Je
suis tombé hier sur un étrange article en ligne du Courrier International. Il parlait d'un
professeur de psychologie et de sciences cognitives de l'université
de Yale aux États-Unis, Paul Bloom qui pense que l'empathie est une
calamité pour le monde. Cela fait quelques années que des
philosophes, des psychologues, des éthologues, des spécialistes de
la neuro-évolution mettent en exergue l'empathie comme le facteur
qui permet une communication complexe entre les hommes, qui permet
des comportements moraux et qui est une base forte pour le
développement de l'altruisme. Ces penseurs et ces scientifiques
s'opposent à une idée jusque là largement dominante qui veut que
les hommes soient mauvais par nature, que jusqu'à leurs gènes
soient égoïstes et qu'ils ne se montrent pacifiques que par crainte
d'une sanction de l'autorité qui les contrôle et les surveille. Un
éthologue comme Frans de Waal a écrit un livre au titre évocateur :
« L'âge de l'empathie :
leçons de la nature
pour une société plus apaisée »
(Éditions Les Liens qui libèrent, 2010). Il y aurait en nous une
prédisposition à la bonté qui serait précisément cette empathie
que l'évolution a donné aux hommes, mais pas seulement puisqu'on la
retrouve chez les singes, les dauphins, les chiens, etc... Dans la
nature, tout ne serait pas que prédation et combat incessant pour la
survie comme une certaine interprétation des théories de Charles
Darwin a voulu nous le faire croire. Il y aurait aussi une place pour
la coopération, l'entraide, la solidarité. Ces penseurs et ces
scientifiques comme Frans de Waal annoncent avec cette mise en
lumière de l'empathie le retour en grâce de Jean-Jacques Rousseau
contre Thomas Hobbes. La bonté naturelle contre la guerre de tous
contre chacun.
jeudi 31 mars 2016
mercredi 30 mars 2016
Empathie et altruisme
Arte
a récemment diffusé un documentaire de Sylvie Gilman et Thierry de
Lestrade intitulé « Vers un monde altruiste ? »
et qui s'inspire clairement de l'ouvrage de Matthieu Ricard,
« Plaidoyer pour l'altruisme ». La thèse générale
tant du livre que du documentaire est de dire que nous ne sommes pas
seulement motivés par les intérêts égoïstes, le désir de
conquête et d'affirmation de soi, comme cela a été martelé par la
philosophie, l'économie et les sciences humaines depuis fort
longtemps, mais les motivations se teintent aussi largement
d'entraide, de fraternité et de solidarité, en un mot :
d'altruisme. Preuve à l'appui dans le monde animal et chez les
bébés : l'altruisme et le sens moral sont présents dès le
plus jeune âge. Ainsi des bébés à qui on présente une gentille
peluche chat qui aide une autre peluche et une méchante peluche qui
fait tout pour l'embêter, les bébés dans leur immense majorité
choisiront de préférence la gentille peluche.
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lundi 28 mars 2016
Cette semaine dans le monde
Il
y a une semaine, Bruxelles était frappé par les attentats. En
Belgique, on n'a parlé que ça. Mais depuis une semaine,
l'organisation terroriste État Islamique a ensanglanté d'autres
points du globe, notamment Al-Asriya, un village au sud de Bagdad et
à Lahore au Pakistan. Je suis Belge : il est donc normal que je
me sente préoccupé de ce qu'il se passe de grave dans la capitale.
Mais il n'est pas normal que l'on passe sous silence d'autres
attentats aussi graves, voire plus graves que ceux qui se sont
produits dans des endroits où je suis déjà allé. L'attentat
d'Al-Asriya a été commis dans un stade de football et a frappé
principalement des jeunes. C'était là une violence répugnante et
elle doit nous dégoûter autant que nos morts. Ces jeunes ne
méritaient en rien ce sort horrible.
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Logique indienne
Les logiciens du Moyen-âge ont longtemps étudié les syllogismes
d’Aristote, et leur travail a notamment porté sur le fait
d’extraire tous les syllogismes valides parmi les 256 possibilités.
Néanmoins, les logiciens contemporains qui ont repris ces études à
leur compte ont été nettement plus réservés sur ces syllogismes
valides distinguant les pleinement valides (BARBARA par exemple) des
quasi-valides (BARBARI notamment). Ainsi :
« Tous les philosophes sont des hommes.
