Croire
en la réincarnation ?
Dans
mon article « Réincarnation », j'avais émis l'idée que
je ne pouvais pas être absolument certain du bien-fondé du
phénomène des renaissances. Je ne peux adopter une position
dogmatique par rapport de la vérité métaphysique du cycle des
naissances, vies et morts tels qu'on le présente dans le bouddhisme
(et dans d'autres religions et philosophies comme l'hindouisme, le
jaïnisme, la métempsychose des Grecs, etc...). J'ai le sentiment et
la conviction profonde qu'il y a un continuum qui traverse nos vies
et qui la relie à d'autres vies, d'autres existences, mais de là à
penser que cette conviction soit la réalité définitive des choses,
il y a un pas qu'un certain scepticisme m'empêche de franchir.
Évidemment,
la plupart des bouddhistes ne partagent pas ces doutes et instituent
la réincarnation en croyance fondamentale de la doctrine bouddhiste.
Par exemple, Matthieu Ricard dans un livre « Enquête sur la
réincarnation »,
ouvrage où plusieurs auteurs expliquent leur point de vue sur la
réincarnation, explique :
«
Un bouddhiste croit forcément à la réincarnation. Mais
se souvenir de ses vies antérieures n’a strictement aucun
intérêt ».
La
question dès lors est : « Faut-il forcément croire en la
réincarnation quand on est bouddhiste ? » Pour moi, ce
n'est pas une nécessité absolue. C'est certes une pente naturelle
quand on partage les vues du Bouddha sur l'existence, mais ce n'est
pas une nécessité absolue. Plus loin dans le texte, on demande à
Matthieu Ricard s'il est possible d'être bouddhiste sans croire en
la réincarnation. Ce dernier répond :
« Cela
voudrait dire que si l'on n'atteint pas la libération
en cette vie, c'est terminé ! Comment cela serait-il
possible ? Il n'y aurait alors jamais eu de Bouddha, d’Éveillé.
Le Bouddha Shâkyamuni a dit à maintes reprises que son éveil
était le fruit des mérites et de la connaissance qu'il avait
accumulés pendant trois ères cosmiques incommensurables.
Cela ne signifie pas qu'il est interdit à tous ceux qui le
souhaitent de retirer des bienfaits des enseignements du
bouddhisme, de cette science de l'esprit fondée sur
l’expérience contemplative, sans pour cela adopter
l'ensemble de ses enseignements métaphysiques.
De
telles personnes peuvent être chrétiennes, juives,
musulmanes ou athées et n’ont pas besoin de se dire
bouddhistes. Mais faute d'envisager une succession d'états
d’existence, le karma et le chemin graduel vers la
libération n’ont guère de signification. Certes, au terme
de son chemin, un bodhisattva atteint l'éveil
dans une existence particulière, mais dire que tous
les êtres puissent parcourir ce chemin du début à la
fin en l’espace d'une seule vie est une aimable
plaisanterie ».
Que
dit Matthieu Ricard ? Atteindre le parfait et incomparable Éveil
d'un Bouddha prend du temps, beaucoup de temps. En fait, les textes
disent qu'il faut l'effort acharné de plusieurs existences, voire de
très nombreuses existences pour arriver à un but si sublime. On
entend parfois qu'il a fallu cinq cent existences à celui qui allait
devenir le Bouddha Shâkyamuni
pour atteindre le bout de son Chemin du Milieu à partir du moment où
il a pris le vœu de bodhisattva. Mais d'autres textes évoquent une
durée de 3 kalpas. Un kalpa est une ère cosmique, le temps de vie
d'un univers. Dans les soûtras, on donne une image pour essayer
d'imaginer le temps que dure un kalpa. Tous les cent ans, un homme
vient effleurer une montagne avec un tissu de la plus fine étoffe.
Et bien, un kalpa est le temps qu'il faudra à cet homme pour éroder
complètement la montagne avec son bout de tissu qui vient effleurer
délicatement la montagne une fois tous les cent ans !
Cela
représente un temps absolument considérable. Mais d'autres soûtras,
notamment des soûtras du Grand Véhicule évoquent des espaces de
temps encore plus considérables. Dans le Soûtra du Lotus,
le Bouddha évoque une époque qui remonte à autant de kalpas qu'il
y a de grains de sable dans le lit du Gange, autant dire une durée
qui nous semble à nous, simples mortels, prodigieusement infinies.
Ce long effort dans le temps semble inévitable si l'on en croit la
conception métaphysique qui sous-tend les soûtras bouddhiques.
