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samedi 25 août 2018

L'idéal du bonheur - 2ème partie




L'idéal du bonheur

2ème partie



Voir la 1ère partie




      On pourrait se demander dès lors ce qu'il faut penser de ces arguments d'Emmanuel Kant du point de vue de l'eudémonisme. Est-ce que le bonheur n'est qu'une création fantaisiste de notre esprit ? Est-ce que la Raison ne peut pas quand même approfondir cette notion du bonheur ? Ce qui me frappe surtout en tant que philosophe bouddhiste, c'est que Kant n'aborde le bonheur qu'en tant que causé par un objet extérieur au sujet conscient : la richesse, la connaissance, la longue vie, la santé. Je ne suis heureux que dans la mesure où je rencontre de suffisamment près ces objets extérieurs ardemment désirés dans ma quête de bonheur. Mon état psychique est toujours lié à ces objets extérieurs : heureux quand je les ai, malheureux quand j'en suis privé. Mais ne faudrait-il pas considéré plutôt le bonheur comme une disposition de l'esprit qui, idéalement, se produirait même en l'absence de ces objets extérieurs ? N'est-il pas souhaitable de trouver un bonheur qui puisse se libérer de l'emprise des conditions extérieures ? Un bonheur qui soit une libération par rapport aux entraves émotionnelles de ce monde ?

L'idéal du bonheur - 1ère partie




L'idéal du bonheur

1ère partie





     Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement.

jeudi 19 juillet 2018

Hédonisme et eudémonisme - 2ème partie




Hédonisme et eudémonisme


(Seconde partie)



Voir la première partie de cet article




       Je réagis ici à la seconde partie d'un article de Matthieu Ricard intitulé « Hédonisme et eudémonisme, plaisir et bonheur : la grande confusion ». Tout comme la première partie, je suis d'accord avec le fond de l'article : différencier la recherche du plaisir et la recherche du bonheur, et mettre la priorité sur le bonheur. Ma seule réticence est que le contraste opéré par Matthieu Ricard me semble un peu trop caricatural. Dans la première partie, j'avais expliqué que l'hédonisme est multiple et ne se réduit pas à la recherche aveugle et effrénée du plaisir. J'avais distingué plusieurs formes de l'hédonisme : hédonisme consumériste, hédonisme festif, hédonisme sportif et enfin l'hédonisme du philosophe Épicure qui me paraît évidemment beaucoup plus pertinente que les autres formes de l'hédonisme. Pareillement pour cette seconde partie, Matthieu Ricard ne parle que d'une forme d'eudémonisme : un eudémonisme aux colorations très nettement bouddhistes. Même s'il ne le dit pas clairement, on devine, ne serait-ce qu'avec les termes employés, que c'est de l'eudémonisme bouddhiste dont il veut parler.

mercredi 7 juin 2017

Liberté morale






       L'impulsion du seul appétit est esclavage et l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté.

Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat Social (1762), Livre I, Chapitre VIII : "De l'état civil".







Alicia Savage








      Cette citation de Rousseau dans le Contrat Social lie intimement la liberté à la morale. En ce sens, elle est typique de l'esprit des Lumières. Le philosophe allemand Emmanuel Kant reprendra dans les grandes lignes cette conception de la liberté liée à la morale et au devoir dans sa « Critique de la Raison Pratique » et d'autres de ses ouvrages comme « La Fondation de la Métaphysique des Mœurs ». Pour Kant, on est libre dès lors qu'on se demande rationnellement : « Que dois-je faire ? Qu'est-il juste que je fasse? ». Suivre cet impératif catégorique qui s'impose à notre raison et qui nous ce que l'on doit faire, c'est la véritable liberté aux yeux de Kant. Tandis que suivre un impératif hypothétique (« si je suis gentil, c'est pour être bien vu en société, pour être de telles ou telles personnes, pour recevoir une récompense, pour gagner de l'argent, pour aller au paradis, etc... »), c'est lié sa conscience à des intérêts divers, et donc ne pas être vraiment libre.

