Pages

Affichage des articles dont le libellé est non-dualité. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est non-dualité. Afficher tous les articles

dimanche 21 novembre 2021

Le jeu de la lumineuse vacuité



L'alternance des pensées

De bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion,

N'est rien d'autre que le jeu

De la lumineuse vacuité de l'esprit.

Sans altérer ce qui se manifeste,

Contemples-en la nature,

Et tu le percevras comme grande félicité.


Minling Terchen Gyurmé Dorjé

(aussi appelé Terdak Lingpa, fondateur du monastère de Mindroling au Tibet, 1646-1714)




Voici une citation typique de la mentalité du Dzogchen inspirée par la philosophie du Grand Véhicule1. D'un côté, on a ce qu'on a expérimente et qu'on observe dans la méditation : l'expérience du réel comme une « alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion ». La vision naïve du réel est une vision où les choses sont figées, ces choses autour de nous et nous-mêmes semblent avoir une durée, une certaine stabilité comme si les choses et nous-mêmes échappions un peu au temps. Quand on médite sur l'impermanence, on voit qu'il n'en est rien. Tout n'est qu'une succession d'états différents, tout se transforme, tout change. Le philosophe grec Héraclite disait : « Panta rhei », tout s'écoule, tout est dans le devenir. Et notre psychisme n'est qu'une succession de hauts et de bas, une alternance de bonheur et de souffrance, des choses qu'on recherche et des choses qu'on évite. Or cette succession sans répit est très insatisfaisante pour l'ego. On voudrait un apaisement, on voudrait être comblé une bonne fois pour toute, mais cela n'arrive pas, les moments de bonheur nous échappent, les moments de malheur reviennent inlassablement nous hanter et nous accabler. On a beau dire comme le poète : « Ô temps, suspends ton vol », quand on connaît des moments de joie et d'amour, rien n'y fait, tout passe par monts et par vaux, toute l'expérience humaine se diffracte dans cette succession de moments plaisants ou déplaisants.


Cette « alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion » est ce qu'on appelle dans le bouddhisme le samsāra. C'est le chaos de l'existence, ce dont on voudrait se libérer pour accéder à la grande paix du Nirvāna. Or la philosophie bouddhique insiste sur le fait que la racine de cette alternance d'apparences bonnes et mauvaises se trouve dans l'esprit, et la racine de la libération se trouve aussi dans l'esprit. On retrouve cette idée dans tout le bouddhisme, on pourrait citer par exemple les deux premières strophes du Dhammapada où le Bouddha explique :


« Tous les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;

Et ils sont créés par l’esprit.

Si un homme parle ou agit avec un mauvais esprit,

La souffrance le suit d’aussi près que la roue suit le sabot du bœuf tirant le char.


Tous les phénomènes ont l’esprit pour avant-coureur, pour chef ;

Et ils sont créés par l’esprit.

Si un homme parle ou agit avec un esprit purifié,

Le bonheur l’accompagne d’aussi près que son ombre inséparable ».



On observe une dualité ici à l’œuvre : d'un côté, l'esprit troublé qui ne voit pas l'alternance et qui la subit de plein fouet, se débattant dans l'existence et commettant le mal, s'attachant ainsi durablement à la souffrance « la roue suit le sabot du bœuf tirant le char  » . De l'autre, un esprit purifié qui voit avec les yeux de la sagesse, qui a compris l'impermanence et l'alternance des affects qui en découle, et qui s'apaise et cherche le bien autour de lui. Esprit clair, conscience heureuse.


Or le bouddhisme du Grand Véhicule n'accepte pas cette dualité entre l'esprit troublé plein de confusion et l'esprit purifié plein de sagesse, pas plus qu'il n'accepte la différence ontologique entre le samsāra et le nirvāna. Si on lit le Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse, on trouve cette formule : « La forme est vide, le vide est forme. La forme n'est n'est autre que le vie. Le vide n'est autre que la forme. De même, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience sont vide ». La forme, la sensation, la perception, la formation mentale et la conscience sont les cinq agrégats qui constituent l'expérience de vie d'un être sensible. Si ces agrégats sont vides et indissociables du vide, toute l'expérience humaine est vide, une entière illusion, que vous soyez un être dans la tourmente ou un grand sage, votre tourmente ou votre sagesse est elle-même illusion.


