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mercredi 15 novembre 2017

Une charogne





Une charogne


Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme,
Ce beau matin d'été si doux :
Au détour d'un sentier une charogne infâme
Sur un lit semé de cailloux,

Les jambes en l'air, comme une femme lubrique,
Brûlante et suant les poisons,
Ouvrait d'une façon nonchalante et cynique
Son ventre plein d'exhalaisons.

Le soleil rayonnait sur cette pourriture,
Comme afin de la cuire à point,
Et de rendre au centuple à la grande Nature
Tout ce qu'ensemble elle avait joint ;

Et le ciel regardait la carcasse superbe
Comme une fleur s'épanouir.
La puanteur était si forte, que sur l'herbe
Vous crûtes vous évanouir.

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
D'où sortaient de noirs bataillons
De larves, qui coulaient comme un épais liquide
Le long de ces vivants haillons.

Tout cela descendait, montait comme une vague,
Ou s'élançait en pétillant ;
On eût dit que le corps, enflé d'un souffle vague,
Vivait en se multipliant.

Et ce monde rendait une étrange musique,
Comme l'eau courante et le vent,
Ou le grain qu'un vanneur d'un mouvement rythmique
Agite et tourne dans son van.

Les formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve,
Une ébauche lente à venir,
Sur la toile oubliée, et que l'artiste achève
Seulement par le souvenir.

Derrière les rochers une chienne inquiète
Nous regardait d'un œil fâché,
Épiant le moment de reprendre au squelette
Le morceau qu'elle avait lâché.

- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure,
A cette horrible infection,
Étoile de mes yeux, soleil de ma nature,
Vous, mon ange et ma passion !

Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements.

Alors, ô ma beauté ! dites à la vermine
Qui vous mangera de baisers,
Que j'ai gardé la forme et l'essence divine
De mes amours décomposés !




Charles Baudelaire, Spleen & Idéal, Les Fleurs du Mal, 1857.

dimanche 16 avril 2017

Enivrez-vous





Enivrez-vous



     Il faut être toujours ivre, tout est là ; c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

       Mais de quoi? De vin, de poésie, ou de vertu à votre guise, mais enivrez-vous!

      Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge; à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est. Et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront, il est l'heure de s'enivrer ; pour ne pas être les esclaves martyrisés du temps, enivrez-vous, enivrez-vous sans cesse de vin, de poésie, de vertu, à votre guise.




Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose, XXXIII.














    Voici un poème de Charles Baudelaire qui résonne étrangement aux oreilles d'un passionné de philosophie bouddhiste. Pour Baudelaire, il faudrait tout faire pour oublier l'horreur du temps qui passe et qui ravage tout sur son passage. Il faudrait tout faire « pour ne pas sentir l'horrible fardeau du temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre ». S'enivrer serait alors la solution : tout le frémissement du monde serait alors une invitation à cette griserie. Pour celui qui est prêt à écouter, le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge nous disent qu'il est l'heure de s'enivrer pour oublier les heures qui passent et défilent. Et cette ivresse peut être celle que procure le vin, mais aussi cela peut être l'ivresse poétique ou l'ivresse de la vertu. S'enchanter du monde tant qu'il est est encore temps ou faire le bien autour de soi afin de grappiller quelques poussières d'éternité auprès de la providence ou auprès du bon Dieu.


       La démarche d'un bouddhiste est évidemment tout autre puisqu'il s'agit de regarder en face l'impermanence et avoir une pleine conscience de ce passage inexorable du temps dans le corps et dans l'esprit, dans les êtres et dans les choses, dans ce qu'on aime et ce qu'on aime pas. En même temps paradoxalement, on peut se demander si la méditation n'est pas justement une ivresse lucide : s'affranchir de ce monde temporel en rendant l'esprit transparent à cette œuvre incessante de l'impermanence. Ces quelques mots de Charles Baudelaire me rappelle ces mots de Dōgen dans le Genjōkōan :

« Étudier la Voie du Bouddha, c'est s'étudier soi-même ;
S'étudier soi-même, c'est s'oublier soi-même ;
S'oublier soi-même, c'est être reconnu et éveillé par tous les phénomènes ;
Être reconnu et éveillé par tous les phénomènes,
C'est abandonner son corps et son esprit
Comme le corps et l'esprit de l'autre,
C'est voir disparaître toute trace d’Éveil
Et faire naître l'incessant Éveil sans trace ».

Ivresse du Zen.

C'est l'heure de s'enivrer, c'est l'heure d'entrer en méditation.















