Certaines
personnes ont commenté mon dernier article « Avec
ou sans les formes » où j'interrogeais les formes et les
rituels au sein du bouddhisme. J'expliquais que le respect des
rituels et des formes traditionnelles n'étaient pas essentielles à
la pratique du Dharma. Certaines personnes ont approuvé mon
message ; mais les pratiquants du zen japonais étaient beaucoup
plus réticents. Notamment Sb qui m'accuse de ne rien comprendre aux
formes dans le bouddhisme Zen. Pour Sb : « l'éveil
ou le divin naît de la pratique quotidienne et du soin ritualisé
apporté aussi bien aux ustensiles, aux légumes qu'aux autres êtres
humains et non-humains »
(dans le cadre de la cuisine d'un monastère Zen). Il en conclut
qu'il faut respecter les règles de vie du Zen avant même de
comprendre les notions importantes du Dharma. Il ajoute :
« Quand
on commence à percevoir la puissance et la beauté des rituels zen,
c'est un autre monde qui apparaît mais un monde étonnamment concret
et sensoriel. »
Sb
compare ces règles de vie et ce respect des formes aux règles du
jeu d'échecs. On peut bien sûr changer les règles des échecs à
tout moment, dire que le cavalier se déplace comme la dame, ou
vice-versa, mais le jeu en deviendrait nettement moins intéressant,
nettement moins profond et nettement moins fascinant. Toutefois dans
le même temps, Sb dit aussi qu'il se fiche totalement
des quatre demeures de Brahmā
et qu'il ne sait même pas ce que c'est. (Pour rappel, les quatre
demeures de Brahmā sont l'amour illimité, la compassion illimitée,
la joie illimitée et l'équanimité illimitée). En outre, pour
lui : « Rien
n'est pour moi plus artificiel que de méditer sur la compassion car
c'est une technique au même titre que l'auto-hypnose ou la méthode
Coué ».
Alors
là, j'ai un problème : Sb m'accuse de changer les règles, de
ne pas respecter les formes et les rituels. Certes, mais dans le même
temps, il méprise et ignore les points absolument essentiels de la
doctrine du Bouddha. Vous n'atteindrez pas l’Éveil si vous ne
pratiquez pas encore et encore l'amour bienveillant, la compassion,
la joie et l'équanimité. De plus, la compassion est un élément
central du bouddhisme du Grand Véhicule, et je rappelle que le
bouddhisme Zen est une branche de ce bouddhisme du Grand Véhicule,
le Mahāyāna. Donc, la question est : qui change les règles à
sa guise ?
J'imagine
que la réponse de Sb sera de dire que ce n'est pas dans la tradition
Zen, donc on n'est pas obligé de le pratiquer. Il le dit
d'ailleurs : « Méditer
sur la compassion ou la bienveillance n'est pas une pratique zen en
revanche si vous parvenez à appliquer les règles et rituels zen par
exemple à l'occasion des repas alors "vous deviendrez capable
de donner et de recevoir avec bienveillance dans toutes les
situations de la vie" ».
Et il n'a pas entièrement tort. Je ne dirai pas que la compassion et
la bienveillance sont totalement absentes des enseignements Zen
japonais, mais ils y jouent certainement un rôle secondaire comparé
à d'autres formes du bouddhisme, le bouddhisme tibétain notamment.
Cela
montre assez clairement que le Zen japonais a changé les règles du
jeu par rapport à la doctrine originelle du Bouddha. Au fil des
siècles, les changements de règles de jeu ont été nombreux. Et
entre le début du Zen au Japon et aujourd'hui, il y a des
changements de règles tout à fait notables. Au temps de Dōgen, les
moines étaient des moines, c'est-à-dire qu'ils étaient
célibataires et n'étaient pas censés avoir des relations sexuelles
(comme au temps du Bouddha). Aujourd'hui, les moines japonais peuvent
se marier. Changement de règle du jeu ! En réalité, c'est une
évolution qui n'a rien de spirituelle, mais qui remonte à l'ère
Meiji (XIXème
siècle) où l'Empereur a voulu moderniser le bouddhisme et exigé
des moines qu'ils se marient.