D'ailleurs, le Soûtra du Cœur continue dans ce sens : « Par conséquent, au regard de la vacuité, il n'y a ni formes, ni sensations, ni perceptions, ni formation mentales, ni consciences, ni yeux, ni oreilles, ni nez, ni langue, ni corps, ni mental, ni formes visibles, ni sons, ni odeurs, ni saveurs, ni contacts physiques, ni objets mentaux, ni d'éléments matériels, ni d'éléments mentaux, ni d'éléments de la conscience mentale. Il n'y a ni ignorance, ni d'extinction de l'ignorance, pas de vieillissement et de mort, ni d'extinction du vieillissement et de la mort. De même, il n'y a pas de souffrance, ni d'origine de la souffrance, ni de cessation de la souffrance, ni chemin qui mène à l'extinction de la souffrance ».


L'ignorance de l'esprit troublé n'a pas de consistance ontologique que l'extinction de cette ignorance. Les manifestations de l’œuvre du temps, le vieillissement et la mort, n'ont pas plus de réalité que la libération de ce passage dans le temps. La souffrance est vide d'une existence propre, mais son origine et sa fin se résorbent également dans la vacuité, et le chemin proclamé par le Bouddha qui mène à la cessation de la souffrance est lui-même vide d'une existence propre.


Le philosophe du Grand Véhicule, Nāgārjuna va tirer les conclusions les plus radicales de cette vacuité tant de l'ignorance que de l'extinction de l'ignorance, cette vacuité tant de la souffrance que de l'extinction de la souffrance. Pour lui, il faut abandonner toute dualité entre le samsāra et le nirvāna :


« Le samsāra ne se distingue en rien

Du nirvāna.

Le nirvāna ne se distingue en rien

Du samsāra.


La limite du nirvāna,

Cela même est la limite du samsāra.

Pas même la plus fine différence

N'existe entre eux deux2 ».


Le Dzogchen, ce courant de la mystique tibétaine, s'inscrit pleinement dans cet héritage quand il affirme sous la plume de Minling Terchen Gyurmé Dorjé  : « L'alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion, n'est rien d'autre que le jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit ». D'un côté, les hauts et les bas de notre expérience de vie, le samsāra instable et insatisfaisant, de l'autre, la véritable nature de l'esprit, notre nature de Bouddha. On pourrait penser qu'il faut abandonner les premières pour sauter dans notre véritable nature. Mais ce saut hors de nous-mêmes n'est ni possible, ni même surtout souhaitable, car le flot des pensées n'est pas autre chose que la nature de l'esprit vide de toute pensée.


Il faut comprendre alors que le Dzogchen explique cette nature de l'esprit en trois points :


- 1°) La nature de l'esprit est vacuité. Il n'y a aucune substance dans l'esprit, juste un espace incroyablement vaste, l'esprit ne s'identifie donc à rien.


- 2°) La nature de l'esprit est lumineuse. L'esprit est vide de toute substance, pourtant, il peut tout concevoir et tout connaître.


- 3°) La nature de l'esprit est dynamique de compassion. L'esprit se manifeste dans le monde librement pour soulager les problèmes des êtres. C'est le « jeu » de la lumineuse vacuité.


Ce jeu est malheureusement obscurci par le voile de l'ignorance qui cache cette dynamique de compassion, et la transforme en un terrain conflictuel envahi par les émotions perturbatrices. La solution n'est pas de transformer la succession des pensées, mais, comme le dit Minling Terchen Gyurmé Dorjé, il faut laisser le « jeu de la lumineuse vacuité » transparaître de lui-même : « Sans altérer ce qui se manifeste, contemples-en la nature, et tu le percevras comme grande félicité ». On n'essaye pas de changer ou d'améliorer les pensées, mais on les voit une mise en scène de la nature de l'esprit, et on laisse ces pensées se libérer d'elles-mêmes, comme des acteurs qui abandonnent leur rôle une fois la pièce terminée et qui rentrent chez eux.


C'est cela, le Dzogchen, la Grande Perfection : tout est parfait comme il apparaît. On ne cherche pas à ajouter quelque chose, on ne cherche pas non plus à retirer autre chose. On ne cherche pas non plus à modifier cette chose qui apparaît à la lumière de notre conscience. On la voit simplement comme le « jeu de la lumineuse vacuité de l'esprit » ; et cette reconnaissance opérée, alors la chose et nous-mêmes pouvons nous détendre dans la luminosité et la grande félicité.




