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mardi 27 juillet 2021

Tel un vieux parchemin

 

Tel un vieux parchemin qui s'enroule sur lui-même,
Les mauvais penchants tendent à revenir, et les nouvelles habitudes
Sont facilement détruites par les circonstances.
Vous ne trancherez pas l'illusion en un instant ;
Vous tous qui vous prenez pour de grands méditants,
Consacrez-vous longtemps encore à la méditation !

Gyalwa Yangönpa (1213-1287) 1




Steve McCurry, Aranyaprathet, Thaïlande





Je me souviens d'un gars qui prétendait être « au-delà de la méditation ». Il avait selon ses dire dépasser ce stade. C'est malheureusement une illusion répandue que de croire que la méditation ne s'adresse plus à nous ou qu'on en a vu le bout. En fait, le progrès en méditation ne vient que lentement, lentement, lentement. Et cette lenteur peut être à tort interprétée comme un achèvement. Quelle erreur ! Il y a toujours à progresser sur la Voie, mais en plus, nos mauvaises habitudes peuvent revenir au galop et continuer à nous tourmenter. La vigilance est donc de mise encore et encore !




1 Source : https://www.matthieuricard.org/pensees/84





Lire également : 

Soûtra d'Udaya et son commentaire : "Encore et encore"

Slowly, slowly, slowly

- Ces trois choses

- Peu doué pour la sagesse

Méditer

Méditation avec et sans objet 



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lundi 26 juillet 2021

Le soleil, ni la mort

 

Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement.


François de la Rochefoucauld, maxime XXV des « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678).










Voilà certainement une des plus célèbres maximes de la Rochefoucauld. Je ne sais pas exactement ce que voulait dire l'auteur par cette formule très brève. Je précise que je ne suis pas du tout un spécialiste de François de la Rochefoucauld, je suis juste un amateur de ses maximes. Quand je réfléchis à cette formule : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement », je vois deux sens que l'on peut dégager :

  • 1°) La mort serait désagréable à regarder, on préférerait détourner son âme de sa réalité. C'est le thème du divertissement chez Blaise Pascal, et l'on dit la Rochefoucauld proche des thèses jansénistes : vous savez, le roi qui ne peut rester seul dans sa chambre, car alors la misère de sa condition mortelle viendrait le hanter et le déprimer. Contempler le soleil trop longtemps brûlerait nos yeux, contempler la mort trop longtemps sans s'en détourner par la grâce des divertissements brûlerait notre psychisme et notre moral.

  • 2°) Comme le soleil nous éblouit de son éclat, nous empêchant de l'observer minutieusement, la mort nous éblouirait notre existence, nous empêchant d'en avoir une conscience claire. Cela se rapprocherait de la réflexion d’Épicure dans la Lettre à Ménécée : quand vous êtes vivant, vous n'êtes pas mort, et quand vous êtes mort, vous n'êtes plus là pour penser la mort.



Tâchons d'envisager ces deux sens. Tout d'abord, c'est presque un lieu commun de dire que la philosophie commence par une méditation de la mort. On se rappelle la formule de Platon dans le Phédon : « Philosopher, c'est apprendre à mourir ». Je me souviens d'un philosophe analytique qui se moquait d'André Comte-Sponville parce que ce dernier, dans le contexte du covid-19, rappelait notre condition mortelle et notre répugnance à penser cette mort pourtant inéluctable. Ce philosophe analytique parlait de cette conscience de la mort comme d'une « banalité » de philosophe vulgarisateur. Et il est vrai qu'il est très courant pour un philosophe qui se préoccupe de notre condition existentielle d'évoquer la mort, puisque c'est ce qui nous attend tous. Pourtant, est-ce que cette conscience de la mort est en soi une banalité ? Je ne le pense pas, parce que notre propre mort n'est jamais une banalité, il me semble. C'est en tous cas l'événement le plus fondamental de notre existence après notre naissance. Et c'est probablement l'un des premiers rôles sociaux du philosophe que de rappeler cette mort au reste de la société et d'aider à penser comment on peut vivre la conscience de cette mort au jour le jour.