Voir aussi de Charles Baudelaire :








Voir à propos du Genjōkōan de Dōgen : 

(et plus particulièrement la 4ème partie a & b pour le passage ci-dessus)





Voir aussi : 












Kenro Izu





Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 



Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.



Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.





dimanche 2 avril 2017

L'horloge


L'horloge



Horloge ! dieu sinistre, effrayant, impassible,
Dont le doigt nous menace et nous dit : « Souviens-toi !
Les vibrantes Douleurs dans ton cœur plein d'effroi
Se planteront bientôt comme dans une cible ;

« Le plaisir vaporeux fuira vers l'horizon
Ainsi qu'une sylphide au fond de la coulisse ;
Chaque instant te dévore un morceau du délice
A chaque homme accordé pour toute sa saison.

« Trois mille six cents fois par heure, la Seconde
Chuchote : Souviens-toi ! - Rapide, avec sa voix
D'insecte, Maintenant dit : Je suis Autrefois,
Et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde !

« Remember ! Souviens-toi, prodigue ! Esto memor !
(Mon gosier de métal parle toutes les langues.)
Les minutes, mortel folâtre, sont des gangues
Qu'il ne faut pas lâcher sans en extraire l'or !

« Souviens-toi que le Temps est un joueur avide
Qui gagne sans tricher, à tout coup ! c'est la loi.
Le jour décroît ; la nuit augmente, souviens-toi !
Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide.

« Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »


Charles Baudelaire, L'Horloge, Spleen & Idéal, dans « Les Fleurs du Mal », LXXXV.







Marc Chagall, Horloge, 1914




      Les hommes ont depuis des millénaires cherché à mesurer le temps, les heures, les minutes, les secondes, les jours, les mois, les saisons, afin de maîtriser un peu mieux le cours fluctuant de leur vie. Après les cadrans solaires, les sabliers, les clepsydres, les horloges ont été un des grandes inventions de l'homme. Ce mécanisme complexe de rouages et de balanciers en est venu à symboliser le temps, le temps qui passe, le temps qui nous échappe, le temps qui nous irrite et qui nous obsède avec ce tic-tac existentiel qui résonne au plus profond de notre être, ce temps que l'on cherche à contrôler, mais qui contrôle nos vies comme un tyran sans nom, un « dieu sinistre, effrayant, impassible » comme le dit Charles Baudelaire.

      Et ce dieu sinistre nous désigne avec ses doigts pointés sur nous, les aiguilles de l'horloge, et s'adresse à notre conscience sous la forme d'un antique rappel : « Souviens-toi ! », le MEMENTO MORI de la sagesse des Anciens : « Souviens-toi que tu vas mourir ! N'oublie pas que tu vas mourir ! ». Tu n'es mortel et tu subis l'empire du Temps. Ne sois pas animé de la folie de te croire immortel, car le temps brisera ce que tu aimes et incrustera sa marque dans ta chair, la vieillesse. Et l'horloge est le rappel lancinant de cette outrage du temps. Comme le dit Baudelaire : «  Trois mille six cents fois par heure, la seconde chuchote : Souviens-toi ! ». On pense aussi à la vieille pendule d'argent dans la chanson de Jacques Brel « Les Vieux » :

« Traverser le présent en s'excusant déjà de n'être pas plus loin
Et fuir devant vous une dernière fois la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, qui leur dit : je t'attends
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non et puis qui nous attend  »

Bien sûr, on peut voir le temps comme cette gargouille grimaçante qui nous rappelle à chaque instant les supplices à venir, comme le dieu Chronos qui ingurgite impitoyablement ses enfants, comme un insecte obscène qui nous pique à chaque instant pour sucer la sève de notre vie : « Je suis Autrefois, et j'ai pompé ta vie avec ma trompe immonde ! ». Bien sûr, tout ce que nous vivons maintenant sera immédiatement relégué dans l'Autrefois, dans le tombeau glacial du passé. Mais plutôt que de subir ce rappel incessant du temps qui fait son œuvre continuelle de destruction, il vaut mieux dès à présent méditer l'impermanence de tous les phénomènes, comme le conseille le Bouddha. Chaque fois que nous inspirons et que nous expirons, nous nous rapprochons un tout petit peu de notre mort. Que la conscience s'immerge dans la contemplation de l'impermanence à l’œuvre en elle-même et dans toutes choses.

