Le sentier de la méditation
Voici
une image classique dans le bouddhisme tibétain qui représente la
progression dans śhamatha,
la quiétude ou calme mental dans la méditation. Shamatha (shiné en
tibétain, samatha en langue pâlie) est un des deux versants de la
méditation avec vipaśhyanā
(lhaktong en tibétain, vipassanā
en pâli). Là où il s'agit principalement d'apaiser le mental dans
śhamatha,
il s'agira dans vipaśhyanā
d'établir une vision plus profonde
et plus perçante des phénomènes tels qu'ils sont. L'un ne va pas
sans l'autre, mais notre représentation tibétaine se concentre
surtout dans la pratique de śhamatha.
On
présente souvent en effet śhamatha
comme un préalable nécessaire pour la pratique de la vision
pénétrante ou vipaśhyanā.
L'image qui revient souvent est celle d'une eau agitée dont le fond
ne serait pas visible du fait même de l'agitation de l'eau. Laisser
l'eau reposer dans une tranquillité permettra de goûter à ce calme
et à cette eau apaisée, mais aussi de voir à travers elle.
Néanmoins, cette vision de śhamatha
et vipaśhyanā comme
deux étapes successives de la méditation, bien qu'elle soit utile
d'un point de vue pédagogique, n'est pas à 100% pertinente du point
de la méditation. On peut très bien cultiver la vision juste des
phénomènes avant même d'avoir complètement apaisé le mental. On
peut voir ainsi l'impermanence des phénomènes, la vacuité et le
non-soi de ces phénomènes ainsi que le caractère insatisfaisant et
douloureux de notre expérience de ce monde de phénomènes sans
avoir un esprit absolument apaisé et concentré. Néanmoins, si on
ne cultive pas la quiétude et la concentration, cette vision de la
véritable réalité sera juste un concept dans notre esprit. On se
dira : « Oui, les choses sont impermanentes, ce que
j'expérimente est illusion, la souffrance traverse chaque instant de
mon existence », mais une fois plongé à nouveau dans le
tourbillon de la vie, on se remettra à prendre les événements pour
tout-à-fait réels, tout ce qu'on verra nous semblera permanent et
on fera tout pour trouver un bonheur dans ce monde matériel. Seule
une conscience complètement apaisée et concentrée grâce à
śhamatha
permettra de dissiper le voile des illusions qui recouvrent l'esprit
humain.
*****
Venons-en
au sentier de śhamatha
que décrit l'image tibétaine. Au début, on a le moine qui court
après son esprit sous la forme d'un éléphant en furie et après
son attention sous les traits d'un petit singe malicieux. Dans la
philosophie bouddhique, l'esprit est souvent comparé à un éléphant,
un animal massif qui devient dangereux quand il devient
incontrôlable. Le philosophe indien Shantidevā
explique développe ainsi cette métaphore de l'esprit-éléphant :
« Dans
ce monde, les éléphants sauvages et fous furieux
Ne
causent pas autant de mal
Que
n'en cause dans l'enfer intolérable
Cet
éléphant : l'esprit débridé.
Mais
si l'élephant-esprit est solidement lié
Par
la corde de l'attention,
Toutes
les peurs disparaissent
Et
tous les vertus viennent dans la main ».
Quand
l'éléphant se meut rapidement dans une direction, il est très
difficile pour un homme de l'arrêter. L'éléphant a une puissance
colossale qui le rend difficile à maîtriser. Pareillement, l'esprit
peut s'engager dans des directions imprévues que nous ne pouvons
maîtriser : on peut subitement se laisser emporter par la
colère, beaucoup plus ce qu'aurait souhaité notre volonté
consciente. On peut être entraîné à voir les choses en noir ;
la déprime nous envahit, et là encore, la volonté est impuissante
à changer notre humeur du jour. La puissance de nos émotions est
souvent comme un torrent incontrôlable, et nous souffrons de ces
emportements.
À
côté de cette force lourde d'inertie qu'est l'esprit-éléphant, il
y a quelque chose de beaucoup plus volatile et inconstant qui est
notre attention, ici représentée sous les traits d'un singe
espiègle. Comme le dit le Bouddha : « Tout comme un
singe dans une forêt se jette de branche en branche, saisit une
branche et puis la laisse, de même ce qui est appelé la « pensée »,
le « mental » ou la « conscience » change
sans cesse, nuit et jour. Ce qui est appelé la « pensée »,
le « mental » ou la « conscience »se produit
comme une chose et se disperse comme une autre chose ».
Une autre image traditionnelle montre l'attention comme un petit
singe enfermé dans une maison avec six fenêtres et qui sauterait
constamment de l'une à l'autre. Ces six fenêtres étant les six
facultés sensorielles : vision, audition, odorat, goût,
toucher et mental (le mental est considéré comme une faculté
sensorielle qui perçoit les idées, les concepts, les souvenirs, les
créations de l'imagination, les désirs, les émotions, etc...).