Dans la philosophie bouddhiste, la mort est une des manifestations radicales de l'impermanence. Tout est voué à disparaître : ce qui se crée sera détruit, ce qui est assemblé sera séparé, ce qui croît finira par décroître, et ainsi en va-t-il de la vie qui va toujours vers son terme. Tout être vivant est voué à mourir. Bien sûr, nous avons tendance à nous détourner de cette prise de conscience, mais la méditation de la mort et de l'impermanence est là justement pour nous faire revenir à cette réalité de notre condition mortelle. Le Bouddha disait que de la même façon que toutes les empreintes d'animaux, l'empreinte d'éléphant était la plus grande, de toutes les méditations, la méditation de l'impermanence et de la mort était la plus grande.



Cela suppose aussi de regarder en face la peur de la mort, l'angoisse de la mort. Le but est d'atteindre une forme de sérénité par rapport à cette échéance qu'est la mort. Cela passe par l'accoutumance à l'idée de la mort, mais aussi par l'apaisement de notre émotion à laquelle on cesse de s'accrocher. On laisse partir cette émotion de peur et de déni comme on laisse partir toutes choses dans le flux de l'impermanence.





*****



L'autre interprétation de cette maxime de la Rochefoucauld est de concevoir la mort comme une forme d'éblouissement pour le mental, quelque chose d'impossible à contempler longuement et profondément. Avec le soleil, on voit toutes les choses qu'il éclaire : notre chambre, la fenêtre, la rue, le ciel, le paysage, que sais-je... Mais on ne peut pas soutenir durablement le regard du soleil. Avec la mort, ce serait de même : on peut voir des personnes mortes, des animaux morts, des plantes mortes, on peut assister à un enterrement, on peut éprouver la tristesse et la désolation, mais on ne voit pas la mort elle-même. Quand la mort arrive, il est trop tard pour la penser, pour la percevoir ou pour simplement la vivre. Nous sommes morts, et nous ne pensons plus, nous ne concevons plus et nous ne ressentons plus rien. Plus d'expérience, plus de conscience.



Cela explique peut-être la fascination pour les expériences de mort approchée, le fait d'être cliniquement mort et de revenir à la vie quelques minutes plus tard. Ces expériences nous rapprochent du mystère de la mort, mais est-ce vraiment la mort ? Ou juste l'expérience de l'agonie, ce qui précède la mort ? Dans le Zen, on conseille de pratiquer la méditation assise – zazen – comme si on entrait dans son cercueil. Il s'agit de se tenir au plus près de la mort et d'expérimenter la vie à la lisière de la mort. Une expérience de mort approchée somme toute, mais sans l'équipe de réanimation et le défibrillateur !



Peut-on alors pleinement réaliser ce qu'est la mort ? La regarder fixement pour reprendre l'expression de la Rochefoucauld ? Avant de répondre, il faudrait peut-être s'interroger sur ce qu'est la mort et se demander à quoi elle s'oppose concrètement. Faisons ce petit exercice mental, donnez sans réfléchir, le plus spontanément possible, le contraire des mots suivants :



GRAND – BAS – NOIR – GAUCHE – BEAU – INTELLIGENT – MORT



Il est très probable que vous ayez répondu : PETIT - HAUT – BLANC – DROIT – LAID – STUPIDE et VIE. Cela semble évident, pourtant un Indien aurait répondu à la dernière occurrence : NAISSANCE plutôt que VIE. Dans la philosophie indienne qu'elle soit hindouiste ou bouddhiste, le contraire de la mort, ce n'est pas la vie, mais la naissance. Dans la mentalité indienne, l'existence n'est qu'un grand cycle de naissances et de mort. Et cette mort n'est que la fin de vie d'une personne, certainement pas la fin de la Vie elle-même. Il suffit de regarder le grand cycle de la nature où la mort d'un animal ou la mort d'un arbre sert à la vie de toutes sortes d'autres espèces. Quand vous mourrez, c'est la fin de vie pour votre personne, mais pas la fin de la vie. Ne dit-on pas : « la vie continue » à un enterrement ?



Dans le Soûtra des Quatre Établissements de l'Attention, le Bouddha recommandait entre autres de pratiquer la contemplation des neuf stades de décomposition d'un cadavre : il s'agit de s'imaginer mort, notre corps se dégradant naturellement se décomposant au fil des jours au point de n'être plus que poussière à la fin. Il s'agit là encore d'approcher la mort et de s'y accoutumer afin d'être plus en paix avec cette échéance. Mais il me semble qu'il y a là autre chose : ressentir par contraste toute la vie qui coule en nous, cette vie qui anime nos os et notre chair, cette vie qu'on ne regarde peut-être pas assez fixement.