        Cette conception de liberté chez Rousseau ou chez Kant va à l'encontre de ce qu'on serait tenté de penser spontanément comme la liberté. D'ordinaire, on conçoit la liberté comme la possibilité de faire tout ce qu'on a envie. Et on considère les devoirs à accomplir comme autant de contraintes qui ruinent notre liberté. Mais, dit Rousseau, dans ce cas, loin d'être libre, on est l'esclave de nos désirs et de nos passions. Toutes les impulsions qui nous traversent l'esprit nous dominent, et nous sommes le pantins de pulsions qui nous échappent. Si je me pense libre de me lever à l'heure qui me plaît, je suis la marionnette de ma paresse et de ma propension à vouloir rester au chaud sous ma couette. Si je vais au café et que je bois plus de raison, je peux penser être libre de faire la fête, mais en réalité je suis mu par le goût de l'alcool et la volonté d'ivresse. L'alcoolique n'est pas libre de boire, mais il est sous la dépendance de l'alcool.

       Pour être libre, je dois employer ma raison et déterminer ce qu'il est juste que je fasse, quel est mon devoir en ce monde. Je dois déterminer des lois juste à suivre pour mon comportement et devant chaque situation morale. Suivre ces lois, c'est la liberté morale de l'individu, c'est aussi l'autonomie. Le mot « autonomie » vient du grec auto- (soi-même) et -nomos (la loi), faire sa propre loi, suivre ses propres principes. L'autonomie s'oppose à l'hétéronomie. L'hétéronomie signifie : suivre la loi qu'un autre a prescrit et nous impose de l'extérieur (« hétéro » signifie « autre »). Obéir aveuglément à un colonel d'armée, à un dictateur, à un roi ou à un patron, ce n'est évidemment pas de la liberté ! L'idéal des Lumières suppose de libérer l'individu de ses chaînes. Rousseau ainsi regrette cet asservissement de l'homme au début du Contrat Social : « L'homme est né libre, et partout il est dans les fers ». Mais cela suppose que l'individu se prenne en main, qu'il ne dépende pas de ses supérieurs et des institutions supposées le contrôler. Se prendre en main suppose qu'il se questionne lui-même sur ce qu'il est bon et juste de faire, et surtout qu'il ait le courage d'accomplir le devoir que son raisonnement et sa conscience ont déterminé.

        Dans « Qu'est-ce les Lumières », Kant nous encourage à accéder à la « majorité », être pleinement un adulte qui prend ses responsabilités, et ne plus être dans une situation de minorité où on est comme un petit enfant à qui on dit de faire ceci ou cela. Pour accéder à cette majorité de l'esprit, il faut faire un usage régulier de la raison et s'interroger soi-même sur ce que l'on doit faire. L'intérêt pour Kant est de promouvoir une société où les gens n'agiraient pas comme des moutons, et où chaque citoyen aurait la possibilité de faire un usage public de la raison pour contribuer à l'avancement de la société toute entière. Le projet moral est intrinsèquement lié au projet politique.

       Chez Jean-Jacques Rousseau aussi, cette question de la liberté morale se pose dans le contexte du Contrat Social, un texte éminemment politique. Dans le chapitre VIII du livre I du Contrat Social, Rousseau envisage 3 formes de libertés. La première forme de liberté est la liberté naturelle. C'est la définition la plus évidente de la liberté : faire tout ce qu'on a envie quand on en a envie. Se lever tard à l'heure qu'on veut, aller ou ne pas aller au boulot, manger et boire tout ce qu'on désire, raconter ce qui nous chante, aller se coucher quand ça nous plaît... Cette liberté naturelle est le fait de l'homme sauvage qui vit dans la Nature et qui n'est assujetti à aucune des lois que les hommes ont promulgué au cours de l'Histoire.






Alicia Savage





       Opposée à cette liberté naturelle, la liberté civile est la marge de manœuvre qu'on laisse à chaque citoyen dans les sociétés des hommes. D'un certain point de vue, c'est une liberté restreinte par rapport à la liberté naturelle : il faut se lever à l'heure où le patron le décide, il faut faire son boulot, il faut respecter les lois et les injonctions de la police... Mais en contrepartie, on gagne le bien-être et la sécurité que peut nous procurer la société. Rousseau résume très simplement cette balance entre ces deux formes de liberté : « Ce que l'homme perd par le contrat social, c'est sa liberté naturelle et un droit illimité à tout ce qui le tente et qu'il peut atteindre ; ce qu'il gagne, c'est la liberté civile et la propriété de tout ce qu'il possède ».