Le
problème de ce petit singe, c'est qu'il est constamment distrait par
les phénomènes qu'il perçoit dans le monde et par ses propres
pensées. Il ne tient pas en place, il n'est dès lors pas en mesure
de s'apaiser et d'apaiser l'éléphant-esprit ; il n'est pas non
plus capable de se concentrer afin d'apporter des solutions pour les
problèmes de l'éléphant-esprit.
La
méditation doit donc dès lors agir sur deux tableaux : ramener
d'une part l'attention à l'instant présent sans crispation, garder
l'agilité du singe, mais éviter qu'il se disperse dans toutes les
directions et qu'il soit obnubilé par la moindre agitation. D'autre
part, purifier l'éléphant-esprit de sa négativité, de son
ignorance et de ses pensées noires et arriver à le monter pour
qu'il aille dans la direction souhaitée.
1°)
Le premier stade de la méditation est donc la prise de conscience
que l'éléphant-esprit se rue dans toutes les directions en écrasant
tout sur son passage et que le singe-attention s'égaie d'une branche
à l'autre de notre expérience, d'un stimulus à l'autre, d'une
pensée à l'autre. Le méditant sous les traits du moine se doit de
courir tant après l'éléphant qu'après le petit singe. On le voit
muni d'une corde pour récupérer tant bien que mal le fougueux
pachyderme et un crochet pour rattraper l'espiègle primate.
2°)
Le méditant n'a toujours pas rattrapé ni le singe, ni l'éléphant ;
mais on peut constater que ceux-ci ont ralenti la cadence. Ce n'est
pas une course effrénée comme au début de la méditation. La
méditation est une pratique extrêmement progressive dont les effets
se font ressentir lentement, lentement, lentement... Au début, les
pensées et l'attention partent dans tous les sens. La méditation
est d'abord la prise de conscience de l'activité bouillonnante de
l'esprit et de l'agitation mentale qui reste souvent si pas
inconsciente, en marge de la conscience de notre ego. Une fois que
l'on répète la pratique de s'asseoir en méditation, de rester dans
la conscience de l'instant présent et de laisser l'esprit et
l'attention se manifester dans toutes sortes de direction, s'agiter
et se diffracter dans toutes sortes de représentations physiques ou
mentales. Il faut voir cela comme le ciel regarderait les nuages. Ce
n'est pas parce que des nuages obscurcissent le ciel que le ciel
cesse d'être le ciel. Le ciel laisse l'espace à ces nuages se
manifester, mais ne s'identifie jamais à ces nuages ; et puis
il laisse ces nuages se dissiper et être emportés par d'autres
vents et disparaître. De la même façon, la conscience ne doit pas
s'identifier à des pensées ou des perceptions passagères, mais
laisser ces pensées et ces perceptions se dissiper d'elles-mêmes.
Ce faisant, les pensées et les perceptions ont moins de force sur le
mental : ce n'est pas parce que des pensées noires ou des
perceptions douloureuses nous accablent dans le moment présent que
la conscience doit se sentir malheureuses.
On
voit aussi dans ce deuxième stade que le singe et l'éléphant
perdent tous deux de leur noirceur. C'est que la négativité perd de
son pouvoir, mais que le pratiquant purifie son esprit en pratiquant
les quatre qualités incommensurables que sont l'amour bienveillant,
la compassion, la joie et l'équanimité. Cela vient aussi de la
conduite éthique, de la mise en pratique du Noble Sentier Octuple
(la vue juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, les
moyens d'existence juste, l'effort juste, l'attention juste et la
concentration juste) ainsi que la confiance dans les Trois Refuges :
le Bouddha, le Dharma et la Sangha. Le Bouddha incarne le but à
atteindre, le Dharma est le moyen pour parvenir à ce but et la
Sangha des Êtres Nobles est la communauté des gens qui ont cheminé
et qui cheminent actuellement sur ce Noble Sentier Octuple et qui
parviennent ou sont parvenus à des résultats importants et
significatifs sur ce chemin. Cette Sangha est à la fois un modèle
pour nous, un encouragement à dépasser notre condition ou nos
faiblesses personnelles, et la conscience qu'il faut être solidaire
avec ceux qui cheminent dans la Voie du Dharma.
On
remarquera aussi qu'un grand feu jouxtait la route au premier stade,
et que, dans le deuxième stade, ce feu a décru en intensité. Ce
feu symbolise l'effort à fournir pour se maintenir sur une longue
durée en méditation. Au début, notre agitation est tellement
grande que notre méditation est très instable tant au niveau du
corps qu'au niveau de l'esprit. On a tout le temps envie de bouger ;
l'inconfort est grand et l'esprit compte chaque minute comme autant
d'heures à passer dans le calvaire ! Mais progressivement, on
s'habitue à la posture de la méditation ainsi qu'à l'immobilité.
Il faut moins d'énergie pour maintenir la méditation en place ;
et progressivement, on gagnera en confort lentement, lentement,
lentement...
3°)
Au troisième stade, l'éléphant a ralenti sa cadence et marche
devant le méditant. Par ailleurs, il s'est retourné vers lui, se
montrant plus sensible à lui, même s'il est encore très dissipé.
