La
semaine passée, j'ai parlé des quatre qualités incommensurables
dans le bouddhisme : l'amour bienveillant, la compassion, la
joie et l'équanimité. Un internaute m'a fait cette objection :
« Compassion, joie, équanimité sont toutes contenues dans
l'Amour. L'Amour au sens d'Agapé inclut absolument tout ».
On peut défendre cette idée, pourquoi pas. L'amour bienveillant,
illimité, inconditionné engloberait les autres qualités dans
quelque chose de transcendant qu'on appellerait Amour, Agapé
pour reprendre le mot grec qui désigne l'amour de charité ou
Maitri. On pourrait appeler cela la « Grande
Compassion », Maha Karuna, comme on le fait dans le
bouddhisme du Grand Véhicule, la volonté de ne pas quitter sans
monde de souffrance tant que tous les êtres n'auront pas connu
l'extinction totale et définitive de la souffrance.
Pour
moi, l'amour et la compassion sont les deux faces d'une même pièce.
L'amour est le souhait d'ardent que tous les êtres sensibles soient
heureux et connaissent les causes du bonheur. La compassion est le
souhait ardent que tous les êtres soient sensibles soient libérés
de la souffrance et des causes de la souffrance. La joie est le fait
que cette pièce soit fait d'or et qu'on puisse acheter beaucoup de
belles choses pour le bonheur du monde. L'équanimité est le fait
que cette pièce d'or n'appartient à personne et enrichit le monde
sans distinction et sans condition, au contraire de l'argent de ce
monde qui suscite tous les égoïsmes, toutes les avidités.
Il
serait peu pertinent de traiter ces quatre qualités, amour,
compassion, joie et équanimité comme des entités distinctes et
complètement séparées. Ces quatre qualités ont bien sûr un lien
profond. Néanmoins, il me semble nécessaire de les distinguer d'un
point de vue psychologique. Si on ne parlait que de l'amour ou que de
la compassion, on pourrait tomber dans certains travers, confondre
l'amour avec une illusion d'amour et confondre la compassion avec une
illusion de compassion.
Pour
prendre l'exemple de l'amour :
- L'amour sans l'équanimité peut conduire à la partialité et à l'attachement : on confondrait l'amour impartial et inconditionnel avec l'amour passionnel ou l'amour pour sa famille qui se concentrent sur une ou quelque personnes, là où l'amour inconditionnel s'étend à l'ensemble de l'humanité, voire même à l'ensemble des êtres doués de conscience et de sensibilité dans le bouddhisme.
- L'amour sans la compassion peut conduire à une béatitude indifférente aux misères du monde : on ne voit plus que le bonheur des êtres sans voir la face sombre de l'existence et sans être solidaire de ceux qui sont dans le tourment.
- l'amour sans la joie est trop statique et sans communion. La joie se réjouit des potentialités de chacun pour s'améliorer et améliorer le monde. La joie donne l'enthousiasme de changer les choses et de faire tous les efforts qui vont contribuer à cela.
Cela
vaut aussi pour la compassion. On ne peut pas la penser
indépendamment des autres qualités qui la complètent :
- La compassion sans l'amour conduirait à ce que les psychologues appellent la détresse empathique : on ne verrait plus que le côté négatif de l'existence et on serait englouti dans le malheur des autres.
- La compassion sans la joie serait une sorte de marasme et de complaisance dans la fatalité : l'impression ou la conviction que les êtres ne sortiront jamais du marécage de l'existence où l'on s'enfonce inexorablement, comme ces films noirs qui n'entrevoient aucune issue, aucun happy end à leurs (anti)héros.
- La compassion sans l'équanimité nous ferait tomber dans la partialité : estimer qu'une catégorie de personnes mériteraient d'être aidées et pas les autres. La compassion sans l'équanimité conduirait aussi à ne pas relativiser les choses, à voir tout comme une catastrophe indépassable.
La
joie a aussi besoin des autres qualités sur lesquelles elle peut
s'appuyer et pour faire sens :
- La joie sans l'amour viserait de mauvais buts : elle ne contribuerait pas au bonheur de tous. Comme des fêtards qui ne pensent qu'à la fête du soir sans soucier du lendemain et sans se soucier des voisins de l'étage en-dessous qui essaient de dormir.
- La joie sans la compassion serait une sorte d'euphorie sans aucun réalisme. Ce serait une fuite des problèmes : comme le fêtard qui fait la fête pour oublier tous les problèmes qui s'accumulent et auxquels il n' a pas la force de faire face.
- La joie sans l'équanimité serait comme un coureur qui démarrerait sa course avec un sprint alors qu'il a un marathon à courir. La joie a besoin de la paix de l'équanimité pour ne pas s'épuiser tout de suite.
Enfin,
l'équanimité a également besoin de s'appuyer sur les autres
qualités pour être cohérentes :
- L'équanimité sans l'amour manquerait considérablement de chaleur humaine et de luminosité.
- L'équanimité sans la compassion dériverait en une complète indifférence aux sorts des autres. Tout serait égal, bonheur et souffrance. Et on ne se soucierait pas des problèmes et des tragédies des autres.
- L'équanimité sans la joie conduirait à une forme d'inertie où peu importerait la libération, l'effort vers le bonheur et le bien-être puisque tout serait égal, indifférent.
Frédéric Leblanc,
le 27 avril 2020.