Voir d'autres citations de François de la Rochefoucauld: 


Les maux présents

La sincérité

La constance des sages

Le mépris des richesses

S'établir dans le monde





Voir également : 

Méditer longuement l'impermanence

- Vivre sans pourquoi

Vie et mort

Telle la génération des feuilles 

- La vie selon François-Xavier Bichat

Une charogne (Baudelaire)

- Le Vallon (Lamartine)

N'entre pas docilement dans cette douce nuit (Dylan Thomas)

Panta Rhei.













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samedi 24 juillet 2021

Abattage rituel et abattage laïc


Je viens de tomber sur un tweet daté du 21 juillet du grand twittosophe, Raphaël Enthoven.






Il se base sur une caricature de Coco Boer publiée dans Libération, et qui évoque dans le même dessin abandon des animaux en été et moutons sacrifiés pour la fête musulmane de l'Aïd. Certains internautes, à tort ou à raison, ont jugé que cette caricature était islamophobe et raciste, et l'ont fait savoir assez agressivement. Personnellement, je n'ai pas l'impression que c'est si islamophobe que çà, le gros problème de cette caricature est surtout, à mon humble avis, qu'elle n'est pas drôle du tout.








Mais voilà, arrive Raphaël Enthoven qui voudrait que les véganes défendent cette caricature au nom de la liberté d'expression, en opérant du coup un déshonneur par association : les véganes seraient dans la même situation que les féministes vis-à-vis de Mila. Et le message implicite est : les véganes sont d'ignobles islamogauchistes qui préfèrent abdiquer leur cause dès lors qu'ils seraient confrontés à des musulmans, tout comme les féministes et mouvances LGBT+ ont abandonné Mila face à la déferlante de haine qui a frappé l'adolescente, parce que cette dernière aurait tenu un discours « islamophobe » (ce qui n'est pas le cas : on a parfaitement le droit de critiquer les religions en France, même vulgairement).


Tout cela est bien entendu faux. Tout d'abord, les abattages rituels sont fermement condamnés et dénoncés pour la douleur causées aux animaux par des associations animales, je pense à la fondation Brigitte Bardot en France ou par Gaia en Belgique (voir ici par exemple). Rappelons que les abattages rituels dans la religion musulmane, mais aussi dans la religion juive se font sans étourdir les animaux au préalable. Ce qui augmente la douleur et la cruauté de l'abattage pour les animaux.


Néanmoins, il est vrai aussi qu'un certain nombre de véganes (dont moi) sont réticents à pointer du doigt trop ostensiblement la communauté musulmane pour ces abattages rituels, mais la raison n'est pas du tout une espèce d' « islamogauchisme » qui régnerait chez les véganes. Le fait est que la condamnation de l'abattage rituel est très ambiguë : des gens qui mangent de la viande tous les jours dénoncent ces abattages rituels pour montrer à quel point les Arabes sont des barbares d'une part, et d'autre part pour se dédouaner soi-même de sa consommation de viande. « Regardez comme nous sommes bienveillants envers les animaux : nous les étourdissons avant de les égorger, nous. »


D'une part, on fait là preuve d'un racisme « acceptable », un racisme presque « vertueux » en dénonçant de la cruauté et de l'injustice d'une autre communauté ; de l'autre, on met sous le tapis sa propre cruauté et sa propre injustice en faisant mine de s'intéresser au sort des animaux. C'est oublier un peu vite que l'horreur se trouve beaucoup plus dans le mot « abattage » que dans le mot « rituel » ainsi que dans ce qu'implique l'abattage, à savoir l'élevage – souvent industriel – et le transport dans des conditions indignes des animaux vers l'abattoir. Bien sûr que le fait de ne pas étourdir l'animal est cruel, mais tuer est aussi extrêmement cruel, élever un animal dans les conditions monstrueuses de l'élevage industriel est aussi extrêmement cruel, entasser des centaines d'animaux dans des camions pendant des heures est aussi extrêmement cruel. Le différentiel de cruauté entre l'abattage rituel et l'abattage laïc est donc minime. Et on ne peut pas dénoncer l'un sans dénoncer l'autre.