Le méditant a pu lui passer la corde du rappel à son cou. De
manière générale, la négativité tend à diminuer tant chez le
singe que chez l'éléphant, mais un petit animal fait son
apparition : un lapin qui symbolise une forme de torpeur
subtile. Cette torpeur ne nous endort pas comme la torpeur
grossière ; elle plonge le méditant dans une rêverie
agréable, très difficile à distinguer du réel. On plane comme sur
une mer étale, on se sent bien, mais cette sensation délicieuse
nous écarte du réel tel qu'il est, de ce que nous éprouvons
réellement dans l'instant présent. Ce lapin symbolise un obstacle
subtil dont il faudra se méfier durant toute notre progression, car
il peut nous empêcher d'aller au cœur même des choses.
4°)
Au quatrième stade, le moine s'est encore rapproché de l'éléphant
monté du lapin. La noirceur des trois animaux décroît. Le feu de
l'effort est moins important, mais il ne faut pas relâcher sa
persévérance.
5°)
Le cinquième stade est d'abord marqué par l'arbre fruitier qui se
trouve en bordure du chemin. Sur cet arbre, le singe se met à
cueillir les fruits des pensées profondes et lumineuses. Cela peut
sembler être une bonne chose ; mais du point de vue de la
méditation, c'est une forme d'égarement subtil : on se
détourne de l'attention à l'instant présent pour se divertir de
belles pensées profondes certes, mais qui ne sont pas l'objet de
l'attention. C'est à contrecœur qu'il va falloir demander au singe
de redescendre de l'arbre. La méditation exige de nous que l'on se
dépouille même des pensées spirituelles belles et profondes. Même
si celles nous élèvent ou nous magnifient, elles deviennent des
obstacles dès lors qu'elles nous détournent de la conscience du
moment présent.
À
partir de ce cinquième stade, c'est le méditant qui prend les
devants et oriente la marche. À ce
stade, on ne subit plus passivement les événements ; mais on
peut insuffler la joie et le bonheur dans chaque moment vécu. La
purification des états mentaux et de l'attention prend de l'ampleur.
Et le tout est plus harmonieux.
6°)
Au sixième stade, le moine ne doit même plus tirer
l'éléphant-esprit avec son crochet. Il le suit comme un ami fidèle.
Le rappel de la méditation est constant sans qu'on soit obligé de
ramener constamment l'esprit à l'objet de la méditation.
L'attention se manifeste, y compris quand on n'est pas en train de
méditer. La conscience des quatre établissements de l'attention
(corps, sensations, esprit, objets de l'esprit) est là, alors qu'on
est occupé à marcher, à travailler, à faire la vaisselle, à
regarder la télévision.... Le lapin a disparu.
7°)
Au septième stade, on assiste à une scène vraiment paisible. La
marche ne doit plus être dirigée. L'esprit évolue comme bon lui
semble. Cela n'affectera pas la méditation en elle-même. Il reste
bien quelques impuretés résiduelles, quelques obscurcissements de
la conscience et de l'attention ; mais cela a vraiment diminué.
8°)
L'impureté a complètement disparu. La méditation se produit,
naturellement et continue. Le discours mental s'est apaisé pour
laisser la place au silence. La joie et le bonheur anime constamment
l'esprit qui entre dans les sphères élevées de dhyāna
(jhāna en langue pâlie),
l'absorption méditative. Le singe-attention s'est fondu dans l'acte
même de la méditation et dans le ciel de l'esprit. Il imprègne
chaque instant de conscience, toutes les facultés sensorielles et
chaque pensée... Le feu de l'effort a lui aussi disparu.
9°)
Au neuvième stade, le méditant et l'esprit-éléphant sont au repos
complet. Une immense équanimité envahit l'espace de la conscience
et imprègne l'expérience. La pratique de śhamatha s'est
complètement réalisé.
S'il
faut reprendre le chemin, c'est pour parachever vipaśhyanā, la
vision pénétrante. Le méditant brandit alors l'épée enflammée
de la Perfection de Sagesse, attribut du bodhisattva Mañjuśhri,
épée qui tranche les voiles de l'illusion et de l'ignorance, afin
de décourvir la réalité telle qu'elle est.
*****
Toute
cette description des étapes de la méditation est vraiment très
intéressante, même si je pense qu'il ne faut pas trop s'attacher
non plus à ces schémas théoriques. Quand on pratique la
méditation, il ne sert à rien de se dire : « je suis
arrivé à tel ou tel niveau de la méditation ». Chaque
instant de la méditation est un éternel recommencement. On ne
devrait pratiquer chaque méditation comme si c'était la première
fois qu'on faisait de la méditation. « Esprit zen, esprit
du débutant » disait Shunryu Suzuki. En méditation, il y
a des hauts et des bas. On est parfois très calme ; et puis, à
d'autres moments, l'agitation revient au galop. L'important est de
comprendre la valeur du moment présent et abandonner l'attachement
aux choses, laisser être ce qui est, se détendre en présence de
toutes les imperfections de notre vie.
Puisse
ce souffle de la méditation se répandre dans toutes les directions
comme un flux bénéfique, pour le profit et le bonheur du plus grand
nombre.