*****




Voilà l'explication, que j'espère la plus claire possible, de cette strophe de Minling Terchen Gyurmé Dorjé dans l'esprit du Dzogchen. Pour être tout à fait honnête avec mes lecteurs, je suis un peu ambivalent quant à ce genre de citation. D'une part, je trouve cette strophe très édifiante : elle exprime en peu de mots une dimension essentielle de la libération spontanée. Ce qui peut nous inspirer dans les difficultés existentielles : vous avez la liberté de ne pas vous identifier à vos problèmes ou à vos conflits intérieurs.


D'un autre côté, il me semble qu'il y a là une source de confusion possible. Le problème et la solution au problème serait une seule et même chose ? Est-ce que cela ne va pas inciter les gens à ne rien faire pour arranger leurs problèmes ?


Bien sûr, les connaisseurs du Dzogchen me diront que si on ne réalise pas la Grande Perfection tout de suite, il faut pratiquer les véhicules inférieurs pour purifier et apaiser l'esprit en attendant d'être capable de recevoir la révélation de cette Grande Perfection. Mais il me semble qu'il faut aller plus loin : pratiquer la conduite éthique, la méditation, le détachement, la bienveillance de toute façon, sans se poser la question de savoir si on a atteint ou non la Grande Perfection. Car l'ego tombe trop facilement dans l'illusion d'avoir atteint la transcendance ou l'absolu ainsi que dans l'orgueil illusoire de pratiquer le « véhicule supérieur » ou un « enseignement supérieur ».


C'est le maître zen Dōgen Zenji qui expliquait qu'il ne faut pas détacher la pratique de la réalisation ; il n'y a pas d'abord la pratique, puis la réalisation en fin de compte. Le fait même de pratiquer et de trouver sa joie dans la pratique est un signe de réalisation. Dans la même optique, la sagesse, ce n'est pas de décréter que les pensées et les émotions sont la nature de l'esprit et que l'éveil est facile puisqu'il suffit de simplement reconnaître cela. Mais c'est de faire effort encore et encore pour reconnaître « l'alternance des pensées de bonheur et de souffrance, de désir et d'aversion » et apaiser ces affects par rapport aux remous de l'existence, voir l'impermanence de tout ce qui se produit.


Dans les enseignements du Bouddha, il faut faire le tri entre les ceux qui parlent de l'expérience directe des choses et l'enseignement qui parlent de choses inaccessibles à nos sens : vous percevez bien des pensées de bonheur ou de malheur comme vous percevez le désir et l'aversion en vous, mais vous ne percevez pas le « jeu de la vacuité lumineuse de l'esprit ». Vous êtes obligés de croire cet enseignement. C'est pourquoi ces enseignements ne peuvent pas être mis sur le même plan : on peut bien sûr être inspiré par des enseignements comprenant des notions métaphysiques, mais on ne devrait pas s'enfermer dans ces enseignements. Dans la vie courante, il faut privilégier les enseignements de base qui encouragent une conduite bénéfique, la pratique de l'attention et le fait de cultiver la sagesse.


Quand, par exemple, le Soûtra du Cœur nous dit qu'il n'y a pas d'agrégats, pas d'éléments constitutifs de l'expérience humaine, pas de sagesse ou d'ignorance, qu'il n'y a pas de souffrance et pas non plus de chemin spirituel qui mène à l'extinction de la souffrance, il pointe qui est au-delà de nos sens, puisqu'on perçoit bel et bien une expérience et qu'on perçoit la souffrance. Le Soûtra du Cœur se place d'un point de vue qui n'est pas celui de l'expérience humaine, mais celui de la vérité ultime faite de la vacuité d'existence propre. C'est pourquoi la logique du Soûtra du Cœur n'est pas la logique de la pratique quotidienne, la logique de la vérité relative dans laquelle nous baignons d'instant en instant. Si vous souffrez du fait d'une consommation excessive d'alcool, arrêtez l'alcool. Ne vous réfugiez pas dans la logique illusoire qui dirait que votre ébriété, votre gueule de bois et votre addiction sont vides d'une existence propre parce que le Soûtra du Cœur ou n'importe quel autre texte dit que cela n'existe pas. Ne justifiez pas vos errements existentiels par des « enseignements supérieurs » du Grand Véhicule, du Zen ou du Dzogchen. Pratiquez humblement et essayez constamment de vous améliorer. Voilà mon message.











1 J'ai trouvé cette citation sur le blog de Matthieu Ricard : https://www.matthieuricard.org/pensees/15. Toutes les références de la citation s'y trouvent.


2 Nāgārjuna, « Traité du Milieu », XXV, 19 & 20. Voir notamment la traduction de Georges Driessens, éd. du Seuil/Points Sagesses, Paris, 1995, p. 242.











