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dimanche 25 octobre 2015

Notre relation aux autres

Si je ne suis pas pour moi, qui le sera ?
Si je ne suis que pour moi, qui suis-je ?
Si ce n'est pas maintenant, quand ?

Hillel (Mishna, Pirke Avot,1:14)


Rembrandt, Philosophe lisant ou Saint-Anastase, 1631,
musée national de Stockholm




     Hillel était un rabbin important du premier siècle avant notre ère. On lui doit toutes sortes de commentaires et d'interprétations de la Torah juive. Ce qui est intéressant dans cette aphorisme, c'est qu'il indique qu'on ne peut répondre à la question métaphysique « Qui suis-je ? » sans passer par la question de savoir quelle est notre relation aux autres et sans trouver une relation harmonieuse avec les autres. Je ne peux pas vivre dans l'abnégation totale où je me dévouerai entièrement aux autres. Si je n'existe pas pour moi, qui existera-t-il pour lui-même ? De quel droit pourrait-il se dévouer à lui-même alors que, moi, je dois me dévouer à lui ? Et si tout le monde est sensé être entièrement altruiste, qui bénéficiera en fin de compte de cet altruisme ?

      À l'inverse, l'égoïsme total qui consiste à n'exister que pour soi est également une aberration. « Si je ne suis que pour moi, qui suis-je ? » Qui suis-je pour penser que seul compte mon intérêt ? Qui suis-je, dès lors que j'oblitère complètement l'existence de l'autre ? Qui suis-je si je ne me pense pas dans la relation aux autres ? Toute la question selon Hillel, c'est de trouver la relation la plus équilibrée entre ces deux pôles : l'abnégation totale envers les autres et l'égoïsme le plus crasse où l'existence des autres ne compte pas. Et c'est maintenant qu'il faut trouver cet équilibre. Si vous reportez constamment ce questionnement, vous allez rater un enjeu essentiel de cette vie qui passe vite, très vite.

lundi 21 septembre 2015

Tu aimeras l’étranger

« Tu aimeras l’étranger comme toi-même, car tu as été étranger en terre d’Égypte»

La Bible, Lévitique, XIX, 34.


#Réfugiés,
L'aide plutôt que la haine

lundi 11 mai 2015

Vanité des vanités

 Paroles de Qohèleth,   fils de David, roi de Jérusalem.

Vanité des vanités, disait Qohèleth. Vanité des vanités, tout est vanité !
Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il se hâte vers son lieu, et de nouveau il se lèvera. Le vent part vers le sud, il tourne vers le nord ; il tourne et il tourne, et recommence à tournoyer. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est pas remplie ; dans le sens où vont les fleuves, les fleuves continuent de couler.
Toutes les paroles sont usées,
personne ne peut plus parler
l’œil n'est pas rassasié de ce qu'il voit,
et l'oreille n'est pas saturée de ce qu'elle entend.
Ce qui fut, cela le sera,
ce qui s'est fait se refera
et il n'y a rien de nouveau sous le soleil !
Y a-t-il une seule chose dont on dise : « Voilà enfin du nouveau ! » – Non, cela existait déjà dans les siècles qui ont précédé. Il ne reste pas de souvenir d’autrefois ; de même, les événements futurs ne laisseront pas de souvenir après eux.

Moi, Qohèleth, j’étais roi d’Israël à Jérusalem. J’ai mis tout mon cœur à rechercher et d’explorer, grâce à la sagesse, tout ce qui se fait sous le ciel ; c’est là une rude besogne que Dieu donne aux fils d’Adam pour les tenir en haleine. J’ai vu tout ce qui se fait et se refait sous le soleil. Eh bien ! Tout cela n’est que vanité et poursuite du vent.
Ce qui est courbé ne peut être redressé,
ce qui manque ne peut être compté.
J’ai réfléchi et je me disais : C’est moi qui ai fait grandir et progresser la sagesse plus que tous mes prédécesseurs à Jérusalem. J’ai approfondi la sagesse et le savoir. J’avais à cœur de connaître la sagesse, de connaître aussi la sottise et la folie, et j’ai su que cela encore était tourment de l’esprit.
Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ;
Plus de savoir, plus de douleur.

L'Ecclésiaste, I 1-18.