Tous les hommes sont mortels.
Donc certains philosophes sont mortels. »
Cette conclusion sous forme d’affirmation particulière (I) est
apparue aux yeux de Thomas d’Aquin et de ses contemporains
scolastiques comme parfaitement valide, même si elle est nettement
moins forte dans sa portée que celle du syllogisme de type
« Barbara » que l’on pourrait attendre en droit des
deux prémisses universelles : « Tous les philosophes sont
mortels ». Pour les logiciens contemporains, sa validité est
nettement plus problématique, et cela se manifeste clairement quand
on traduit ce syllogisme de type « Barbari » en langage
formel :
dimanche 27 mars 2016
Faut-il une bonne respiration pour méditer ?
On
m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la
méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis
asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi
aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien
à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par
le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de
la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on
continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait
de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut
seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration
et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.
Dans le yoga, on vous explique souvent qu'il faut une respiration parfaite. Toutes les personnes qui ont de l'asthme pourront témoigner que c'est toujours plus agréable pour bien vivre. En effet, c'est vraiment pénible d'avoir le souffle coupé. C'est quand on manque d'air qu'on se rend compte à quel point il est précieux de pouvoir respirer à plein poumon. Les gens qui n'ont pas de problème de souffle peuvent s'en rendre compte quand ils ont fait un sprint et qu'ils peinent à reprendre leur respiration. Essayez de parler quand vous venez d'accomplir un sprint ! Ils peuvent aussi s'en rendre compte quand ils font de l'apnée à la piscine ou dans la mer. Cette chose toute simple qu'on tend à oublier devient soudainement si précieuse quand on est sous l'eau sans possibilité de reprendre de l'air dans ses poumons ! Bien respirer est important pour bien vivre, tous n'ont malheureusement pas cette chance. Mais une respiration parfaite n'est pas nécessaire pour bien pratiquer la méditation de l'attention au va-et-vient du souffle. L'essentiel est de prêter une attention fine à cette respiration sans la juger. Si on respire de manière rauque, on est conscient de notre respiration rauque. Si a le souffle coupé, on est conscient de ce souffle coupé. Si on a le souffle court, on est conscient de ce souffle court. On peut même voir le côté positif des choses : les problèmes respiratoires permettent d'être plus facilement conscient de son souffle ! Maigre consolation, me direz-vous, mais il est important de se dire que les problèmes respiratoires ne sont jamais un obstacle à la méditation.
samedi 26 mars 2016
Faut-il arrêter de bombarder Daesh ?
Je
suis tombé ce matin par la grâce des réseaux sociaux sur
cette page de la télévision suisse RTS qui donnait la parole à
Jacques Baud, spécialiste suisse du renseignement et du terrorisme.
Selon lui, « si l'on arrêtait les bombardements sur la Syrie,
les attentats cesseraient probablement ». Jacques Baud prend
l'exemple de l'attentat à la gare d'Atocha de Madrid en 2004 pour
appuyer ses dire. Quelques jours après les attentats, les élections
avaient balayé les partis de droite au pouvoir, et l'Espagne avait
retiré ses troupes d'Irak. Plus aucun attentat islamiste n'a été
perpétré dans ce pays depuis lors. Jacques Baud fait valoir aussi
que quand Daesh revendique les attentats de Bruxelles, de Paris ainsi
que les autres sur le sol européen, il le fait en donnant comme
cause explicite les bombardements occidentaux. Jacques Baud
rappelle que ceux-ci ont fait entre 2000 et 4000 victimes civiles,
soit plus que les victimes civiles de tous les attentats perpétrés
sur le sol européen (mais moins que la somme totale des victimes du
terrorisme de Daesh si l'on considère les attentats commis au
Moyen-Orient, en Afrique ou Asie, plus de dix mille morts au total).
C'est un fait que les médias et les experts invités à longueur de
journée sur les plateaux de télévision passent généralement sous
silence.