Il
y a une petite histoire dans l'hindouisme que j'aime beaucoup à ce
sujet. Un yogin vient trouver son maître spirituel et lui demande :
« Combien de temps me reste-t-il à vivre avant de connaître
la Libération ? » Le maître lui répond : « Tu
devras te réincarner encore quatre fois ». Le yogin se dit
alors : « Tant que ça ! », et commence à se
lamenter. Il se lamente et se désespère tellement qu'il perd la
motivation pour la pratique spirituelle et la conduite morale. Si
bien qu'il finit par tomber dans un chemin de perdition qui l'écarte
inexorablement du chemin de la Libération. Un autre yogin vient
trouver le même maître et lui pose la même question :
« Combien de temps me reste-t-il à vivre avant de connaître
la Libération ? » Le maître lui répond : « Tu
vois ce grand arbre ? Et bien, tu devras te réincarner autant
de fois qu'il y a de feuilles sur cet arbre ! » Le second
yogin se dit alors : « Si peu que ça ! ». Il
se réjouit grandement et, tout motivé, se met à redoubler d'ardeur
dans sa pratique spirituelle, tant et si bien qu'il atteint la
Libération dans cette vie-même !
Cette
conception d'un temps long dans le progrès spirituel nécessite
effectivement la croyance de la réincarnation. Mais est-ce là
l'essence du Dharma ? On peut considérer le bouddhisme comme
une philosophie de vie ou comme une religion. Le bouddhisme comme
religion implique cette explication du monde en de nombreuses vies
qui se succèdent et renvoient à notre responsabilité individuelle
de faire fructifier ces réalisations spirituelles afin de gagner le
bonheur dans l'au-delà. Le bouddhisme comme philosophie, lui, trouve
son essence dans la mise ne pratique des trois branches de la
doctrine du Bouddha : la conduite éthique, la concentration
méditative et la sagesse. S'il y a une confiance à avoir dans le
Bouddha, c'est dans l'idée que son chemin amène à des résultats.
Et à mon sens, c'est cette confiance dans le chemin proposé par le
Bouddha qui caractérise le plus un bouddhiste, beaucoup que la
croyance en la réincarnation.
On
pourrait répliquer qu'on aura moins d'envie de persévérer et
d'accepter des sacrifices si on n'a pas la perspective des vies
futures où l'on bénéficiera des actes moraux d'aujourd'hui. On
pourrait comparer toutes ces vies qui se succèdent aux journées qui
se succèdent dans une seule vie. Imaginons qu'il nous reste une
seule journée à vivre et que minuit venu, on viendrait à mourir.
Dans cette dernière journée à vivre, aurait-on vraiment envie
d'aller travailler et de cultiver son champ ? Si on sait que le
fruit de son travail, le salaire ou la récolte, profitera à
quelqu'un, et pas à soi, est-ce qu'on aurait vraiment envie de
bosser dur ce jour-là ? Est-ce qu'on aurait pas envie de
paresser et de profiter de la vie ? Pareillement, si on pense
que cette existence est la seule existence que l'on aura à mener,
n'aura-t-on pas envie de faire des efforts uniquement pour sa propre
préservation de cette vie-ci, mais pas au-delà ? Pourquoi
faire des sacrifices, pourquoi se montrer particulièrement généreux
et impliqué envers les autres si l'on ne reçoit rien en retour ?
À
cet argument, on pourrait répondre deux choses :
1°)
Un sage qui pratique la bienveillance et la compassion, qui contemple
la nature impermanente des choses et qui développe l'esprit d’Éveil
se laisserait-il vraiment aller s'il lui venait soudain la
conviction que cette vie est la seule à vivre?J'en doute. Dans les
pratiques de l'esprit d’Éveil (bodhicitta en sanskrit), il y a
l'exercice spirituel de considérer autrui comme soi-même. Tous les
autres auraient pu être nous-mêmes. Ce qu'ils vivent, on pourrait
le vivre si nous avions été eux. Une fois que l'on considère les
choses les choses de cette façon, on comprend que nous ne sommes
fondamentalement séparés de personne. Tous les êtres vivent en
interdépendance avec tous les autres. L'égoïsme est vu comme une
illusion absurde, l'individualisme forcené une voie sans issue. Il
naît alors un altruisme désintéressé en nous : nous avons
l'envie d'aider les autres et de persévérer dans le Dharma pour le
bien des êtres, même si cela ne nous est pas profitable, ni à
nous, ni à un « moi » d'une vie future. La beauté du
geste nous suffit.
