Les
vertus se perdent dans l’intérêt, comme les fleuves se perdent
dans la mer.
François
de la Rochefoucauld, maxime CLX des « Réflexions
ou Sentences et maximes morales de monsieur de la Rochefoucauld »
(1678).
|
Baie de Phang Nga en Thaïlande |
C'est
là le grand thème de la philosophie morale de la Rochefoucauld :
derrière les belles vertus de la morale, il n'y aurait que de
sombres intérêts égoïstes. Et la Rochefoucauld nous montre à
longueur de maximes comme ces vertus ne sont jamais que la recherche
effrénée de ce qui est à notre avantage : on se montre
généreux pour attirer à soi les louanges, on est humble pour ne
pas se fâcher avec les puissants, on ne vient en aide à son
prochain que pour mieux réclamer des services en retour à ce
prochain.
À
première vue, les vertus seraient des choses complètement
distinctes de l'intérêt égoïste, mais comme un fleuve semble
distinct d'une mer ou d'un océan. Ce serait oublier, nous dit la
Rochefoucauld, que le fleuve a pour finalité l'océan dans lequel il
va se jeter. Les vertus, dans le même esprit, semble s'écarter de
manière significative de l'intérêt personnel : si vous
décidez de sauver une vieille femme dans sa maison en proie à l'eau
qui monte dans une inondation, vous le faites en risquant votre vie,
et la vertu vous fait mépriser ce risque. La personne qui aide
financièrement le fait au détriment de son intérêt personnel et de son compte en banque.
Pourtant, derrière le sacrifice ou l'abnégation, il y a de
l'intérêt égoïste : la recherche de gloire ou de validation
sociale, la confiance qu'on va inspirer en société et qui servira
nos affaires plus tard, l'admiration que l'on suscite, les problèmes
ou les reproches qu'on évite, et ainsi de suite... La vertu, nous
dit la Rochefoucauld, serait une forme un peu plus subtile de
l'égoïsme.
Je
ne partage pas la vision trop cynique de la Rochefoucauld. C'est une
vision qui me semble à la fois trop pessimiste et trop complaisante.
Trop pessimiste, parce que cette vision fait l'impasse sur la réelle
bonté de ces gens qui font spontanément le bien autour d'eux.
Est-il si clair que tout se résume à de l'égoïsme ? Trop
complaisante, car elle semble justifier un égoïsme décomplexé :
si agir moralement dans le sens de l'altruisme relève en fait d'une
forme d'égoïsme, pourquoi ne pas se complaire sans scrupule dans
l'égoïsme le plus grossier ? L'altruiste n'est après tout
qu'un égoïste hypocrite qui se donne bon genre, mais qui ne vaut
pas mieux que l'égoïste de base.
Il
y aussi cette idée que la morale ne pourrait en aucune façon se
conjuguer avec l'intérêt personnel. Celui qui va incarner cette
idée avec le plus de force, c'est Emmanuel Kant : pour lui,
tout acte accompli avec la considération, même secondaire, de notre
intérêt personnel n'est pas du tout de la morale. La morale ne
peut s'accomplir que dans le désintéressement total, au mépris
même de nos intérêts, quand on se pose la question avec sa raison
dépourvue d'affects : « Que dois-je faire ? »
Je
serais pour ma part beaucoup moins catégorique. Certes, le
désintéressement est moralement admirable : une action
désintéressée sera toujours beaucoup plus louable que exactement
la même action, mais intéressée. Pourtant, doit-on attendre que
les gens soient absolument désintéressés pour qu'ils se mettent à
faire le bien autour d'eux ? On risque d'attendre longtemps !
Je pense même qu'il faut se réjouir que l'action morale coïncide
parfois, voire souvent avec nos intérêts quels qu'ils soient :
honneurs, réciprocité, récompenses, fierté, estime de soi, karma,
etc... Cela ne donne que plus de raison d'agir moralement.