Au début effectivement, cela peut apparaître comme quelque chose de sinistre ou de morbide. Le temps a cette apparence effrayante de démon grimaçant, de faucheuse des âmes, une apparence peu amène certes. « Kala » en sanskrit signifie à la fois « temps » et « noir, sombre ». Mais qu'on veuille bien voir l'impermanence dans chaque instant de notre vie, et le temps et la mort perdront cette apparence effrayante. Le temps est destruction certes, mais il est aussi création. Le temps amène la mort, mais il amène aussi la naissance, et l'élan vital a besoin du temps pour se déployer. Au fond, la méditation de l'impermanence a pour but de nous faire entrer dans ce grand flux de la vie et de la mort et d'être en paix avec ce monde.

Une fois conscient de ce passage dans le temps, il ne faut pas oublier d'apprécier l'instant présent pour ce qu'il a à nous offrir, l'or du temps, nous dit Baudelaire, qu'il faut extraire de la gangue des minutes. Rien ne sert d'être obsédé par le passé, rien ne sert de rêver constamment à des bonheurs futurs, à des succès prochains. L'art de vivre le plus élégant consiste à apprécier toute la saveur de l'instant présent. C'est le Carpe Diem d'Horace et des épicuriens : récolte ce qu'il y a à récolter du jour, de la minute et de la seconde qui se présente ici et maintenant.

L'avant-dernière strophe est une réminiscence assez claire de ce grand penseur du temps et du devenir qu'était Héraclite d’Éphèse. « Souviens-toi que le Temps est un joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup ! ». Écho manifeste de la formule héraclitéenne : « Le Temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d'un enfant ». Et il en va ainsi du temps qui prend ses pions, c'est-à-dire nous les mortels sans ordre apparent. Comme aux échecs où certaines pièces sont prises dès l'ouverture du jeu, où d'autres pièces tombent dans le courant de la partie et où enfin quelques pièces en disparaissent à toute fin de la partie. Mais le temps gagne contre chaque pièce. « Le gouffre a toujours soif ; la clepsydre se vide ». En fait, la seule victoire sur le temps est de prendre pleinement conscience de son action en toutes choses pour se détacher de son emprise, comme un contorsionniste sait se délivrer de ses chaînes. Accéder à ce qui transcende le temps.

Enfin, la dernière strophe du poème de Baudelaire est la farce même de l'existence :
« Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard ! »


On ne sait pas quand on mourra, mais on sait que cela viendra. À ce moment, on fait le bilan de sa vie, ce qu'on a fait de bien et ce qu'on a fait de mal, et souvent ce bilan n'est pas très resplendissant. Baudelaire compare la vertu à une épouse encore vierge, une épouse que l'on n'a pas vraiment connu. Reste alors les larmes du remord et du repentir, la dernière auberge pour se consoler du crépuscule de cette existence. Est-ce être trop moraliste que de rappeler que, dans ce moment où l'on se retrouve confronté à sa propre conscience, il vaut mieux avoir fait quelque chose de bien de son existence ? C'est-à-dire qu'il faut le plus tôt possible dans l'existence épouser la vertu et consommer le mariage en faisant le plus de bien possible autour de soi, faire preuve de patience et de gentillesse, se montrer généreux, être droit et juste, aider celui qui a besoin d'aide, ne pas laisser tomber ceux qui tombent sur nous, que sais-je.... C'est à cette condition que l'on pourra quitter ce monde la conscience en paix. 























De Charles Baudelaire : 





Citations sur l'impermanence et la mort :


 - l'oubli de la mort (I, 6)


Sur la méditation de l'impermanence, voir aussi : En compagnie du souffle - sixième partie




Marc Chagall, Horloge à l'aile bleue, 1949






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vendredi 12 décembre 2014

L'Étranger


- Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère?
- Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère.
- Tes amis?
- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.
- Ta patrie?
- J'ignore sous quelle latitude elle est située.
- La beauté?
- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.
- L'or?
- Je le hais comme vous haïssez Dieu. 
- Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger? 
- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages!


Charles Baudelaire, L'étranger, Le spleen de Paris







    Charles Baudelaire, dans ce petit poème du recueil "Le Spleen de Paris", nous décrit un étranger qui sent bon le bon sauvage qu'un siècle auparavant Jean-Jacques Rousseau vantait dans ses œuvres philosophiques. Un personnage qui, surtout, n'est pas emprisonné dans les codes de la bourgeoisie dominante, qui n'est pas lié à la respectabilité et aux bonnes convenances d'une famille. Un individu libre qui ne veut contempler la Beauté que déesse et immortelle, un individu singulier dans sa solitude, un individu aérien qui admire la Nature et n'aime rien tant que contempler les nuages dans le ciel.  








Les photos sont de Tartiplume dans les Nuages (son blog ici).

Léo Ferré a mis en musique ce poème :




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