      La liberté naturelle est limitée par la force physique de l'individu. Dans la liberté naturelle, vous pourrez dormir là où vous avez envie, à n'importe quelle heure, mais s'il fait froid la nuit et que la pluie vous empêche de dormir, tant pis pour vous. Si vous voulez manger des cerises et que vous n'êtes pas capable de grimper des arbres, vous vous abstiendrez de ces cerises. Si vous vous cassez la jambe en pleine nature, votre liberté naturelle se restreint tout d'un coup considérablement. Au contraire, la liberté civile vous permet de bénéficier des soins d'un hôpital. Néanmoins, cette liberté civile, elle, est limitée par la volonté générale de la société et par la propriété. Si vous n'avez pas d'argent et que vous vivez dans une société où il n'y a pas de mécanismes de solidarité comme la sécurité sociale, vous n'irez pas à l'hôpital pour faire soigner votre jambe cassée. Et si vous perdez la propriété de votre maison, vous vous retrouverez à la rue à dormir à la belle étoile comme le bon sauvage, sauf que vous irez vivre sous un pont au lieu de dormir sous un arbre comme celui-ci...

      C'est pourquoi l'idée du contrat social est si importante aux yeux de Rousseau. Ce contrat social doit être le mieux pensé possible, le plus juste, le plus équilibré, pour qu'il ne soit pas la matrice de toutes les inégalités et toutes les injustices qui frappaient l'Ancien Régime dans lequel vivait Rousseau. La société des hommes pourraient être un formidable levier pour assurer le bien-être et la liberté des hommes, mais souvent les personnes se retrouvent broyées par un système politique injuste et réduits à l'état d'esclavage où ils ne tirent aucun des bénéfices que l'on pourrait attendre de la perte de liberté naturelle. Il aurait mieux valu qu'ils restent dans la forêt tant la cruauté des hommes est grande. Comme le dit Rousseau à propos de cette liberté civile souvent bafouée : « Quoiqu'il se prive dans cet état (de liberté civile) de plusieurs avantages qu'il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s'exercent et se développent, ses idées s'étendent, ses sentiments s'ennoblissent, son âme toute entière s'élève à tel point, que si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais, et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme ».

          La société doit donc être pensée de la meilleure façon qui soit pour être la plus juste et la plus équitable possible, afin que cette liberté civile de se déplacer, d'agir, de parler, de penser, d'apprendre, de s'élever spirituellement soit la plus développée possible pour le plus grand nombre possible de citoyens. Il faut aussi qu'il y ait le moins possible de violation des droits de l'homme qui nous fasse regretter l'état d'avant le contrat social.

           Par ailleurs, ce contrat social est impératif, et du coup la liberté civile qui en découle est impérative aussi. Imaginons un citoyen qui voudrait jouir de tous ces droits de citoyen, mais ne voudrait accomplir aucun des devoirs du citoyen. La volonté générale du peuple devra rappeler à cet individu ses obligations de citoyen et le contraindre à revenir dans le droit chemin. Rousseau explique : « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps (social) : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera à être libre ». Statut ambigu de la liberté ! Si vous n'êtes pas libre en acceptant vos devoirs, on vous obligera à être libre. Étrange retournement quand même, il faut le souligner !

        La troisième forme de liberté, la liberté morale, liberté qui nous occupe présentement, suit le même trajet paradoxal : la liberté morale se situe dans les devoirs et les lois que promulgue notre raison à notre conscience. C'est ce que l'on doit accomplir qui fait de nous des hommes libres. Dans cette liberté morale, l'homme n'est plus confrontée à la volonté générale, mais à sa propre volonté. Pour Rousseau, c'est le sens le plus profond et le plus philosophique de la liberté, mais il le laisse de côté dans le Contrat Social pour n'aborder que la liberté civile et la dimension politique de cette liberté. On peut se demander si le progrès et l'avancement d'une société est possible sans l'épanouissement de la liberté morale chez les individus.