2°)
Le Dharma nous incite à agir dans le monde tel qu'il est et à
contempler le monde tel qu'il est. Pour voir ce monde tel qu'il est,
il faut se dépouiller de tous les discours mentaux, de notre
propension à commenter sans cesse le monde qui nous entoure. Dans la
méditation, cela inclut les discours mentaux sur le Dharma. Or le
fait de décrire le monde avec des concepts métaphysiques comme la
réincarnation et de décrire très longuement les qualités sublimes
des bouddhas et des bodhisattvas avec des concepts de « grandiose »
et « d'extraordinaire » n'est-elle pas un obstacle à la
méditation ? On se fait une idée grandiose du Bouddha et d'un
Bodhisattva, mais si on en voyait un dans la vie réelle, on ne
serait pas fichu de le reconnaître.
D'ailleurs,
dans le « Soûtra de la
Distinction des Éléments »,
le jeune moine Pukkusāti,
disciple zélé et dévoué dans la Voie du Bouddha, mais qui n'a
jamais vue le Bouddha en personne, trouve refuge un jour dans le
hangar d'un potier pour passer la nuit. Dans ce hangar, un ascète
s'y trouve déjà. Cet ascète a l'air d'être quelqu'un de très
sérieux puisqu'il passe le plus clair de la nuit plongé dans
l'absorption méditative. Pukkusāti
finit par nouer un dialogue et lui demande un enseignement sur la
façon dont il envisage la sagesse. L'ascèse s'exécute et lui livre
une analyse poussée du Dharma. Au fur et à mesure de l'exposé,
Pukkusāti
comprend qu'il a affaire avec le Bouddha lui-même. Il s'excuse de
ne pas l'avoir reconnu : mais en apparence, ce n'était qu'un
ascète parmi tant d'autres dans l'Inde mystique. Comment aurait-il
pu le reconnaître ?
Extérieurement,
le Bouddha était un homme comme tous les autres. Contrairement à ce
que raconte les descriptions fantaisistes des Bouddhas dans les
soûtras du Grand Véhicule avec les 32 marques supposées des Êtres
Éveillés, parmi lesquelles des bizarreries: le Bouddha devait
notamment faire selon ces descriptions la taille spectaculaire de
quatre mètres de haut. Quand on voit des statues massives de quatre
mètres dans des monastères tibétains ou chinois, c'est supposé
être sa taille réelle. Mais ce n'est pas tout : le Bouddha
aurait eu des doigt palmés (il a sûrement été Donald Duck dans
une vie précédente), une peau dorée, un sexe de cheval qui rentre
comme dans un fourreau (!!!???) entre autres bizarreries. Ces marques
sublimes relèvent de la science-fiction, voire du phénomène de
foires si cela existait en vrai, mais les bouddhistes y croient dur
comme fer. Je me souviens d'un lama tibétain qui expliquait très
sérieusement que Devadatta (le disciple félon du Bouddha) avait
tellement peu de foi dans le Bouddha qu'il ne voyait pas que ce
dernier faisait quatre mètres de haut et qu'il planait dans les
airs. Or dans le passage de Pukkusāti
qui ne reconnaît pas le Bouddha alors qu'il a une foi intense dans
son enseignement, on voit bien que le Bouddha était un homme comme
tous les autres, avec deux bras, deux jambes et une tête. C'était
certes un personnage charismatique, mais qui avait l'apparence d'un
homme ordinaire.
Ce
genre de conceptions se nourrit de l'imaginaire religieux qui est
très prompt à la superstition et à la surenchère dans le
merveilleux, mais cet imaginaire nous écarte de la réalité telle
qu'elle est. L'avantage de ne voir qu'une seule vie dans la pratique
du Dharma est qu'on est moins tenté de se réfugier dans le
merveilleux et de se focaliser dans l'instant présent. Car il y a
une vie qui se présente à nous, et c'est dans cette vie seule qu'on
peut mettre en œuvre le Dharma par la pratique de la conduite
éthique, de la méditation et de la sagesse. Le temps passé en
spéculation sur la vie future est en ce sens une perte de temps. Peu
importe que vous deveniez un Bouddha dans quatre vies ou dans
quarante-cinq vies, l'important, c'est ce qui se passe dans cette
vie-ci, aujourd'hui, dans l'instant présent. Il y a toujours
quelques chose à faire dans l'instant présent : cultiver la
vue juste, développer la pensée juste, tenir une parole juste,
accomplir une action juste, vivre avec des moyens d'existence juste,
fournir un effort juste, pratiquer l'attention juste et s'absorber
dans une concentration juste. Et cela ne nécessite pas absolument de
croire en la réincarnation.
*****
Voilà.