Je
trouve que cela mérite réflexion. On ne peut pas sans cesse voir
uniquement l'aspect des pays européens frappés par un terrorisme
que l'on ne comprend pas et de l'autre ce qui passe en Syrie et en
Irak et qui est complètement occulté par les médias européen avec
cette idée que les bombardements européens frapperaient uniquement
les méchants barbares terroristes, barbus et tout de noir vêtus,
sans toucher le moindre cheveu d'un civil innocent. C'est la vieille
idéologie des « frappes chirurgicales » qui est
constamment remise sur le tapis. On ne peut pas vivre dans le déni
de cette violence-là. Pour autant, est-il vraiment judicieux pour
les pays occidentaux de cesser de combattre l'idéologie haineuse de
Daesh ? Peut-on vraiment arrêter les jihadistes avec des
fleurs ?
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jeudi 24 mars 2016
Contre la haine
Je
voudrais réagir ici à la déferlante de haine qui se dessine suite
aux attentats de Bruxelles, et notamment contre le hashtag #stopIslam
qui a apparemment été plus employé que le hashtag #PrayForBrussels
mardi le jour de l'attentat (102 000 tweets avec la hashtag
#prayforBrussels, 250 000 pour #stopIslam). Je trouve déplorable
cette utilisation bête et stupide de ce genre de slogan. Si les
terroristes qui ont perpétré leurs crimes répugnants se
revendiquaient bien de l'islam, tous les musulmans ne se
reconnaissent pas dans cet islam-là. En fait, les combattants de
Daesh combattent en priorité des musulmans : ils font la guerre
aux musulmans chiites d'Irak, ils affrontent les forces de Bashar
El-Assad qui sont composées de musulmans chiites, alaouites, druzes
et aussi de sunnites. Ils massacrent aussi tous les musulmans
sunnites qui s'opposent à leur vision totalitaire et barbare de leur
pseudo-califat. Et en matière de terrorisme, les premiers pays
touchés sont la Turquie à Ankara ou à Istanbul, l'Irak, la
Tunisie, l’Égypte, la Libye, le Mali, tous des pays musulmans. Et
je ne parle pas des pays ensanglantés depuis plus de vingt ans par
les attentats à répétition et le climat de guerre civile féroce
que l'on doit imputer aux jihadistes fidèles à Al-Qaida et sa
nébuleuse : l'Afghanistan, le Pakistan, l'Inde, l'Indonésie,
là aussi des pays musulmans ou des pays où la population musulmane
est très représentée...
Par
ailleurs, ce qui est gênant avec cette stigmatisation incessante des
musulmans, c'est que cela contribue à un climat de haine propice à
la discrimination, aux tensions sociales et aux différentes petites
injustices. Or c'est exactement ce que veut le prétendu État
Islamique : plus les populations musulmanes se sentiront
malheureuses et mal intégrées dans les pays occidentaux, plus il
sera facile facile de faire passer un message de haine et de faire
basculer plus de jeunes paumés dans la radicalisation et
l'extrémisme religieux.
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mardi 22 mars 2016
Ce matin à Bruxelles
Bruxelles
a été frappée à plusieurs reprises par les déflagrations de la
barbarie terroriste ce matin. Il est encore trop tôt pour tirer
quelques conclusions, mais il semble probable que ce soit là une
réponse à l'arrestation de Salah Abdeslam vendredi. La Belgique
doit payer son tribut à la violence meurtrière aveugle, comme à
Paris, à Istanbul, à Ankara, à Grand-Bassam en Côte-d'Ivoire, à
Ouagadougou, à Tunis et dans d'autres endroits où la folie des
hommes l'emporte sur la raison.
Tout
cela est terriblement triste. Il est temps, plus que temps de couper
le mal à la racine. Or on sait que le centre névralgique de ce mal
se trouve actuellement en Syrie et dans le nord de l'Irak. J'imagine
que la réaction sera d'ordonner encore plus de bombardements dans
ces régions complètement sinistrées par cinq ans de guerre civile.
Mais il est temps aujourd'hui de de se poser la question d'une
réaction efficace qui réglera durablement le problème, et pas
d'ajouter du chaos au chaos déjà existant.
dimanche 20 mars 2016
La Belgique et le terrorisme
Vendredi
soir, la police belge a opéré à l'arrestation du terroriste
présumé Salah Abdeslam dans la commune bruxelloise de Molenbeek.
Salah Abdeslam est supposé avoir activement participé aux attentats
de Paris qui ont décimé 130 personnes le soir du 13 novembre 2015.
