Avec
au cœur une joie pure, Milarépa saisit son habit de coton, et
portant une branche de résineux, il entra dans sa cabane. Cinq
spectres, roulant des yeux comme des fonds de bols, s'y trouvaient.
L'un était installé sur la couche du Jetsün1,
deux l'écoutaient expliquer le Dharma, un quatrième accommodait de
la nourriture, le dernier feuilletait les livres de l'ermite.
« Il
doit s'agir de créations miraculeuses dues aux divinités locales
que j'ai mécontentées. J'étais radieux tout d'abord, mais je me
sens en dette maintenant car j'ai vécu ici sans disperser la moindre
torma2.
Je n'ai pas, non plus, adressés de compliment à chacun. »
Milarépa
pensa qu'il devrait dédier une louange à cet emplacement, et
composa un « chant d'éloge au lieu ».
Ah !
Séjour de l'ermitage solitaire !
Terre
qui réjouit les Bouddhas,
Résidence
des Êtres Accomplis,
Contrée
où je vis seul,
Forteresse
du garouda3,
Vallée
du Joyau de la Roche Rouge !
Là-haut,
le nuage du sud tourne et retourne ;
En
bas, la rivière coule et s'écoule ;
Entre
eux, le vautour légèrement plane.
Les
taillis des fruits sauvages et les grands arbres
Frémissent
et esquissent des pas de danse,
Les
abeilles modulent leur hymne bourdonnant,
Les
fleurs exhalent leur suave senteur,
Les
oiseaux susurrent de mélodieux gazouillis.
La
vallée du Joyau de la Roche Rouge est ainsi,
Les
oiseaux y volent avec aisance ;
Les
petits des singes s'entraînent à la dextérité ;
Et
moi Milarépa, je m'entraîne à la vivacité de l'esprit,
Je
m'entraîne à l'agilité des deux esprits d’Éveil4.
Je
suis en harmonie avec les maîtres de ce lieu tranquille.
Vous
ici, fantômes et démons assemblés,
Buvez
ce nectar d'amour et de compassion
Et
repartez chacun en votre séjour.
Ainsi,
il a chanté.
Milarépa tendant l'oreille aux dakinis et à Vajrayogini |
Toujours
mécontents du Jetsün, les démons, dans un état effrayant,
roulaient des yeux irrités. Deux spectres avait rejoint les
précédents ; ils se fortifiaient mutuellement, grimaçaient ;
et certains, menaçants, avançaient. Quelques-unes retroussaient les
lèvres, claquaient des dents. D'autres hurlaient de violentes
paroles et s'esclaffaient. Tous se roulaient à terre, échangeaient
des coups, adoptaient des postures insultantes.
Milarépa
réfléchit, médita sur le mal causé par ces êtres non humains.
Bien qu'il ait murmuré une incantation extrêmement puissante, dans
l'attitude et avec le regard courroucé, ils ne partirent pas. Une
grande compassion naquit alors en son cœur et il leur expliqua le
Dharma, mais les démons ne souhaitaient toujours pas partir.
Milarépa
pensa : « Marpa du Lhobrag5
m'ayant démontré que la totalité des conceptions naissaient en
l'esprit, mon propre esprit alors s'est soumis au Vide lumineux.
Après avoir réalisé leur non-appartenance au monde extérieur, je
n'aurais aucune raison de me réjouir si spectres et génies
malfaisants s'en allaient ».
Une
confiance sans appréhension du monde tel qu'il lui est devenue
évidente, il dit ce chant de brave assurance.
Je
me prosterne aux pieds de Marpa le Traducteur,
Le
père conquérant de l'armée des quatre démons6.
De
Milarépa, je ne parlerai pas,
Mais
de moi, fils de la blanche lionne des neiges7
Depuis
le flanc de ma mère, je perfectionne les trois maîtrises.
Enfant,
je dormais dans la tanière,
Adolescent,
j'en ai gardé les portes,
À
l'âge adulte, j'ai déambulé sur les hauteurs glacées.
Je
ne frémis pas, bien que la tempête tourbillonne,
Et
de la profondeur des précipices, je ne suis pas effrayé.
De
Milarépa, je ne parlerai pas,
Mais
de moi, fils de l'oiseau royal, du Garouda.
Depuis
l'intérieur de l’œuf, j'ai déployé mes longues ailes.
Enfant,
je dormais dans le nid,
Adolescent,
j'en ai gardé le seuil,
À
l'âge adulte, le grand Garouda a fendu les hauteurs du ciel.
Je
ne frémis pas, bien que l'azur soit immense,
Et
du relief acéré de l'étroite vallée, je ne suis pas effrayé.