Pour terminer, je ferai deux remarques :
1°)
Matthieu Ricard est un membre du bouddhisme tibétain, une des formes
les plus religieuses du bouddhisme. Il n'est pas étonnant dès lors
que la réincarnation soit pour lui une donnée essentielle du
bouddhisme. Toutes l'autorité des écoles lamaïstes repose sur
l'idée que l'on peut reconnaître certains enfants comme étant les
réincarnations des grands maîtres récemment décédés. Le
phénomène des tulkous existent depuis le premier Karmapa, Tusoum
Khyenpa qui avait donné des indications sur sa prochaine incarnation
à la fin du XIIème siècle. Notez bien que le bouddhisme existe
depuis le sixième siècle avant notre ère, et cela n'était venu à
l'idée de personne de pouvoir prédire sa prochaine renaissance....
Il a fallu concrètement dix-huit siècles de bouddhisme pour qu'on
avalise ce système des lamas réincarnés. Avant cela, on pensait
(avec une certaine sagesse à mon humble avis) que cela dépassait
largement notre entendement.
Par
ailleurs, ce système de sélection d'enfants déclarés
officiellement « réincarnation de tel ou tel rimpotché ou de
tel ou tel hiérarque du bouddhisme » a conduit à toutes
sortes de dérives. Si ce système avait été seulement spirituel...
Mais non, ces gamins déclarés réincarnés occupaient des postes de
pouvoir et de prestige dans la société féodale tibétaine. Les
convoitises étaient donc très fortes pour que l'enfant de tel ou
tel clan soit nommé « tulkou », les enjeux étant
colossaux. Les fraudes étaient donc fréquentes, voire les coups bas
quand on assassinaient des enfants candidats à la réincarnation. Il
y a l'exemple au XVIIème siècle du cinquième
dalaï-lama, Lobsang Gyatso, qui n'était pas la véritable
réincarnation du quatrième dalaï-lama. Cela ne l'a pas empêché
d'être un personnage de l'Histoire du Tibet ; on l'a même
appelé le « Grand Cinquième ». Plus proche de nous, il
y a actuellement une controverse particulièrement aiguë au sein de
l'école kagyüpa sur le Karmapa : deux XVIIème
Karmapas ont été intronisés, et les partisans de l'un disent que
l'autre Karmapa est un imposteur, et vice-versa... Cela pousse quand même à certain doute et un certain scepticisme sur la question.
2°)
Je pense donc qu'il est possible d'être bouddhiste sans croire en la
réincarnation, si l'on comprend le vocable « bouddhiste »
comme « pratiquant du Dharma », c'est-à-dire que
quelqu'un qui suit la conduite éthique, la méditation et la sagesse
prônée par le Bouddha. Par contre, si l'on entend par
« bouddhiste » l'affiliation à une religion avec les
immenses statues du Bouddha, les traditions asiatiques et la
soumission à une hiérarchie religieuse, c'est évidemment plus
délicat, mais ce n'est pas mon propos.
Je
reconnais que la croyance en la réincarnation offre un cadre plus
facile pour expliquer simplement des idées de rétribution morale.
Pourquoi bien agir alors que nos bonnes actions ne sont pas
nécessairement récompensées dans cette vie-ci ? La théorie
du karma a le mérite indéniable d'être simple. Ne pas recourir à
l'explication des réincarnations oblige à avoir une pensée
philosophique plus raffinée et plus subtile : voir que nous
pourrions nous échanger nous-mêmes et autrui et voir que tous les êtres méritent d'être aidés dans l'esprit de la bodhicitta, voir
l'interdépendance entre tous les êtres, agir avec le seul idéal du
bien de l'humanité et des êtres sensibles, voir que tout dans la
nature est impermanent et soumis à des cycles (cycle de l'eau, cycle
de la vie, cycle des saisons, cycles de l'énergie dans la
mitochondrie...), que tout se transforme en étant ni autre, ni
identique. En même temps, cet effort philosophique pour s'insérer
dans l'éthique bouddhique me semble en lui-même assez fécond.
Je
pense que l'idée qu'on a un nombre incalculable de vies à vivre
encore pourrait avoir l'effet indésirable de reporter notre effort à
pratiquer le Dharma. Pourquoi se presser de faire des efforts pour
méditer ou bien se comporter quand on a un nombre infini de séances
de rattrapage ? En fait, c'est dans l'instant présent qu'il est
urgent de pratiquer pour soi-même, pour les autres, pour l'humanité,
pour tous les êtres sensibles. C'est dans cette vie présente qu'il est urgent d'assumer sa responsabilité envers les autres.