Photographie de Philip Slotte dans les Alpes








Voir également : 

- Tel un vieux parchemin

- Voir la vacuité

Apparence et vacuité (Longchenpa)

- Demeurer dans la nature de l'esprit

Soûtra d'Udaya et son commentaire : "Encore et encore"

- Commentaire au Soûtra de l'Ecume 

Slowly, slowly, slowly

Ces trois choses

Peu doué pour la sagesse

Méditer

Les quatre sceaux du Dharma

Tous les phénomènes sont vides d'un Soi

Court Soûtra sur la Vacuité




N'hésitez pas à apporter vos avis et vos commentaires ainsi qu'à partager cet article. Ils sont les bienvenus !


Vous pouvez suivre le Reflet de la Lune sur FacebookTwitter, Tumblr





jeudi 27 décembre 2018

Des chansons en tête




Combien de chansons tristes ?
Combien de chansons gaies ?
Réalisant finalement qu'il n'y a rien hors de l'esprit,
Toutes les situations sont notre maître.

Zibo Zhengke ( 紫栢真可– Chine, 1543 - 1603)

samedi 14 juillet 2018

Attraper la lune dans l'eau





Le singe veut attraper la lune dans l'eau.
Tant que la mort n'aura pas eu raison de lui,
il s'obstinera.
Que ne lâche-t-il la branche
et ne disparaît-il dans l'étang profond:
Le monde entier resplendirait d'une clarté éblouissante!

Hakuin Ekaku, maître zen, XVIIIème siècle


mercredi 6 décembre 2017

S'habituer






      En tibétain, méditer se dit par le mot « gompa » (sgom pa) qui signifie littéralement « habituer ». L'idée est que la méditation consiste à s'habituer à un autre mode de pensée, de comportement et de concentration de l'esprit. Mais s'habituer à quoi exactement, voilà l'objet de cet article. En fait, s'habituer dans le contexte de la méditation signifie plusieurs choses, des choses qui peuvent très différentes les unes des autres, voire qui peuvent sembler contradictoires. Et c'est ces différentes significations et implications, parfois contradictoires, mais toujours complémentaires de ce processus d'habituation qu'est la méditation que je voudrais aborder ici.

jeudi 31 août 2017

Méditation avec et sans objet





Méditation avec et sans objet






    Récemment, un internaute m'a interpellé à propos d'un de mes textes où je parlais de méditation. Je parlais de fixer l'attention sur un objet particulier, la respiration par exemple. « Mais pourquoi cette attention préconisée sur un objet ? Cela ne revient il pas à tromper et cadenasser l'esprit ? Ou alors cette focalisation a-t-elle un vrai but que je ne saisis pas ? Lorsque je médite, je pose mon esprit et mon corps, et puis j'observe ce qui se passe, sans contraindre l'un ou l'autre. Quand j'observe que je suis parti avec mes pensées, je tâche de mettre fin au flot ; mais sans revenir à quelque chose ».

mercredi 23 août 2017

Sur la pointe d'une herbe





Sur la pointe d'une herbe
devant l'infini du ciel
une fourmi


Hōsai Ozaki (尾崎 放哉)















       J'aime ce haiku de Hōsai Ozaki (1885 - 1926). Quand une fourmi fait l'effort de se hisser en haut d'un brin d'herbe, cette fourmi, aussi petite soit-elle, a accès à l'infini au-dessus de sa tête. Tout comme nous. Pour nous, une fourmi est insignifiante. Mais du point de vue de l'immensité de l'univers, que nous sommes-nous ? Rien que dans la galaxie de la Voie Lactée, il y a quelque chose comme 200 milliards d'étoiles comme notre Soleil. Certaines de ces étoiles sont bien plus grosses que notre petit Soleil dont le diamètre est pourtant de 1 million et 319 mille kilomètres. Et la Voie Lactée est elle-même n'est qu'une galaxie parmi 100 ou 200 milliards d'autres ? Comme sommes-nous dans l'immensité de l'univers. Giordano Bruno disait déjà à la fin du XVème siècle : « L'homme n'est qu'une fourmi en présence de l'infini ». Bruno avait émis l'idée d'un infini de l'univers. D'innombrables soleils autour desquelles tournaient encore plus de planètes et de comètes. Idée audacieuse. Ce grand bond dans l'immensité n'avait pourtant pas plu à l'époque ; et Giordano Bruno avait terminé sa vie sur un bûcher à Rome en l'an 1600. Aujourd'hui, ses idées ont triomphé : on sait que notre système solaire n'est pas une sphère close sur elle-même avec des petites étoiles en toile de fond. Mais chacune de ces étoiles est un autre Soleil dont la clarté nous parvient après un long périple dans les immensités vides de l'espace.