Sb
mentionne le kyōsaku, ces coups de bâtons que l'on s'administre
joyeusement dans les dojos Zen et qui est censé donner l’Éveil de
manière soudaine. Pour moi, ce n'est pas loin d'être une pratique
sadomasochiste. Aux États-Unis, certains monastères refusent cette
pratique du kyōsaku1.
Pour Sb, ce ne sont plus dès lors des centres Zen. Mais si on
n'interroge cette pratique, on se rend compte qu'elle n'a pas
toujours existé. Dans le bouddhisme ancien, c'est une aberration
absolue : rappelons quand même le bouddhisme condamne la
violence et ne voit aucune vertu à la violence. En fait, c'est avec
le maître chinois Mazu Daoyi (709-788) qu'apparaît l'usage du coup
de bâton à des fins d’Éveil. Avec Mazu, c'était surtout faire
quelque chose de complètement déconcertant pour casser tous les
repères du disciples et créer un Éveil soudain. Après Mazu, le
kyōsaku est devenu une institution ritualisée au sein des dojos zen
japonais. Et il est probable que l'influence des samouraïs et leur
idéologie militariste n'y soit pas pour rien. Je ne discuterai pas
ici des avantages supposés du kyōsaku : renforcer la
concentration, dissiper la somnolence. Je ne sais pas si c'est
efficace ou non. Personnellement, cela ne m'attire pas du tout. Force
est de constater néanmoins que c'est là un changement radical des
règles du jeu au sein de la communauté des moines bouddhistes.
Les
règles changent et évoluent. Face à cela, deux attitudes sont
possibles. Soit on s'abandonne à une tradition, par exemple dans le
cas présent, la tradition du Zen Sōtō, on l'accepte en bloc comme
le fait Sb. Et on reproche toute innovation qui viendrait bouleverser
cette tradition comme l'idée d'abandonner le kyōsaku dans certains
dojos occidentaux.
L'avantage
de suivre à la lettre une tradition avec ses formes et ses rituels
est qu'on bénéficie de l'expérience de toute une série de
générations qui ont pratiqué avant nous. J'imagine que ce
conservatisme doit être très rassurant aussi : dans un monde
qui change, avoir quelque chose de sacré et de stable sur lequel se
baser. Attention toutefois de ne pas croire à une tradition
éternelle et immuable. Le Zen a évolué déjà en arrivant au
Japon : il suffit de regarder des monastères Chan en Chine et
des monastères Zen au Japon pour ressentir une différence
culturelle importante même si le Zen japonais descend directement du
Chan chinois. Qu'on regarde par exemple le Zen pratiqué par le moine
vietnamien Thich Nhat Hanh et le Zen pratiqué au Japon, et l'on sent
une différence notable, même s'il y a aussi beaucoup de points
communs. (Heureusement d'ailleurs...)
La question dans cette perspective de préserver une tradition devient dès lors comme le dit très bien Sb : si on abandonne tel ou tel rituel, telle ou telle dimension de la pratique, est-ce qu'on ne perd pas l'ensemble de la tradition ? Si on abandonne les robes noires, l'encens, le fait d'entrer dans le dojo de tel ou tel pied, le kyōsaku, est-ce qu'à force de compromissions, on ne va perdre l'ensemble du Zen en l'occurrence ? Est-ce qu'il y a un plus petit dénominateur commun de la tradition Zen ? Zazen... Ou est-ce qu'il faut le tableau complet ?