Masao Yamamoto


   L'Ecclésiaste est certainement le passage le plus philosophique de la Bible, en tous cas, celui qui est susceptible d'exercer le plus son pouvoir de fascination sur un philosophe incrédule. C'est à tel point vrai que les érudits juifs de l'Antiquité s'étaient demandé lors d'un concile s'il fallait conserver ce texte qui dénotait tellement dans la concert de la foi et de la crédulité des textes et allégories bibliques. Dans ce synode de Jamnia, les rabbins ont décidé de garder l'Ecclésiaste dans les corpus de la Bible, mais uniquement parce qu'il décrivait la détresse de l'homme qui a abandonné Dieu. C'est manquer, il me semble, la profondeur de ce texte, mais cela permet à l'homme de foi qui n'aime pas être remis en question de contourner à peu de frais le caractère dérangeant, je dirais même incandescent de ce texte.

    « Vanité des vanités, tout est vanité ! » Ce texte de l'Ecclésiaste s'ouvre sur cette formule célèbre entre toutes. Le dépit de l'homme qui se rend compte que rien n'a de sens dans la vie. Dans un texte qui prétend fixer dogmatiquement le sens de la vie à tous les êtres humains sur la surface du globe, voila qui ne manque pas de saisir ! Éclair de lucidité qui annonce un orage de désillusions et de prises de conscience. Tout est vanité. Tout ce qui fait sens, tout ce qui semble important et signifiant à nos yeux, tout cela n'est que vanité de l'homme imbu de son importance dans un univers gigantesque, dans lequel il n'est lui-même qu'une infime particule. Les honneurs, vanité. L'argent, vanité. La beauté, vanité. La réussite, vanité. Cela, les religions et les philosophies le disent. Mais le travail, le labeur, le devoir accompli, vanité aussi ! Si rien n'a de sens, pourquoi se donner tant de mal, tant de peine à faire pousser son champ, à se fatiguer à la tâche. Pour se procurer de quoi vivre une vie vaine de sens ? Cela semble bien absurde !

     « Quel profit l’homme retire-t-il de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Un âge va, un âge vient, mais la terre tient toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il se hâte vers son lieu, et de nouveau il se lèvera ». Non seulement le travail nous accable tant en en ne servant qu'à perpétuer une vie vaine de sens ; mais en plus, il faut recommencer ce labeur tous les jours que Dieu fait ! Comme le soleil qui suit un cycle immuable, nous entraînant vers la mort au fil des jours, des semaines, des mois, des années, notre vie connaîtra son couchant tandis que d'autres vies se lèveront et connaîtront les mêmes joies et les mêmes peines. Vies frappées du sceau de la vanité tout autant que les vies passées. Vanité des vanités.

     On a vu parfois en Qohélet un philosophe inspirée par la philosophie grecque, stoïcisme de Chrisippe et Zénon de Citium, scepticisme de Pyrrhon d'Elis, épicurisme. Si ce passage peut bien faire penser à l’Éternel Retour, croyance des Grecs dans le continuel retour des mêmes événements, il me semble qu'il y a un ton dans l'Ecclésiaste qui échappe à celui de la philosophie grecque. Ce passage peut aussi faire penser au temps cyclique de la pensée indienne hindouiste, bouddhiste ou jaïne. La parenté vient peut-être de la parenté de l'observation des cycles de la Nature où tout revient continuellement. Cycle du soleil, cycle de l'eau, cycle des saisons, cycle de la vie. Vanité et poursuite de vent.

     Dans un de ses enseignements, le Bouddha explique à Udaya, un brahmane qui se plaint qu'il vient « encore et encore » mendier de la nourriture auprès de lui :
« Les semences sont ensemencées encore et encore,
le gros nuage donne des pluies encore et encore,
les cultivateurs labourent les champs encore et encore,,
les nouvelles graines apparaissent dans le pays encore et encore.

Les mendiants demandent encore et encore,
les donateurs donnent encore et encore.
Ayant donné encore et encore,
ils naissent dans un lieu céleste encore et encore.

On traite les vaches laitières encore et encore,
le veau s'approche encore et encore.
Il se fatigue et tremble encore et encore.

Le sot va dans une matrice encore et encore,
il naît et il meurt encore et encore,
On le porte au cimetière encore et encore !

Cependant,
le sage qui a pris le chemin
par lequel on ne revient plus à l'existence
ne naît plus encore et encore1 ».

