Je
suis tombé récemment sur un article sur la philosophe Adèle Van
Reeth pour la sortie de son nouveau bouquin. Dans cette interview,
elle se prononce assez clairement sur l'inutilité de la
philosophie : « La
vie ordinaire est une vie d’hypocrite. On fait comme si c’était
“déjà ça” de vivre “tranquillement”, comme si on ne
voulait pas d’aventure. Comme s’il suffisait de se la couler
douce dans les plis du laisser être pour atteindre la tranquillité
tant recherchée. Sauf que la plupart du temps, on n’y arrive
pas ». Selon elle, la
philosophie ne sert à rien, surtout pas à mieux vivre sa vie.
C'est
en fait une position assez banale dans les facultés de philosophie,
presque un lieu commun : la philosophie n'est pas là pour
servir à quelque chose, et c'est précisément dans cette gratuité
de la philosophie que s'y trouve sa beauté et son intérêt. Cette
position m'a toujours laissé extrêmement sceptique. Si la
philosophie ne sert à rien, pourquoi alors l’État finance-t-il
des départements de philosophie dans les universités ?
Pourquoi paie-t-on des professeurs pour enseigner la philosophie ?
Pourquoi les étudiants perdent-ils des heures et des heures à
étudier cette philosophie ? Pourquoi organise-t-on des
colloques de philosophie avec l'argent du contribuable ?
Pour
moi, la philosophie sert à quelque chose : essentiellement à
développer sa sagesse afin d'avoir une vie plus heureuse. En tant
que philosophe eudémoniste, trouver le bonheur est pour moi le but
principal qui devrait occuper notre esprit. Ce n'est pas le seul
toutefois : la philosophie cherche la vérité et s'interroge
sur les obstacles qui nous empêchent d'accéder à la vérité ainsi
que sur nos croyances fausses qui nous font prendre une idée fausse
ou une idée trop grossière comme étant la vérité. Du coup, la
philosophie devrait avoir pour fonction de nous encourager à
développer notre esprit critique. La philosophie peut aussi nous
amener à cultiver notre sens de la beauté et à rendre notre
existence plus belle. Ce ne sont que quelques unes des fonctions de
la philosophie ; on pourrait évoquer le fait de contribuer à
une société plus juste, le fait de clarifier certaines questions ou
le fait de mettre un peu de sens dans notre existence, mais je ne
compte pas ici être exhaustif dans la liste des choses pour
lesquelles la philosophie peut s'avérer utile.
Adèle
Van Reeth nous dit que, la plupart du temps, on échoue à « se
la couler douce dans les plis du laisser être pour atteindre la
tranquillité tant recherchée ».
C'est parfaitement vrai : malgré tous nos efforts, nous ne
parvenons pas à trouver la sérénité et la paix de l'âme. Mais ce
n'est pas une raison pour abandonner ces efforts. Il faut dépasser
ce modèle de la philosophie où il y aurait une marche à suivre
comme un mode d'emploi qui nous permettrait d'atteindre
« l'ataraxie » avec deux ou trois exercices de pensée du
premier coup.
Vous
avez peut-être entendu l'argument d’Épicure pour ne plus avoir
peur de la mort : « Si vous êtes vivant, c'est que vous
n'êtes pas encore mort. Si vous êtes mort, c'est que vous n'êtes
plus là pour craindre la mort ». Le raisonnement est élégant,
mais il n'est pas suffisant pour dissiper toute angoisse. Vous avez
peut-être aussi entendu les arguments des stoïciens pour distinguer
ce qui dépend de vous (votre volonté) et ce qui ne dépend pas de
vous (les événements de la vie), et l'idée qu'il faut rester
imperturbable face aux calamités qui vous accablent puisque
celles-ci ne dépendent pas de vous. Là encore l'argumentation est
éloquente, mais ces quelques raisonnements ne vous éviteront pas
l'anxiété et l'angoisse.
En
fait, le laisser-être ne vient qu'avec un long chemin spirituel où
la philosophie doit s'incarner dans la vie de tous les jours. Et cela
vient lentement, lentement, lentement. Il ne faut pas s'attendre à
devenir du jour au lendemain un être imperturbable et d'une sérénité
à toute épreuve. Parfois, nous sommes sensibles même à de très
petites choses qui viennent perturber notre tranquillité. Adèle Van
Reeth explique : « Ces
sons en apparence anodins du bercement du lave-vaisselle, le
vrombissement du frigo, le bruit d’une cuillère contre la tasse,
par moments vont être lestés et chargés d’une grande
violence. Soudain, ce bruit familier va avoir quelque chose
d’absolument insolent par son caractère répétitif et va
provoquer en nous un malaise qui nous donnera l’envie de nous
échapper sur une autre planète ».
Et c'est vrai, parfois la philosophie, c'est simplement apprendre à
vivre plus sereinement le vrombissement du frigo ou le tic-tac d'une
horloge. Il ne s'agit pas de faire l'impasse sur nos faiblesses ou
nos fragilités. Il s'agit de mieux vivre avec ces faiblesses et ces
fragilités.
La
philosophie a au moins cette utilité-là. Cela me paraît très
contestable de le nier au prétexte que l'on ne répondrait pas
parfaitement aux critères d'un Sage de l'Antiquité imperturbable en
toutes circonstances. En fait, il me semble que nier l'utilité de la
philosophie est d'abord une attitude bourgeoise de celui qui a le
loisir d'alimenter sa conversation de bons mots seulement pour
briller en société. Un philosophe devrait se demander toujours en
quoi il peut améliorer les choses et être utile aux autres et à la
société.
Frédéric Leblanc,
le 15 juin 2020.
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Aaron Joel Santos en Sicile |
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