Le philosophe américain Gary Francione évoquait ce problème des campagnes ciblées contre telle ou telle communauté de personnes en prenant pour exemple des poulets abattus par des Juifs Hassidiques pour la fête de Kapparot : « Il n’est rien (dans ces abattoirs juifs) qui n’arrive également à tous les poulets destinés aux abattoirs classiques. Par exemple, (une militante de la cause animale) a montré des photos de ce qui semblait être des hommes Hassidiques maniant les poulets de manière à leur causer de la souffrance. Mais la seule différence entre la manière dont les poulets sont souvent tenus et manipulés dans les abattoirs et la manière dont ils sont tenus et manipulés pendant Kapparot, est le fait que, dans ce dernier rituel, ils le sont par un Hassidique ou d’autres Juifs. Si ces pauvres oiseaux n’étaient pas utilisés pour Kapparot, ils seraient emmenés à l’abattoir et y connaîtraient exactement le même sort.


C’est un parfait exemple de ce qui ne va pas avec les campagnes ciblées : elles entretiennent l’idée que ce que commettent certains groupes humains est pire que ce que le reste d’entre nous faisons. Une campagne ciblée sur la fourrure innocente les personnes qui portent de la laine ou du cuir et leur donne une excuse pour haïr ou attaquer ceux (des femmes la plupart du temps) qui portent de la fourrure. Une campagne ciblée sur les dauphins de Taiji permet aux gens, dont la majorité ne sont pas même végans, de produire des discours haineux ethnocentriques et xénophobes contre les Japonais. Une campagne ciblée sur un massacre d’écureuils à la carabine au sein d’une communauté rurale encourage à traiter ceux qui y prennent part de « ploucs » et d’ «  arriérés » alors qu’ils n’agissent pas différemment de ce que n’importe quel non-végane fait ou soutient. De même, une campagne ciblée sur Kapparot donne aux gens une excuse pour traiter les Juifs de « mauvais ».



Je pense que la campagne anti-Kapparot permet et facilite l’antisémitisme. Je ne suis pas en train de dire ici que toutes les personnes impliquées dans cette campagne ou qui la soutiennent sont antisémites : je dis simplement que cette campagne discrimine effectivement les Juifs comme moralement différents des autres exploiteurs d’animaux. Une telle campagne est fondamentalement semblable aux campagnes anti-Kashrut ou aux campagnes islamophobes anti-Halal au Royaume-Uni 1  »


Pour une fois, je suis entièrement d'accord avec Gary Francione. Cibler une communauté pour ses habitudes carnistes sans remettre en question son propre carnisme, voire pour conforter son propre carnisme soi-disant plus « humain » ou plus « bienveillant » est une façon de répandre la haine tout en s'aveuglant sur son propre état moral. Je pense donc qu'il faut dénoncer la cruauté de l'abattage rituel, mais en veillant bien à ne pas oublier la cruauté de l'abattage tout court et en veillant à ne pas sombrer dans un discours haineux envers une communauté.


Pour revenir à la caricature de Coco, il faudrait bien sûr la défendre si elle subissait une déferlante de haine et de menaces de mort similaires à celle qu'a vécu Mila. Je parle de défendre Coco, la personne, et pas son dessin qui n'est pas drôle et pas très probant dans ses associations. Mais bon, je pense qu'on n'en est pas là. Elle a juste subi des attaques par des individus un peu « woke » qui voient de l'islamophobie partout. Ces critiques me paraissent exagérées, mais pas non plus complètement outrancières. Les véganes feraient donc mieux de laisser couler.



Frédéric Leblanc,

le 24 juillet.




1 Gary Francione, juin 2014 : http://fr.abolitionistapproach.com/author/gary/µ








 Concernant les positions répétées de Raphaël Enthoven contre le véganisme et leur réfutation sur le Reflet de la Lune : 










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dimanche 18 juillet 2021

La vertu et l'intérêt

 

Les vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent dans la mer.

François de la Rochefoucauld, maxime CLX des « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678).





Baie de Phang Nga en Thaïlande






C'est là le grand thème de la philosophie morale de la Rochefoucauld : derrière les belles vertus de la morale, il n'y aurait que de sombres intérêts égoïstes. Et la Rochefoucauld nous montre à longueur de maximes comme ces vertus ne sont jamais que la recherche effrénée de ce qui est à notre avantage : on se montre généreux pour attirer à soi les louanges, on est humble pour ne pas se fâcher avec les puissants, on ne vient en aide à son prochain que pour mieux réclamer des services en retour à ce prochain.