       Homme, fourmi, nous sommes logés à la même enseigne. Minuscules, nous sommes. Et insignifiants, nous sommes ! Pourtant, il s'agit d'ouvrir les yeux sur la voûte céleste pour contempler l'infini. Et c'est comme si l'infini se donnait à nous. Aussi petits que l'on puisse être, cet infini ne nous est pas étranger. Il est devant nous, au-dessus de nous, mais en même temps en nous. Nous ne sommes pas une entité séparée du reste de l'univers. Souvent, on l'oublie. Comme la fourmi qui a fort à faire et qui doit retourner dans sa fourmilière, on a d'autres préoccupations, d'autres sujets qui nous occupent notre esprit. Mais dans le silence de la méditation, on peut renouer avec ce sentiment d'infini. Légère ivresse de l'existence.





vendredi 2 septembre 2016

Les quatre demeures de Brahmā





      Il y a dans le bouddhisme cette pratique méditative que l'on appelle les « quatre demeures de Brahmā » : il s'agit de l'amour illimité, de la compassion illimitée, de la joie illimitée et de l'équanimité illimitée. Ce nom fait référence au dieu de l'hindouisme Brahmā ; et on retrouve cette pratique des quatre qualités illimitées ou incommensurables dans les textes hindous, dans le Yoga Sûtra de Patañjali par exemple. On la retrouve aussi dans les textes jaïns. Le Bouddha voulait très probablement qu'on admette que les religions et les courants spirituels et philosophiques partagent une base commune, même si ils diffèrent, voire s'opposent sur certains points. Mais il y a une autre raison à ce que l'amour illimité, la compassion illimitée, la joie illimitée et l'équanimité illimitée soient appelées « quatre demeures de Brahmā » : selon la cosmologie bouddhique, le monde divin de Brahmā qui chapeaute tous les mondes ayant une existence physique est composé d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité. Tout comme notre monde matériel sur la Terre est faite de terre, d'eau, de bois, de métal, d'air, de feu et de tous les éléments matériels ont fabriqué à partir des ressources de la nature comme le verre, la brique, le plastique, etc..., les éléments constituants de l'univers de Brahmā sont matériellement faits de cet amour, de cette compassion, de cette joie et de cette équanimité, et cela à perte de vue, au-delà de tout ce qu'on peut imaginer. On ne veut pas simplement dire que l'amour règne dans ce monde, un peu comme dans le monde des bisounours, mais que l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité sont les briques et les atomes de ce monde. Non pas un univers clos, mais une vastitude infinie dans laquelle nous nous sentons immergés, en communion avec tous les êtres.

mardi 16 août 2016

Buvant seul sous la lune





un pichet de vin au milieu des fleurs,
je bois seul, sans compagnon
levant ma coupe, je convie la lune claire
avec mon ombre, nous voilà trois
la lune, hélas, ne sait pas boire,
et mon ombre ne fait que me suivre
compagnes d'un moment, lune et ombre,
réjouissons-nous, profitons du printemps
je chante, la lune musarde
je danse, mon ombre s'égare
encore sobres ensemble, nous nous égayons
ivres chacun s'en retourne
mais notre union est éternelle, notre amitié sans limite
sur le Fleuve céleste là-haut, nous nous retrouvons


Li Bo (ou Li Bai, 李白, 701-763)




jeudi 21 juillet 2016

Réflexions sur le monde végétal - 2ème partie



    Suite à mes deux articles tournant autour du thème de la conscience des plantes (ici et ), Sb a amené quelques objections auquel je voudrais répondre brièvement ici. Rappelons en quelques mots ma position sur le sujet : je ne pense pas que les plantes soient douées de conscience, ne possédant pas de système nerveux. Mais même si les plantes avaient par miracle une conscience, on ne pourrait pas se servir de cet argument à l'encontre des véganes et des végétariens. Les mangeurs de viande causent la perte de beaucoup plus de végétaux que les véganes : en effet, les véganes ne causent la perte que des plantes qu'il mange, tandis que pour produire de la viande, il faut engraisser toute leur vie des animaux avec des végétaux. Donc le véganisme est moins nuisible aux plantes qu'un régime carné.