Les réactions du monde entier n'ont pas tardé. Partout dans le
monde, les médias ont couvert l'événement. Les réactions sont
aussi évidemment venues de France, pas toujours très amènes. Un
député français, Alain Marsaud, membre du parti « Les
Républicains », s'est lancé à la radio dans une diatribe
contre les Belges et la Belgique. Selon lui, les attentats de Paris
sont la faute unique des Belges. Les services de police et de
renseignement belges sont nuls. Heureusement, les Français sont là
pour récupérer le coup. Il se dit « écœuré
par l’incapacité des Belges au cours des derniers mois, des
dernières années à régler ce problème »
dans une interview accordée à la radio française Europe 11.
Il
accuse les Belges de n'avoir rien fait contre le terrorisme et le
jihadisme. Selon lui, les Belges « ont
vu se développer ce nœud de vipères terroriste, dont ils
connaissaient la dangerosité ».
Il dénonce la « naïveté
des Belges ». Plus
grave, il fait porter la responsabilité des attentats à l’entièreté
des Belges : « Les
130 morts que nous avons eu à Paris, nous les devons aux Belges, à
l’équipe de Molenbeek ».
Le député demande une réaction du gouvernement de la République
Française contre ces salopards de Belges : « Moi
j’attends que le gouvernement français demande des comptes. Qu’on
demande aux Belges ‘pourquoi vous avez laissé faire tout ça ?’
». On se souvient
qu'Eric Zemmour avait publiquement demandé qu'on bombarde Molenbeek
pour combattre soi-disant le terrorisme à sa racine.
Je
trouve ce genre de commentaires complètement consternants de bêtise.
Procédons par ordre. On reproche de ne pas avoir été suffisamment
vigilant concernant la préparation des attentats de Paris. Certes,
mais c'est facile de faire ce genre de commentaires après coup....
Le député français explique que ce sont les « Belges »
qui ont monté toute l'opération dans cette antre du diable qu'est
Molenbeek. Peut-être, mais dans les terroristes du 13 novembre, il y
avait aussi des Français : Ismaël Omar Mostefai, Samy
Amimour, Fouad Mohammed-Aggar sont les trois tueurs du Bataclan, soit
l'attaque qui a fait le plus de mort. Alain Marsaud est curieusement
silencieux à leur égard.... Par ailleurs, les frères Abdeslam ne
sont pas Belges, mais bien Français, même ils ont principalement
vécu en Belgique, tout comme Bilal Hadfi. Les terroristes avaient
une planque à Saint-Denis qui se situe, je le rappelle, en France
dans la grande banlieue de Paris, logé par Jawad de nationalité
française, qui est devenu depuis lors la risée du net....
L'attentat
au musée juif de Bruxelles a été commis par un ressortissant
français, Medhi Nemmouche. Les Belges doivent-ils demander des
comptes aux Français pour cet acte ignoble ? Les attentats
contre Charlie Hebdo et contre l'Hyper-Casher ont été commis par
des Français, les frères Kouachi et Coulibaly. Très curieusement,
la police avait cessé de protéger les locaux de la rédaction alors
que le journal était toujours menacé par les jihadistes. Mohammed
Merah, enfin, était Français et agi aussi sur le sol français.
Sous-entendre que les Belges sont les seuls à avoir des terroristes
sur leur territoire est évidemment une farce ignoble... Peut-être
que la police et les services de renseignement belges ont commis des
erreurs. C'est tout à fait possible et ce ne serait pas la première
fois. Mais j'ai bien peur que les services français soient logés à
la même enseigne...