À première vue, les vertus seraient des choses complètement distinctes de l'intérêt égoïste, mais comme un fleuve semble distinct d'une mer ou d'un océan. Ce serait oublier, nous dit la Rochefoucauld, que le fleuve a pour finalité l'océan dans lequel il va se jeter. Les vertus, dans le même esprit, semble s'écarter de manière significative de l'intérêt personnel : si vous décidez de sauver une vieille femme dans sa maison en proie à l'eau qui monte dans une inondation, vous le faites en risquant votre vie, et la vertu vous fait mépriser ce risque. La personne qui aide financièrement le fait au détriment de son intérêt personnel et de son compte en banque. Pourtant, derrière le sacrifice ou l'abnégation, il y a de l'intérêt égoïste : la recherche de gloire ou de validation sociale, la confiance qu'on va inspirer en société et qui servira nos affaires plus tard, l'admiration que l'on suscite, les problèmes ou les reproches qu'on évite, et ainsi de suite... La vertu, nous dit la Rochefoucauld, serait une forme un peu plus subtile de l'égoïsme.


Je ne partage pas la vision trop cynique de la Rochefoucauld. C'est une vision qui me semble à la fois trop pessimiste et trop complaisante. Trop pessimiste, parce que cette vision fait l'impasse sur la réelle bonté de ces gens qui font spontanément le bien autour d'eux. Est-il si clair que tout se résume à de l'égoïsme ? Trop complaisante, car elle semble justifier un égoïsme décomplexé : si agir moralement dans le sens de l'altruisme relève en fait d'une forme d'égoïsme, pourquoi ne pas se complaire sans scrupule dans l'égoïsme le plus grossier ? L'altruiste n'est après tout qu'un égoïste hypocrite qui se donne bon genre, mais qui ne vaut pas mieux que l'égoïste de base.


Il y aussi cette idée que la morale ne pourrait en aucune façon se conjuguer avec l'intérêt personnel. Celui qui va incarner cette idée avec le plus de force, c'est Emmanuel Kant : pour lui, tout acte accompli avec la considération, même secondaire, de notre intérêt personnel n'est pas du tout de la morale. La morale ne peut s'accomplir que dans le désintéressement total, au mépris même de nos intérêts, quand on se pose la question avec sa raison dépourvue d'affects : « Que dois-je faire ? »


Je serais pour ma part beaucoup moins catégorique. Certes, le désintéressement est moralement admirable : une action désintéressée sera toujours beaucoup plus louable que exactement la même action, mais intéressée. Pourtant, doit-on attendre que les gens soient absolument désintéressés pour qu'ils se mettent à faire le bien autour d'eux ? On risque d'attendre longtemps ! Je pense même qu'il faut se réjouir que l'action morale coïncide parfois, voire souvent avec nos intérêts quels qu'ils soient : honneurs, réciprocité, récompenses, fierté, estime de soi, karma, etc... Cela ne donne que plus de raison d'agir moralement.


J'aime cette distinction que fait le dalaï-lama entre l'égoïste sot et l'égoïste sage. L'égoïste sot est ce qu'on appelle habituellement un « égoïste », quelqu'un qui ne pense qu'à lui et à ses intérêts. Ce faisant, son attachement envers ses possessions et ses tracas augmentent en proportion de cet attachement. Ne rendant service à personne, il ne reçoit rien en retour. Cet égoïste sot fait son propre malheur avec son égoïsme. L'égoïste sage recherche aussi son intérêt personnel et son profit. Il ne trouve rien à redire à la maxime de la Rochefoucauld. Pourtant, il sait aussi que, pour faire prospérer son intérêt personnel, il doit se comporter de manière vertueuse : respecter les autres, aider les autres, éviter le mal, faire le bien, avoir une vision juste. C'est la meilleure façon d'être en paix avec le monde et de faire croître son bien-être.