    1°) Sb fait tout d'abord référence à Dôgen Zenji, le fondateur de l'école Zen Sôtô : « Si l'on pratique la Voie avec un cœur sincère en se laissant transformer avec les herbes, les arbres, les tuiles et les cailloux, on doit obtenir la voie. Car les quatre éléments et les cinq agrégats vont ensemble avec les herbes, les arbres, les tuiles et les cailloux. Ils ont la même nature, ils ont le même cœur et la même vie et ils ont le même corps et la même dynamique ». Pour Sb, cela « incite à méditer sur l'absence de frontière entre le monde minéral, végétal et humain (et animal) ». Ce passage est une extrait du Sokushin Zebutsu (« L'esprit lui-même est Bouddha »). Il y aurait beaucoup à dire autour de ce passage, beaucoup de commentaires à faire, des gloses érudites comme des paroles de sagesse. Mais brièvement, je pense que le message de Dôgen n'est pas de dire que les plantes, les plantes ou les cailloux sont doués de conscience, mais que la méditation ne peut pas faire l'impasse sur le monde phénoménal. Souvent les méditations sur l'esprit font l'impasse sur ce qui est matériel autour de nous. Mais pour reprendre le langage de la phénoménologie, la conscience est toujours conscience de quelque chose.

     Dans ses Méditations Métaphysiques, Descartes envisage l'esprit indépendamment du monde environnant. C'est la formule célébrissime : « Je pense, donc je suis ». Ce n'est qu'après avoir fondé l'existence sur le sujet pensant et l'existence de Dieu à partir du sujet pensant que Descartes envisage l'existence du monde. C'est un beau raisonnement, mais un raisonnement fallacieux. Si on veut connaître véritablement la nature de l'esprit, il faut avoir intimement conscience des objets nous environnant. Des plantes, des murs, des tuiles et des cailloux comme dit Dôgen. Ces choses et ce monde naturel résonnent subtilement en nous. Chaque phénomène de ce monde trouve un écho en nous. C'est pourquoi en méditation il ne faut se fermer au monde autour de nous. Tout est interdépendant, le corps, l'esprit, les fleurs et les cailloux. C'est pourquoi accéder à la nature de l'esprit exige de faire ce pas vers la non-dualité. Dans la nature de l'esprit, pas de dualité entre moi et l'autre, entre le sujet pensant et les objets pensés.



     2°) Sb se demande aussi : « je tiens à préciser que l'enjeu de ce questionnement n'est pas théorique. Je m'en fiche de savoir si la plante à une conscience ou pas. Ma question c'est plutôt : devons-nous, d'un point de vue bouddhiste, faire preuve de compassion et de bienveillance à l'égard des plantes, du monde végétal et minéral (comme du monde animal) ? L'enjeu est pragmatique. Je ne me situe pas non plus sur un plan moral ». Ma réponse est oui, nous devons répandre la compassion partout, en tout point de l'univers, dans la terre, dans le ciel, dans les nuages, dans les maisons, partout, donc y compris dans les plantes. Pas parce que les plantes sont douées de conscience, mais parce que les plantes abritent toutes sortes de petits animaux : on peut penser aux oiseaux qui nichent dans ou sur les arbres... Les végétaux sont aussi une nourriture pour un nombre considérable d'animaux. Et nous dépendons immanquablement des plantes et des algues pour respirer de l'oxygène à la surface de la Terre. Donc en faisant rayonner la compassion sur les plantes, cela rejaillit sur les animaux et les humains.

     Une question que l'on pourrait se poser est : la compassion et la bienveillance peuvent-elles avoir un effet positif sur la plante elle-même ? Si la plante a une conscience, oui évidemment. Mais si elle n'en a pas ? Je serais tenté de répondre par la positive. La compassion et l'amour bienveillant envoient une énergie de douceur et de vitalité au monde. En tant qu'être vivant, il est probable que les plantes soient sensibles à cette énergie et soient affectées dans leur croissance par cette énergie.









       3°) Sur la question de Descartes, Sb me reproche d'avoir dit dans mon précédent article : « Descartes et ses disciples devaient aller à l'encontre de l'intuition commune ». J'ai dit cela par rapport au fait que Descartes et les cartésiens ont nié que les animaux étaient doués de conscience. Descartes a développé l'idée de l'animal-machine pour expliquer le fait que les animaux réagissent à leur environnement, se déplacent, font des choix, agissent de telle ou telle manière, tour en niant une conscience chez eux. Or quand on observe un animal, quand on voit cette réaction émotionnelle (les frétillements de queue d'un chien et sa joie devant la nourriture par exemple), on a tout de suite l'impression que les animaux ont une conscience. Ils n'ont peut-être pas d'âme comme le dit l’Église catholique. C'est là un sujet théologique et métaphysique au-delà de notre entendement. Mais selon notre expérience, on voit les animaux réagir tant au plaisir et à la souffrance tout comme nous le faisons. La conscience des animaux apparaît comme une évidence, évidence que les cartésiens ont combattu au nom de la théorie de l'animal-machine.