        Mais il y a, me semble-t-il, un problème dans cette conception de la liberté morale chez Rousseau. Que se passe-t-il si quelqu'un, par son propre effort de raison, ses propres réflexions, arrive à la conclusion qu'il n'est pas mal de tuer son prochain ? Voire qu'il a le devoir de tuer telle ou telle personne pour l'offrir en sacrifice à son dieu ? Cette personne fait-elle preuve de liberté morale si elle suit à la lettre les commandements de ses propres raisonnements tortueux et fous ? En d'autres mots, est-ce que cette autonomie (faire sa propre loi) ne conduit pas au chaos ?

         Dans l'esprit des Lumières, il y a une immense confiance portée à la Raison, au Logos. Mais du coup, quelle est la relation entre cette Raison avec un grand R et la raison avec un petit r qui raisonne à longueur de journée dans la caboche des gens ? Est-ce que la raison ne peut pas de temps à autre déraisonner complètement ? Est-ce que suivre avec une logique imparable des prémisses fausses et en arriver à des conclusions aberrantes, est-ce encore de la raison ? Et cette Raison avec un grand R qui sert de modèle aux philosophes, est-ce la raison de Dieu ou un principe objectif que les hommes pourraient découvrir comme ils ont découvert la loi de la gravité ou les lois de la thermodynamique ?

       Emmanuel Kant dissipe l'objection de la raison devenue folle en posant que les lois que la raison prescrit au sujet pensant doivent être universalisables : « Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse valoir en même temps comme une loi universelle », nous dit le philosophe de Kœnigsberg. Si je me pose la question de tuer l'ignoble individu qui a volé mon sandwich, je dois me demander : « et si tout le monde faisait comme moi ? ». Si tout le monde tuait son prochain pour la moindre broutille, on vivrait dans une société invivable, donc je dois m'abstenir mon prochain, même s'il est méchant avec moi. Je dois trouver d'autres solutions pour régler mes problèmes.

         Très bien. Mais du coup, ce principe de rendre mes lois universalisables posent d'autres difficultés. Avec ce principe kantien de n'avoir de maximes morales que, si elles peuvent être édictées comme lois universelles, je peux arriver très facilement à la conclusion : « je ne dois pas mentir ». Logique. Si tout le monde mentait en permanence, la vie en société serait impossible. Très bien. Mais si une situation particulière se présente. Imaginons que vous vivez pendant la seconde guerre mondiale et que vous avez caché des juifs chez vous. Des officiers de la Gestapo sonnent à votre porte et vous demandent si de la vermine juive ne se cacherait pas chez vous. Allez-vous leur mentir ou leur dire la vérité ? Pour la plupart des gens doués de raison, il semble logique de mentir dans ce cas particulier. Mentir, c'est pas bien, sauf que, dans ce cas, nous avons un devoir d'humanité et mentir devient une vertu, si on prend en considération les conséquences du mensonge : sauver la vie des personnes qui sont chez vous.

         Eh bien pour Kant, pas du tout. Kant s'est violemment opposé à Benjamin Constant dans un ouvrage intitulé « Sur un prétendu droit de mentir par humanité ». Pour Kant, il est moral de ne pas mentir, même dans ce cas précis où la vérité reviendrait à condamner à mort des innocents. Pour Benjamin Constant, dire la vérité n'est un devoir que pour ceux qui méritent d'entendre cette vérité. Des brigands malintentionnés et prêts à commettre des crimes ne méritent pas qu'on leur dise la vérité. Pour Emmanuel Kant, cela reviendrait à briser le caractère universelle des lois morales. Il y aurait une humanité à qui on pourrait dire la vérité et une humanité à qui on pourrait ou on devrait mentir. Il n'y aurait plus aucun critère clair de la morale, et on devrait s'en remettre à des commandements extérieurs à notre propre raison.


         Ce chemin de la liberté et de l'autonomie, ce chemin moral qui conduit l'homme à être vraiment maître de lui-même est donc plus complexe qu'il n'y paraît.  
















Alicia Savage











Voir aussi : 




La liberté est à l'extérieur ou à l'intérieur de soi ? La liberté est-elle relative ou absolue ?






Les différents sens possibles du mot "libéral" et le rapport particulier que chaque sens entretient avec la liberté. 












Nos comportements sont-ils déterminés par notre cerveau ? Ou avons-nous un espace de liberté au sein de notre conscience ?





Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.










Alicia Savage











Jean-Jacques Rousseau










Emmanuel Kant












mercredi 5 avril 2017

Libre-arbitre et déterminisme




Notes sur les dialogues du cerveau


4ème partie






Je voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation » l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.


MATTHIEU RICARD


     Lorsque tu affirmes que l'agent qui délibère est un réseau neuronal, on pourrait alors se dire : « Ce n'est pas moi qui ai pris la décision, c'est mon réseau neuronal ». De cette façon, tu te dissocies de tes propres actes et tu ne peux plus en assumer la responsabilité au niveau de la perspective de la première personne (« Je suis responsable de ce que j'ai fait »). Une telle position est loin d'être neutre puisqu'elle risque de peser lourdement sur notre prise de décision et sur notre propre comportement. Des études ont montré que de sujets qui lisent un texte affirmant que notre comportement est totalement déterminé par le fonctionnement cérébral ont un comportement très différent de ceux qui lisent un texte défendant l'existence du libre-arbitre1. Il est intéressant de constater que les gens à qui l'on a inculqué la connaissance du libre-arbitre se comportaient de façon beaucoup plus intègre que ceux que l'on a convaincus de l'existence d'un déterminisme cérébral. Ces derniers avaient davantage tendance à bafouer les règles morales et à tricher. Ce qui s'explique sans doute sans doute par le fait qu'ils estimaient qu'après tout, ils n'étaient pas vraiment responsables.


Matthieu Ricard et Wolf Singer, « Cerveau & Méditation », éd. Allary, Paris, 2017, pp. 307-308.



samedi 13 août 2016

Le silence éternel de ces espaces infinis



Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie.


Blaise Pascal, Pensées.









    Hier soir, vers deux heures du matin, je suis parti avec des amis regarder les étoiles filantes dans un pré, espace ouvert au milieu de la forêt, loin des lumières encombrantes de la ville, pour contempler l'espace infini du ciel nocturne au-dessus de nos têtes. C'était l'heure où les Perséides étaient les plus nombreuses. Et sous la voûte des étoiles immobiles, l'une ou l'autre étoile filante venait silencieusement zébrer le ciel un court instant. Finalement, il n'y avait que nos exclamations « Eh, tu as vu ? Là, l'étoile filante ! » et les craquements des brindilles dans la forêt toute proche pour perturber le silence céleste.

     Couché à même le sol pour éviter un torticolis, je regardais les étoiles et je me disais que ces lumières familières sont en fait d'autres soleils situés à des milliards de milliards de milliards de kilomètres d'ici. Des distances que la lumière prend des années à franchir, voire des milliers d'années, voire des millions d'années. Ces points lumineux dans le ciel sont en fait des masses colossales de feu en fusion autour desquelles tournent d'autres planètes, d'autres astéroïdes, d'autres comètes dont la poussière de leur queue produit des étoiles filantes sur une planète lointaine doté d'une atmosphère comme la nôtre. J'eus un court moment la sensation très forte d'être non pas sur la Terre, mais accrochée à elle par le pouvoir de la gravitation. Et si la Terre avait décidé de relâcher son emprise sur mon corps, je serais tombé dans cette nuit obscure et infinie vers ces autres astres de la voûte céleste. Une chute de plusieurs milliers d'années avant de rencontrer un autre système de soleil et de planètes. On peut se sentir seul à la surface de la Terre, mais quelle est la solitude de celui qui s'est perdu dans l'espace intersidéral ?

     Au fond, c'est cette conscience de l'infini qui a inspiré à Pascal la citation que j'ai mis en exergue de ce texte. Dans l'Antiquité, on se figurait l'espace comme un monde clos où les étoiles étaient un peu comme le décor, accrochées à la sphère céleste, limite infranchissable de ce monde. Et pour les Anciens, tout était ordonné à l'intérieur de ce cosmos. Cosmos en grec désigne d'ailleurs l'ordre, la régularité. Les Anciens croyaient fermement en l'harmonie de la sphère céleste. Bien sûr, les planètes décrivent des trajectoires étranges dans ce monde ordonné, « planète » signifie en grec « errant ». Mais les planètes étaient elles-mêmes poussés par les dieux, le Soleil par le chariot d'Hélios. Plus tard, le christianisme a remplacé les dieux par des anges, mais n'ont pas changé cette vision d'un cosmos ordonné qui fait sens, même l'intention des dieux ou des anges reste parfois encore bien mystérieuse.