J'aime
cette distinction que fait le dalaï-lama entre l'égoïste sot et
l'égoïste sage. L'égoïste sot est ce qu'on appelle habituellement
un « égoïste », quelqu'un qui ne pense qu'à lui et à
ses intérêts. Ce faisant, son attachement envers ses possessions et
ses tracas augmentent en proportion de cet attachement. Ne rendant
service à personne, il ne reçoit rien en retour. Cet égoïste sot
fait son propre malheur avec son égoïsme. L'égoïste sage
recherche aussi son intérêt personnel et son profit. Il ne trouve
rien à redire à la maxime de la Rochefoucauld. Pourtant, il sait
aussi que, pour faire prospérer son intérêt personnel, il doit se
comporter de manière vertueuse : respecter les autres, aider
les autres, éviter le mal, faire le bien, avoir une vision juste.
C'est la meilleure façon d'être en paix avec le monde et de faire
croître son bien-être.
*****
Pour
toutes ces raisons, on aura compris que je n'adhère pas au cynisme
de la Rochefoucauld. Néanmoins, j'aime ses maximes en ce qu'elles
sont critiques et corrosives. Nous vivons dans un monde de
manipulation et de tromperie. Combien de gens qui ne simulent pas les
meilleures intentions dans le seul de vous tromper ? Combien de
puissants ne cherchent-ils pas cette image de vertu pour mieux
imposer leur pouvoir en faisant passer ce pouvoir sous les atours
d'une action vertueuse et bénéfique ?
Et
nous-mêmes, nous avons une propension à nous illusionner sur
nous-mêmes, parfois grandement. On rationalise parfois nos
comportements en invoquant de hautes motivations alors que les
raisons réelles sont beaucoup moins resplendissantes. Je pense qu'il
faut être le plus conscient possible de ses motivations profondes,
non pas pour disqualifier nos actes intéressés et les sortir du
domaine de la morale comme le fait la Rochefoucauld, mais pour
comprendre intimement la mécanique de l'ego. Plus on comprendre
cette dynamique de l'ego, plus on pourra s'en libérer et plus on
pourra aussi raffiner sa motivation dans le sens du désintéressement
et faire preuve d'altruisme véritablement désintéressé.
Dans
le bouddhisme du Grand Véhicule, on met aussi en valeur l'idéal du
bodhisattva. Ce bodhisattva souhaite agir pour le bien des autres,
non pour engranger un bon karma qui lui vaudra une bonne renaissance
dans une vie future, mais sans rien attendre en retour de bénéfique.
Le bodhisattva va jusqu'à espérer renaître dans les enfers et les
endroits où la misère et la souffrance se déchaîne pour pouvoir
se consacrer entièrement à soulager cette souffrance des êtres
sensibles.
Comme
je l'ai dit plus haut, je ne rejette pas l'altruisme intéressé :
si l'intérêt nous motive à agir bien, pourquoi le condamner ?
Pour autant, l'altruisme complètement désintéressé est à la fois
plus admirable sur un plan moral, mais aussi plus efficace.
L'altruiste désintéressé n'est pas déçu si l'intérêt qu'il
attendait en retour ne vient pas : prenons l'exemple de
quelqu'un qui attend être récompensé de louanges pour aider des
personnes dans le besoin, et qui ne reçoit que des critiques et des
moqueries. Est-ce que cette personne ne va pas se décourager très
vite ? L'altruiste désintéressé, par contre, ne déviera pas
de sa tâche qu'il s'est fixé car il n'attendait pas de louanges en
retour. C'est pourquoi c'est une bonne chose que se détacher des
intérêts personnels pour motiver nos actes altruistes et avoir une
perspective beaucoup plus large.
Voir d'autres citations de François de la Rochefoucauld:
- Les maux présents
- La sincérité
- La constance des sages
- Le mépris des richesses
- S'établir dans le monde
Voir également :
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici
N'hésitez pas à apporter vos avis et vos commentaires ainsi qu'à partager cet article. Ils sont les bienvenus !