    Qohélet et le Bouddha témoignent tous deux de cette lassitude de toujours devoir revivre constamment les mêmes peines et les mêmes tourments. Tout a été dit et redit. Tout ce qui est fait a déjà été fait. « Rien de nouveau sous le soleil », autre parole célèbre de Qohélet ou l'Ecclésiaste (les deux mots signifiant : celui qui parle à l'assemblé, ecclésia en grec signifiant « assemblée »).

      Mais là Qohélet que la légende identifie au roi Salomon diffère sensiblement du Bouddha, c'est à propos de la sagesse. Là où pour le Bouddha la sagesse libère du cycle des existences («le sage qui a pris le chemin par lequel on ne revient plus à l'existence ne naît plus encore et encore »), la sagesse selon Qohélet est elle-même frappée du sceau de la vanité. La sagesse nous aide à prendre conscience de la vanité du monde, mais en même temps, elle nous afflige de notre propre vanité. Vanité des vanités. Elle nous fait prendre conscience des tourments du monde, mais cette lucidité est un fardeau dans l'existence :
« Beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ;
Plus de savoir, plus de douleur ».  

     Le Bouddha ne peut évidemment pas être d'accord avec cela. Le but de la sagesse dans le Dharma du Bouddha, c'est bien sûr de vaincre la souffrance et les liens qui nous attachent à cette souffrance au cours des existences que nous traversons. C'est donc aussi de trouver le bonheur et la béatitude. Pour le Bouddha, beaucoup de sagesse, beaucoup de bonheur !

   Encore faut-il s'entendre sur la signification du mot « sagesse ». Au sens bouddhiste, la sagesse est la qualité de l'esprit qui s'obtient après une longue ascèse de conduite éthique et de méditation jointe à la réflexion sur les thèmes que sont l'impermanence, l'omniprésence de la souffrance et la vacuité de toutes choses. Pour Qohélet, la sagesse, c'est le savoir, l'étude et la réflexion lucide sur le monde. Cela n'inclut pas cette transformation essentielle de l'esprit prônée par le Bouddha. Et là effectivement, quand on regarde le monde, on constate l'omniprésence de la souffrance. « Sarva dukkham » dit le Bouddha. « Tout est souffrance ». Cette prise de conscience peut sembler lourde et difficile à vivre. On aurait peut-être préféré vivre dans l'insouciance. Mais est-ce préférable ? Celui qui vit dans l'insouciance sera tôt ou tard rattrapé par la souffrance, la douleur, la maladie, la mort, la perte des êtres chers et les tourments de l'existence. Autant s'y préparer tout de suite pour pouvoir mieux vivre ces épreuves quand elles nous frapperont.

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     Une dernière chose : en préparant cet article, je suis tombé sur un discours d'un curé qui explique qu'il ne vaut mieux pas lire l'Ecclésiaste quand on n'a pas le moral. Je ne suis pas sûr que ce curé ait compris l'Ecclésiaste. Un courant de vie traverse l'Ecclésiaste. Certes, le désespoir habite tout le texte de l'Ecclésiaste. Mais le désespoir est-il en soi une mauvaise chose? Le philosophe français André Comte-Sponville a souvent développé le thème de la sagesse du désespoir comme une ouverture à la béatitude. Celui qui a de l'espoir peut être content d'avoir de l'espoir, mais du même coup, il connaît la crainte que ses souhaits ne se réalisent pas. L'espoir ou l'espérance peuvent être des poisons dans l'existence. Celui qui est dans le désespoir peut arrêter de faire des plans sur la comète et voir le monde tel qu'il est. Il peut apprendre à accepter de ce qu'il a et ce qu'il est et à entrer en paix avec lui-même et sa propre vie.

      On peut se dire « Vanité des vanités, tout est vanité » sur le ton de la lamentation et d'une cruelle déception envers ce qui nous entoure. Mais le sage verra cette sentence comme une incitation à ne plus poursuivre le vent et à vivre une existence plus apaisée et douce, une existence où il ne sera pas non plus dupe de sa propre sagesse, un autre pan de la vanité humaine auquel il ne faut pas s'attacher non plus.






1Udaya Sutta, Samyutta Nikâya, I, 173-174, traduit dans : Môhan Wijayaratna, Le Bouddha et ses disciples, éd. Cerf, 1990.








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