*****



Pour toutes ces raisons, on aura compris que je n'adhère pas au cynisme de la Rochefoucauld. Néanmoins, j'aime ses maximes en ce qu'elles sont critiques et corrosives. Nous vivons dans un monde de manipulation et de tromperie. Combien de gens qui ne simulent pas les meilleures intentions dans le seul de vous tromper ? Combien de puissants ne cherchent-ils pas cette image de vertu pour mieux imposer leur pouvoir en faisant passer ce pouvoir sous les atours d'une action vertueuse et bénéfique ?


Et nous-mêmes, nous avons une propension à nous illusionner sur nous-mêmes, parfois grandement. On rationalise parfois nos comportements en invoquant de hautes motivations alors que les raisons réelles sont beaucoup moins resplendissantes. Je pense qu'il faut être le plus conscient possible de ses motivations profondes, non pas pour disqualifier nos actes intéressés et les sortir du domaine de la morale comme le fait la Rochefoucauld, mais pour comprendre intimement la mécanique de l'ego. Plus on comprendre cette dynamique de l'ego, plus on pourra s'en libérer et plus on pourra aussi raffiner sa motivation dans le sens du désintéressement et faire preuve d'altruisme véritablement désintéressé.


Dans le bouddhisme du Grand Véhicule, on met aussi en valeur l'idéal du bodhisattva. Ce bodhisattva souhaite agir pour le bien des autres, non pour engranger un bon karma qui lui vaudra une bonne renaissance dans une vie future, mais sans rien attendre en retour de bénéfique. Le bodhisattva va jusqu'à espérer renaître dans les enfers et les endroits où la misère et la souffrance se déchaîne pour pouvoir se consacrer entièrement à soulager cette souffrance des êtres sensibles.


Comme je l'ai dit plus haut, je ne rejette pas l'altruisme intéressé : si l'intérêt nous motive à agir bien, pourquoi le condamner ? Pour autant, l'altruisme complètement désintéressé est à la fois plus admirable sur un plan moral, mais aussi plus efficace. L'altruiste désintéressé n'est pas déçu si l'intérêt qu'il attendait en retour ne vient pas : prenons l'exemple de quelqu'un qui attend être récompensé de louanges pour aider des personnes dans le besoin, et qui ne reçoit que des critiques et des moqueries. Est-ce que cette personne ne va pas se décourager très vite ? L'altruiste désintéressé, par contre, ne déviera pas de sa tâche qu'il s'est fixé car il n'attendait pas de louanges en retour. C'est pourquoi c'est une bonne chose que se détacher des intérêts personnels pour motiver nos actes altruistes et avoir une perspective beaucoup plus large.













Voir d'autres citations de François de la Rochefoucauld: 


Les maux présents

La sincérité

- La constance des sages

Le mépris des richesses

S'établir dans le monde







Voir également : 

- Altruisme intéressé et altruisme désintéressé : 1ère partie et 2ème partie




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jeudi 15 juillet 2021

La constance des sages

 

La constance des sages n’est que l’art de renfermer leur agitation dans leur cœur.


François de la Rochefoucauld, maxime XIX des « Réflexions ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld » (1678).





Le vieux sage du Palais Jacques-Coeur à Bourges




Ce que suggère ici la Rochefoucauld, c'est que la constance du sage prônée par le stoïcien Sénèque dans son ouvrage du même nom, mais aussi par toute une tradition philosophique tant de l'Occident que de l'Orient, et le bouddhisme en tête dans cette promotion du calme et de l'impassibilité, cette constance du sage donc ne serait que dissimulation : une sorte d'enfermement de la fureur et de la rage dans son for intérieur. Le sage ne manifesterait pas sa colère, son irritation, son énervement dans la vie de tous les jours, comme le sot qui éclaterait de colère dès que l'on insulte ou que l'on le moque ; mais il continuerait à voir cette colère l'habiter, cachée au plus profond de son cœur. Ce qui serait manque de spontanéité, de sincérité et acte de dissimulation.


Plusieurs choses à dire sur ce sujet. Premièrement, il faut se demander la motivation réelle de cet enfermement de l'agitation. Est-ce que c'est simplement la volonté de maintenir une apparence de sagesse auprès de ses semblables ? Comme la constance est associée à la sagesse, on peut être tenté de maintenir une maîtrise de soi-même, un self-control pour apparaître aux yeux des autres comme une personne sage. Auquel cas, ce n'est pas de la sagesse, mais la volonté de maintenir une bonne image sociale et un statut en société. Maintenir son calme et sa maîtrise de soi-même est souvent perçu comme un enjeu de pouvoir et de virilité dans notre société. On ne recherche pas alors la sagesse elle-même, mais l'apparence de la sagesse.