En
ce qui concerne le terreau sociologique des certains quartiers des
villes belges, on ne peut pas nier avoir des problèmes. La politique
d'urbanisme a parfois été accomplie en dépit du bon sens. Il est
clair que Molenbeek a accueilli une énorme population marocaine et
on n'a pas tout ce qu'il fallait pour que cette population puisse
s'intégrer harmonieusement. De la même façon, Schaerbeek, autre
commune de Bruxelles, est majoritairement peuplé par une population
turque qui dialogue très peu avec la population belge. Ce n'était
certainement pas la meilleure façon de régler le problème de
l'intégration. Et Molenbeek est devenu un terreau propice pour le
fondamentalisme musulman. Ceci étant dit, Molenbeek n'est pas
l'enfer sur Terre que certains journalistes français ou américains
veulent bien décrire avec leur complaisance habituelle. C'est un
quartier pauvre et défavorisé, mais tout n'y est pas noir pour
autant. C'est un quartier qui vit, qui bouge, qui évolue. Il y a une
présence d'islamistes radicaux, de salafistes, et également
quelques groupuscules jihadistes, c'est indéniable ; mais tout
le monde n'est pas comme ça à Molenbeek... En fait, la grande
majorité des gens à Molenbeek sont des personnes tout à fait
respectables. Les journalistes français ou américains devraient
fournir une vision plus nuancée de la réalité...
Par
ailleurs, est-ce que la France est au-delà de tout soupçon ?
Franchement ! Quand on voit la violence des émeutes dans le
93... Quand on voit les fusillades à répétition dans les quartiers
à Marseille... Quand on voit cette vidéo où l'actuel premier
ministre de la République Française Manuel Valls se plaint qu'à
Évry (dont il était maire à l'époque), il y a (je cite) « trop
de blackos et pas assez de whites, de blancos »... On est en
droit de se demander si, vraiment, la Belgique est pire que la
France...
Enfin,
ce qui me gêne le plus, c'est cette façon pour certains politiciens
et journalistes français de prendre un bouc émissaire facile (les
Belges, la Belgique) pour mieux dissimuler ces propres fautes. La
logique du bouc émissaire ne peut conduire qu'à plus de violence et
faire empirer un problème suffisamment compliqué... Qu'on voit la
façon dont les Turcs de prendre les Kurdes comme boucs émissaires
de tous leurs problèmes.
Il
me semble que s'il y a des coupables, des fautifs, des responsables
dans les attentats odieux de Paris, il faut aller les chercher du
côté de Daesh, du front Al-Nosra et toutes les filières jihadistes
qui répandent un message de haine et de barbarie au nom de l'islam.
Voilà les coupables, voilà les ennemis. Que dans la lutte contre le
terrorisme, des erreurs soient commises par tel ou tel service de
police, c'est possible. On peut bien entendu apporter des critiques
pour que ces erreurs ne soient pas reproduites. Mais il faut bien
comprendre que les attentats qui ont eu lieu à Paris en janvier et
en novembre 2015 ne demandent pas une logistique énorme : une
dizaine d'hommes armés de fusils d'assaut, cela passe facilement
sous les radars... La plupart des jihadistes ont un passé de
criminel : il leur est donc assez facile de se procurer des
armes sur le marché noir. Il est fort probable que d'autres
attentats soient commis à l'avenir sur le sol belge ou français ou
quelque part en Europe. Mais là encore, les coupables, les fautifs,
ce sont les terroristes, pas les Belges, les Tchèques ou les
Français.... Je pense qu'il est important de s'en souvenir et ne pas
se tromper d'ennemis...
F. Leblanc, le 20 mars 2016
NB :
Juste
une petite remarque pour terminer qui s'adresse aux lecteurs
français : Molenbeek se prononce avec un « é »
long à la fin, Molenbééék, et pas Molenbèk comme le disent tous
les journalistes français et les prétendus experts qui polluent les
plateaux des chaînes de télévision française et qui ne sont pas
fichus de prononcer correctement le nom des quartiers de Bruxelles
dont ils se prétendent spécialistes. La commune de Forest où s'est
caché Salah Abdeslam se prononce comme une forêt, et pas Foreste.
Je sais que les noms flamands ne sont pas toujours faciles à
prononcer, mais là, ce n'est pas très difficile, me semble-t-il.
1Voir
l'article du Soir du 19 mars :
Molenbeek avec un ciel bleu |
Molenbeek avec un ciel gris au-dessus du canal |
Molenbeek, un jour de pluie (il pleut souvent à Molenbeek comme partout en Belgique) |
Non, tout n'est pas sinistre à Molenbeek ! |
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vendredi 18 mars 2016
Berkeley et l'Esprit Seulement
L'immatérialisme
de Berkeley et l'école indienne de l'Esprit Seulement
Dans le premier des "Trois
dialogues entre Hylas et Philonous",
Berkeley sous les traits de Philonous prouve l'immatérialité du
monde en deux temps : il s'attaque d'abord aux qualités secondes en
prouvant qu'elles sont du ressort de l'esprit, puis dans un second
temps, il va jusqu'à démolir les qualités premières de l'objet
déjà privées du support empirique des qualités secondes : "Il
n'y a rien de tel qu'une substance matérielle1".