La question dans cette perspective de préserver une tradition devient dès lors comme le dit très bien Sb : si on abandonne tel ou tel rituel, telle ou telle dimension de la pratique, est-ce qu'on ne perd pas l'ensemble de la tradition ? Si on abandonne les robes noires, l'encens, le fait d'entrer dans le dojo de tel ou tel pied, le kyōsaku, est-ce qu'à force de compromissions, on ne va perdre l'ensemble du Zen en l'occurrence ? Est-ce qu'il y a un plus petit dénominateur commun de la tradition Zen ? Zazen... Ou est-ce qu'il faut le tableau complet ?
L'autre possibilité est de prendre cette tradition non pas comme une contrainte, comme une règle obligatoire, mais comme un trésor dans lequel on peut puiser à sa guise. C'est la vision humaniste que je défends : je ne me définis pas comme un pratiquant du Zen, mais comme un pratiquant du Dharma qui pense que la tradition Zen a quelque chose a à nous apprendre. Pour autant, le bouddhisme Zen seul me paraît insatisfaisant et incomplet. C'est pourquoi je vais puiser dans les soûtras du canon pâli qui sont les enseignements originaux du Bouddha, les soûtras du Grand Véhicule, le bouddhisme tibétain, etc... J'en tire des principes que j'applique à ma vie quotidienne, et selon l'efficacité de tel ou tel principe, j'oriente ma pratique du Dharma.
Sur quelle base alors juger un Dharma qui se réinvente
complètement en-dehors des traditions pré-existantes ? Sb
demande à juste titre : « Comment
savoir si les changements sont motivés par l'esprit d’Éveil ? »
Ma réponse est de dire : en pratiquant encore et encore
l'esprit d’Éveil, on pourra voir si les changements vont dans le
sens de l'esprit d’Éveil ou non. Certes, il faut accepter d'être
le compagnon de l'incertitude durant ces années de pratique. Mais il
faut aussi chercher ce qui nous fait du bien et ce qui apporte du
bien au reste de la société. C'est là un élément fondamental
qu'on retrouve dans le Soûtra des
Kālāmas (Kālāma
Sutta).
Si on voit que quelque chose est bon pour nous ou pour les autres,
alors il faut le mettre en pratique. Si cette chose s'avère
négative, il faut l'abandonner. La tradition peut s'avérer
précieuse et être de bons conseils, mais elle n'a pas réponse à
tout.
Frédéric Leblanc, le 27 août 2019.
1 En
préparant cet article, je suis tombé sur une interview du moine
zen Philippe Coupey, disciple de Deshimaru, qui parle de la mauvaise
perception du kyōsaku :
« Nous étions dans le dojo, le maître était présent et
nous n’oubliions jamais cela. En tout cas, c’était un grand
choc d’être frappé de cette façon, et les réactions n’étaient
pas toujours favorables, surtout de la part de ceux qui pensaient
que recevoir le bâton non sollicité était tout à fait injuste.
Ils n’avaient rien fait de mal, et regardez ce qui se passait, on
les frappait de toute façon. Et par surprise. De la part de
quelqu’un avec un bâton, et par-derrière aussi. Donc, comme je
le disais, le danger existe d’être amené devant le juge pour
rendre compte de ce comportement socialement inacceptable, et c’est
précisément pourquoi de nombreux dojos à l’heure actuelle en
ont interdit l’usage ». Philippe Coupey regrette
néanmoins cet abandon du bâton, notamment dans le monastère
californien de Shunryu Suzuki : « Ce n’est pas
simplement le moine ou la nonne qui a besoin de recevoir le kyōsaku
de nos jours, mais le monde entier a besoin de le recevoir, et je ne
suis pas seul à le penser » (Une perspective effrayante à
mon humble avis!). Article du 27 mai 2013 sur Buddhachannel.
Pour revenir à la base de cette discussion :
Avec ou sans les formes
Lire également :
- Les Quatre Demeures de Brahmā : pour les pratiquants du Zen qui n'en ont jamais entendu parler.
- Kālāma Sutta : que faire quand on est dans le doute et que la tradition ne semble pas apporter de réponse?
- Simplement s'asseoir (sur la question des rites et rituels qui entourent la méditation)
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