Or il arrive que le sage véritable ne se comporte pas comme ce que l'on attend du sage, que ce sage ne soit pas « sage comme une image ». Cela me fait penser à ces vers du yogi tibétain Shabkar que je récite ici de mémoire :

« Celui qui a la compassion fait le bien, même quand il est en colère.

Celui qui n'a pas la compassion peut tuer, même le sourire aux lèvres ».



Un sage véritable n'aura pas peur de céder à la colère si sa motivation est bonne comme exprimer sa franche désapprobation face à une injustice. Un sage ne se tracasse pas de l'image qu'il produit en société et des critiques qui remettraient en question sa sagesse quand ils ne plient à l'image stéréotypée qu'on se fait d'un sage imperturbable et indifférent au monde.


Si notre motivation n'est pas dès lors de se conformer à ce cliché de la sagesse, alors notre motivation est peut-être de réprimer sa propre agitation afin de ne pas se laisser aller à une réaction impulsive qui conduirait à « monter dans les tours » et créer une situation conflictuelle où l'agression de l'un répond à l'agression de l'autre dans un crescendo destructeur. En quel cas, enfermer notre colère ou notre agitation dans le secret de notre cœur n'est pas une mauvaise chose quand on cherche à éviter des conséquences fâcheuses que provoquerait notre impulsivité. Mais ce n'est pas la sagesse pleine et entière si je suis encore habité intérieurement par la colère, la détresse ou le désespoir alors que je cache ces émotions dans mes faits et gestes. La sagesse appelle à se détacher de cette agitation intérieure.



Le premier piège est, il me semble, de vouloir à tout prix être comme un sage parfait qui serait en toutes circonstances imperturbable comme un roc au milieu des flots déchaînés. Le sage n'est pas un être insensible, mais quelqu'un qui prend conscience de ses conflits intérieurs pour les laisser s'apaiser d'eux-mêmes. C'est là que la méditation rentre en jeu. Dans un premier temps, laisser couler toute l'agitation du corps et de l'esprit, les laisser partir au loin comme le ciel qui laisse partir l'orage et revenir au calme. Dans un second temps, comprendre le mécanisme même de l'attachement et de l'agitation mentale pour ne plus laisser prise à cette conflictualité.



Je résume là en deux phrases ce qui nécessite des années de pratique et d'imprégnation. Je suis bien conscient que c'est plus facile à dire qu'à faire. Ce détachement vient lentement, lentement, lentement. Au fil du temps, on est toujours frappée par cette tempête de l'âme, mais on laisse plus facilement partir ces émotions négatives et on leur donne moins de consistance, donc moins d'emprise. Tout cela prend du temps tant dans les années nécessaires à notre progression que dans le fait de laisser décanter une situation conflictuelle pour qu'elle s'apaise d'elle-même et se transforme dans notre conscience en quelque chose de positif.


Je me souviens d'un texte d'Arnaud Desjardins où celui-ci expliquait qu'un sage qu'on emmènerait à Auschwitz ne perdrait rien de son calme et de sérénité. Tout lui serait égal dans une parfaite équanimité. Autant la Rochefoucauld manquait de confiance dans les sages en les considérant incapables de transcender leurs affects, autant Arnaud Desjardins idéalisait ces sages exagérément en leur donnant une aura surhumaine. Rien ne pourrait impacter un sage tout habité qu'il est par l'absolu. Je ne pense pas cela. Le sage est d'abord quelqu'un qui est intimement conscient de son humanité, il a une sensibilité, des émotions et des sentiments, et même sa sagesse exacerbe sa sensibilité, ses émotions et ses sentiments. Un sage à Auschwitz serait conscient de sa détresse, mais serait habité aussi par la conscience abyssale de la détresse des autres. Ce ne serait pas un surhomme, mais un homme parmi les hommes, qui subirait le même accablement, le même désespoir, mais qui tenterait constamment et avec persévérance d'insuffler de la lumière dans ces moments d'accablement et de désespoir.








Voir d'autres citations de François de la Rochefoucauld: 


Les maux présents


- La sincérité


Le mépris des richesses



S'établir dans le monde








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