De
Milarépa, je ne parlerai pas,
Mais
de moi, fils du noble poisson Yormo8.
Dans
les entrailles de ma mère, je tournais et retournais mes yeux d'or.
Enfant,
je dormais à l'abri,
Adolescent,
je guidai le banc du menu fretin,
À
l'âge adulte, le grand poisson évoluait au limite du lac.
Je
ne frémis pas, bien que les vagues soient puissantes,
Et
des filets ou hameçons innombrables, je ne suis pas effrayé.
De
Milarépa, je ne parlerais pas
Mais
de moi, fils du lama kagyü.
Dès
le sein de ma mère, ma conviction est née.
Enfant,
j'ai franchi la porte du Dharma,
Adolescent,
j'ai étudié,
À
l'âge adulte, l'anachorète a erré de par les ermitages.
Je
ne frémis pas, bien que les démons soient rusés et féroces,
Par
leurs multiples prodiges, je ne suis pas effrayé.
Le
lion n'a pas froid aux pattes assis dans la montagne.
Si
les pattes du lion gelait dans les neiges éternelles
À
quoi lui serviraient la perfection des trois puissances ?
Le
Garouda ne peut tomber dans son vol vers le ciel.
Si
la grand Garouda, du ciel devait choir,
Il
lui serait de peu de sens de déployer ses longues ailes.
Le
poisson ne suffoque pas en frétillant dans l'eau.
Si
le grand poisson devait être par l'eau étouffé,
Il
lui serait de peu de sens d'être né dans le lac.
Le
bloc de fer ne peut être brisé par une pierre.
Si
le fer devait éclater,
Quelle
absurdité de l'avoir forgé !
Moi,
Milarépa, ne suis pas effrayé par les spectres.
Si
Milarépa devait avoir peur des démons,
La
connaissance de la non-existence des phénomènes lui serait de peu
de sens.
Vous,
assemblées des démons, fantômes et génies malfaisants,
Votre
arrivée est plaisante aujourd'hui,
Ne
vous pressez pas ! Restez ici toujours, tranquillement,
Je
vous réciterai avec exactitude les Paroles du Bouddha.
Quoiqu'il
en soit, restez ce soir malgré votre hâte !
Nous
observerons la différence des conceptions blanches ou noires
En
rivalisant d'agilité avec le corps, la parole et l'esprit.
Si
vous repartiez cette fois sans m'avoir infligé vos obstacles,
Vous
ne pourriez répondre de la honte d'être venus.
Ainsi,
il a chanté.
Alors,
la fierté du yidam se manifesta, et Milarépa se rua sans cérémonie
sur les spectres. Ceux-ci, oppressés, pris de peur panique, les yeux
révulsés d'angoisse, le corps tremblant au point de faire trembler
la grotte, levèrent à la hâte un tourbillon de vent dans lequel
ils s'absorbèrent tous à leur tour, pour disparaître, annihilés.
Le
Jetsün se dit : « C'était le roi des esprits malfaisants
créateurs d'obstacles, Vinayaka9,
cherchant une occasion. Cette tourmente aussi, lorsque je suis sorti,
était un de ses tours de magie. Grâce à la bonté du Lama, il n'a
pas trouvé sa chance ».
Milarépa
retira de cette expérience un profit inconcevable. L'occasion lui en
avait donnée par Vinayaka, roi des démons.
Milarépa,Les cent mille chants, traduction de Marie-José Lamothe, éd. Fayard, Paris, 1986, pp. 19-24.
Voir le commentaire de ce texte ici.
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1Jetsün
est un terme tibétain honorifique que l'on peut traduire par
« Seigneur » ou « Vénérable ». Très
régulièrement au Tibet, on parle du « Jetsün Milarépa ».
4Esprit
d’Éveil ou bodhicitta en sanskrit désigne l'aspiration et la
volonté que tous les êtres soient libérés de la souffrance. Il y
a la bodhicitta ultime, le souhait que tous les êtres accèdent à
la vérité ultime sur eux-mêmes et les phénomènes, et la
bodhicitta relative, la compassion et l'engagement en faveur du
bonheur et du bien-être de tous les êtres sensibles.
6Les
quatre démons sont le démon de la croyance en un Soi, le démon de
la maladie et de la souffrance, le démon de la mort et le démon
des passions et de la convoitise.
7Le
lion blanc des neiges appartient au bestiaire mythologique du Tibet.
8Le
roi des poissons dans le folklore tibétain.
9Vinayaka
signifie en sanskrit « celui qui brise le Vinaya, celui qui
brise les vœux monastiques ». C'est le côté obscur de Ganesha. Il est donc représenté sous les traits d'un homme éléphant.
Lire le commentaire de ce texte ici.
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