S. Vetter, Perséides, 2010 - temple du Donon, Vosges. 





       Au XVIème et au XVIIème siècle, cette belle harmonie des sphères est complètement renversée par les découvertes de Copernic qui met le soleil au centre du système solaire, par la réflexion de Giordano Bruno qui conçoit une univers infini et qui brûlera sur le bûcher de l'Inquisition pour cette hérésie, par Galilée qui invente le télescope et qui a l'idée de projeter l'image du soleil sur un mur, de telle sorte qu'il puisse voir qu'il y a des taches à la surface du Soleil, ce qui va impliquer qu'on doive dès lors abandonner l'idée de la perfection de l'astre solaire. Kepler réalise que l'orbite de la Terre autour du soleil n'est pas un cercle (forme parfaite pour Platon et l'Antiquité grecque), mais une ellipse. Newton établit que c'est une force qui fait tourner les corps célestes les uns autour des autres, et non une quelconque action des dieux ou des anges.

    Plus tard, Emmanuel Kant aura l'intuition de ce qu'il appelle des « univers-îles » semblables à notre Voie Lactée et qui peupleraient telle des archipels lumineuses l'immensité de l'Univers : « « L'analogie avec le système d'étoiles dans lequel nous nous trouvons, leur forme qui est précisément comme elle doit être selon notre conception, la faiblesse de la lumière nous oblige à supposer une distance infinie, tout concorde pour que nous considérions ces figures elliptiques comme de tels ordres de mondes et, pour ainsi dire comme des Voies Lactées dont nous venons de développer la constitution ; et, si ces présomptions, dans lesquelles l'analogie et l'observation concourent parfaitement à se soutenir mutuellement, ont autant de dignité que des preuves formelles, on devra tenir pour établie la certitude de ces systèmes 1  ». Edwin Hubble (qui a donné son nom au satellite) confirmera cette thèse des galaxies extérieures à notre Voie Lactée. En 1924, il établit que certaines nébuleuses n'appartiennent pas à notre galaxie.

        La formule de Pascal « Le silence éternel de ces espaces infinis m'effraie »exprime donc la peur qui naît de cette perte de sens et de cette sensation déroutante d'être perdu dans ce grand univers froid et sans vie. Pourtant, la contemplation du ciel reste finalement quelque chose de très apaisant, même si aucun sens ne se détache de la position des étoiles ou des constellations entre elles. Le silence de ce ciel nocturne m'a apaisé hier soir, beaucoup plus qu'entendre les bruits de la forêt, brindilles qui craquent, signe d'une présence obscure et peut-être menaçante, même si ce n'était probablement que des faons, des chevreuils, des renards ou des sangliers qui nous observaient intrigués et qui se demandaient pourquoi ces animaux humains étaient couchés là, à regarder là-haut, vers les nuages et les nuées d'étoiles.





1 Emmanuel Kant, Histoire générale de la nature et théorie du ciel, Paris, 1984, pp. 95-96.





Camille Flammarion,  L'Atmosphère : Météorologie Populaire, París, 1888





Voir aussi : 

Galilée : l'Univers est écrit en langage mathématique







Radmilje près de Stolar, sud de Sarajevo, Bosnie-Herzegovine






À propos de Blaise Pascal :






Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.











vendredi 12 février 2016

Le ciel étoilé et la loi morale

Deux choses me remplissent le cœur d'une admiration et d'une vénération, toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s'y attache et s'y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.

[…] Le premier spectacle, d'une multitude innombrable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon importance, en tant que je suis une créature animale qui doit rendre la matière dont elle est formée à la planète (à un simple point dans l'Univers), après avoir été pendant un court espace de temps (on ne sait comment) douée de la force vitale. Le second, au contraire, élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelligence, par ma personnalité dans laquelle la loi morale me manifeste une vie indépendante de l'animalité et même de tout le monde sensible.

Emmanuel Kant, Critique de la Raison Pratique.



Gael Trijasson - Dormir sous la Voie Lactée