      Parfois, la science combat des évidences trop vite reçues : l'idée qui semble évidente que le Soleil tourne de la Terre. Il suffit de regarder le Soleil « se lever » le matin, accomplir « son voyage » dans le ciel comme tiré par les chariots d'Hélios et « se coucher » le soir pour considérer comme évident que le Soleil tourne autour de la Terre, et pas l'inverse. La science a mis à bas « cette évidence » du géocentrisme pour imposer l'héliocentrisme. Mais dans le cas de la théorie de l'animal-machine au contraire, les neurosciences et l'éthologie tendent à confirmer l'évidence de la conscience animale.

     Par contre, quand on regarde une plante, elle ne bougent pas, ne réagit pas émotionnellement, ne fait pas de choix. L'évidence populaire serait plutôt de ne pas accorder de conscience aux plantes. On peut néanmoins avoir différentes conceptions sur le sujet. Dans l'article sur l'argument de la conscience des plantes, j'avais parlé des Achuars qui vivent en Amazonie et qui parlent aux plantes quand ils prennent de l'ayahuasca, un très puissant hallucinogène. Néanmoins, dans notre culture, l'évidence qui est finalement une chose assez relative serait plutôt de s'accorder sur la conscience des animaux et sur l'absence de conscience pour les plantes. Je dis « plutôt » parce que je n'omets pas le cas des jardiniers qui parlent à leurs plantes.


     4°) Sb fait remarquer que la conscience elle-même est difficilement localisable dans le cerveau, au contraire des fonctions spécifiques comme le langage. Pourquoi dès lors les plantes n'auraient-elles pas une conscience non-localisables aussi ? C'est un débat métaphysique important : la conscience déborde-t-elle du cerveau ? Les matérialistes purs et durs comme Jean-Pierre Changeux qui avait écrit dans les années '80 « L'homme neuronal », pense que l'esprit n'est qu'un épiphénomène du cerveau. En clair, la conscience selon Changeux est entièrement produite par le cerveau et l'activité neuronale. L'esprit se réduit dès lors aux neurones et aux interactions entre eux. C'est ce qu'on appelle le « réductionnisme ». D'autres pensent que la conscience a un aspect immatériel qui existe indépendamment du cerveau. Pour ma part, c'est que je pense. La nature de l'esprit échappe au fonctionnement matériel du cerveau. Pour autant, tous nos actes conscients se produisent en dépendance du cerveau et du système nerveux. Si je vois une pomme devant moi, il faut l’œil pour voir, il faut que l'information puisse être traitée par le cerveau pour que je puisse prendre conscience de l'objet pomme. La conscience elle-même est immatérielle, mais j'ai besoin du cerveau et des facultés sensorielles pour voir, pour entendre, pour sentir, pour goûter, pour toucher et même pour penser. La nature de l'esprit toute seule ne peut pas produire de vision, d'audition, d'olfaction, de goût, de toucher, et même de pensée. Le système nerveux et le cerveau sont l'interface nécessaire entre le monde et l'esprit.

    C'est là où la conscience des plantes me semble peu crédible. À quoi servirait une conscience des plantes sans possibilité d'interagir avec le monde ? Une conscience enfermée inéluctablement dans la plante ? Peut-être y a-t-il d'autres interfaces que le système nerveux ? On ne peut pas écarter absolument cette hypothèse, sauf à vouloir imposer une vision dogmatique du monde. Ce n'est pas mon cas, mais la conscience des plantes m'apparaît pour autant une hypothèse extrêmement peu probable.




