimard, Paris, p. 87.



Elis Podnar



dimanche 24 avril 2016

Voir les champs et la rivière

Il ne suffit pas d’ouvrir la fenêtre
pour voir les champs et la rivière.
Il ne suffit pas de n’être pas aveugle
pour voir les arbres et les fleurs.
Il faut également n’avoir aucune philosophie.
Avec la philosophie il n’y a pas d’arbres : il n’y a que des idées.
Il n’y a que chacun d’entre nous, tel une cave.
Il n’y a qu’une fenêtre fermée et tout l’univers à l’extérieur ;
et le rêve de ce qu’on pourrait voir si la fenêtre s’ouvrait,
et qui n’est jamais ce qu’on voit quand la fenêtre s’ouvre.
 
Fernando Pessoa, Le gardeur de troupeaux, traduction d'Armand Guibert, Gallimard, 1960, p. 111.





vendredi 26 juin 2015

Des montagnes et des plaines

Si je pouvais croquer la terre entière
et lui trouver un goût,
j'en serais plus heureux un instant...
Mais ce n'est pas toujours que je veux être heureux.
Il faut être malheureux de temps à autre
afin de pouvoir être naturel....

D'ailleurs il ne fait pas tous les jours soleil,
et la pluie, si elle vient à manquer très fort, on l'appelle.
C'est pourquoi je prends le malheur comme le bonheur,
naturellement, en homme qui ne s'étonne pas
qu'il y ait des montagnes et des plaines
avec de l'herbe et des rochers.

Ce qu'il faut, c'est qu'on soit naturel et calme
dans le bonheur comme dans le malheur,
c'est sentir comme on regarde,
penser comme l'on marche,
et, à l'article de la mort, se souvenir que le jour meurt,
que le couchant est beau, et belle la nuit qui demeure...
Puisqu'il en est ainsi, ainsi soit-il...

Alberto Caeiro (alias Fernando Pessoa), Le gardeur de troupeaux, XXI, Gallimard/Poésie.


Stephanie Guilin, Livermore, USA


vendredi 19 juin 2015

Quand nous n'avons aucun lieu où demeurer

Quand nous n'avons aucun lieu où demeurer,
Alors apparaît le véritable esprit.


Où qu'il aille, d'où qu'il vienne
L'oiseau aquatique
Ne laisse aucune trace
Pourtant, jamais,
Il ne perd son chemin.

Dōgen Zenji (1200-1253), Sanshô Dôei, Les chants de la Voie du Pin Parasol.


Masao Yamamoto

lundi 8 juin 2015

Le Tage, de Fernando Pessoa



Le Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village.

Le Tage porte de grands navires
Et à ce jour il y navigue encore,
Pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,
Le souvenir des nefs anciennes.