      5°) En conclusion, je ne crois pas que les plantes ont une conscience. Mais pour autant, il me semble qu'il y a dans le monde végétal une complexité et une diversité beaucoup plus étendue que dans le monde animal. On devrait faire preuve de plus de curiosité à l'égard de ce monde végétal. Sb cite ainsi les travaux de Francis Hallé sur les arbres, que d'une branche à l'autre, il peut y avoir des codes génétiques et qu'on devrait en conséquence considérer les arbres comme des colonies avec un intérêt mutuel mis en commun dans la figure de l'arbre. C'est en soi tout à fait fascinant. Je me rappelle d'un autre commentaire de Francis Hallé où il expliquait que 80% de la masse physique d'un arbre provient en fait du ciel, du CO2 qu'il absorbe et transforme par la photosynthèse. C'est là aussi quelque chose de très étonnant. Ce n'est pas seulement le monde des plantes, mais aussi celui des champignons qui est fascinant. Je renvoie notamment aux vidéos de Paul Stamets sur le sujet.









Voir les deux articles précédents : 





La conférence TedX de Paul Stamets : 6 manières de changer le monde avec les champignons





Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.


mardi 5 juillet 2016

Einstein et la non-dualité



    L'être humain est une partie du tout que nous appelons l'univers, une partie limitée par le temps et l'espace. Il fait l'expérience de lui-même, de ses pensées et de ses sentiments comme d'événements séparés du reste, c'est là une sorte d'illusion d'optique de sa conscience. Cette illusion est une forme de prison pour nous, car elle nous restreint à nos désirs personnels et nous contraint à réserver notre affection aux quelques personnes qui sont les plus proches de nous. Notre tâche devrait consister à nous libérer de cette prison en élargissant notre cercle de compassion de manière à y inclure toutes les créatures vivantes et toute la nature dans sa beauté.

Albert Einstein, lettre à Robert S. Marcus, 1950.
(Einstein a écrit cette lettre pour apporter une consolation à son ami Robert S. Marcus qui venait de perdre son fils)




Carl Gustav Carus,
chambre avec vue sur le golfe de Naple 1829-30






      La théorie de la relativité d'Einstein implique de changer complètement de point de vue sur le monde : le temps et l'espace ne sont pas deux choses séparées, nous dit la théorie restreinte de la relativité ; et la gravité déforme la structure de l'espace-temps, nous dit la théorie générale. Selon que l'observateur se déplace ou non à une vitesse proche de la vitesse de la lumière ou qu'il se situe ou non proche d'une objet extrêmement massif comme un trou noir, il aura une perception d'une autre personne située immobile à une autre point de l'univers.


     De la même façon, quand on observe le monde avec son simple point de vue de personne humaine, toutes les choses que l'on voit ou que l'on perçoit semblent être séparées et indépendantes du reste du monde. Mais c'est là une illusion d'optique de la conscience, nous dit Einstein. Tout est interconnecté : exister implique que l'univers en son entier existe. Notre corps occupe un tout petit segment de temps et d'espace dans l'univers ; mais la conscience ne devrait pas se sentir limitée par cette minuscule étendue du corps ainsi que cette minuscule durée, un éclair dans un océan de ténèbres. L'enjeu pour la conscience est d'abord d'élargir le cercle de sa compassion en embrassant le plus grand nombre d'êtres, et en ne se limitant pas aux quelques êtres proches que l'on peut chérir. Faire l'expérience grâce à la compassion. Voilà une grande consolation quand on est accablé par les maux de ce monde.










Voir aussi :



    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?


        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.



     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 







Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.







vendredi 24 juin 2016

Le jeu des feuillages et de la lumière





Ce jardin de l'autre côté de la fenêtre, je n'en vois que les murs. Et ces quelques feuillages où coule la lumière. Plus haut, c'est encore les feuillages. Plus haut, c'est le soleil. 

Et de toute cette jubilation de l'air que l'on sent au dehors, de toute cette joie épandue sur le monde, je ne perçois que des ombres de feuillages qui jouent sur les rideaux blancs. 

Cinq rayons de soleil aussi qui déversent patiemment dans la pièce un parfum blond d'herbes séchées. Une brise, et les ombres s'animent sur le rideau. Qu'un nuage couvre, puis découvre le soleil, et voici que de l'ombre surgit le jaune éclatant de ce vase de mimosas. 

Il suffit : cette seule lueur naissante et me voici inondé d'une joie confuse et étourdissante.

Prisonnier de la caverne, me voici seul en face de l'ombre du monde. Après-midi de janvier. Mais le froid reste au fond de l'air. Partout une pellicule de soleil qui craquerait sous l'ongle, mais qui revêt toutes choses d'un éternel sourire. 

Qui suis-je et que puis-je faire — sinon entrer dans le jeu des feuillages et de la lumière. Être ce rayon de soleil où ma cigarette se consume, cette douceur et cette passion discrète qui respire dans l'air.