Je voudrais ici tracer un parallèle avec la doctrine bouddhique, et
plus particulièrement avec l'école philosophique de l'Esprit
Seulement : l'analyse bouddhiste classique montre dans un premier
temps l'implication de l'esprit dans l'expérience vécue; aucun
phénomène n'existe indépendamment de l'esprit. L'analyse idéaliste
de l'Esprit Seulement radicalise cette position: tous les phénomènes
ne sont qu'esprit seulement; elle ne laisse rien du côté de l'objet
qui puisse avoir un fondement matériel.
Dans son enseignement
originel, le Bouddha s'est attelé à la tâche d'analyser les
phénomènes et leurs causes en vue de se libérer des visions
confuses et inadéquates que les êtres ordinaires entretiennent sur
la réalité et qui sont source de souffrance. Le Bouddha divise
l'expérience en cinq agrégats: la forme, la sensation, la
perception, la formation mentale et la conscience. Tout ce qui existe
et s'expérimente dans le réel se retrouve dans l'un de ces cinq
agrégats2:
1°) La forme est définie
comme la rencontre de la conscience, d'un organe sensoriel et d'un
objet sensoriel. Nous avons donc six types de forme pour chacun de
cinq sens matériels (vue, ouïe, odorat, goût, toucher) et la
faculté mentale qui est considérée comme le sixième sens dans la
philosophie bouddhique, en ce qu'elle perçoit toutes sortes d'objets
mentaux comme des pensées, des idées, des souvenirs, des émotions,
etc… Un même objet peut donc être la source de formes
différentes: si je regarde une pomme, il y a naissance d'un agrégat
de la forme visible grâce à la rencontre d'une conscience visuelle,
de l'œil et de la pomme en tant qu'objet visible. Si je croque dans
la pomme, on aura un agrégat de forme gustative en la rencontre de
la conscience gustative, de la langue et de la saveur de la pomme.
Si, maintenant, je réfléchis au statut ontologique de la pomme,
l'idée de la pomme, le mental et la conscience mentale se réuniront
pour former un agrégat de forme mentale. Cette manière de
considérer le mental comme une faculté sensorielle tranche
manifestement avec la tradition occidentale en général, et avec
Berkeley en particulier qui établit entre le matérialiste et
l'immatérialiste un consensus sur ce point : " Philonous
: Or, que les lettres soient véritablement des choses sensibles et
perçues par les sens, cela ne fait aucun doute ; mais je voudrais
savoir si vous estimez que les choses qu'elles suggèrent le sont
aussi. Hylas : Non, certainement pas Ce serait absurde de penser que
Dieu ou la vertu sont des choses sensibles, même s'ils sont
signifiés et suggérés à l'esprit par des marques sensibles avec
lesquelles ils ont une connexion arbitraire3.
" Les bouddhistes pensent qu'aux lettres du livre correspondent
des concepts de Dieu ou des idées de vertus4
: lettres et concepts sont des choses sensibles, mais les lettres
sont un phénomène visuel et les concepts des phénomènes mentaux.
Ceci étant dit, on retrouve chez Berkeley et les philosophes
bouddhistes la même tendance analytique à bien ranger chaque chose
sensible dans sa catégorie sensorielle. "Les
choses sensibles sont celles qui sont immédiatement perçues par les
sens5."
2°) Le stade suivant est la
sensation procurée par cette forme, et qui est peut-être plaisante,
déplaisante ou neutre (avec toutes les gradations d'intensité
possibles et imaginables). On compte donc aussi six sensations pour
chacun des six sens (et de même pour les autres agrégats).
3°) La perception est le
stade où l'objet des sens est reconnu. Les phénomènes sont
interprétés à l'aune des conditionnements antérieurs, soit par
une simple représentation, soit par conceptualisation.
4°) La formation mentale
est la réaction que le mental tend à élaborer par rapport à la
situation perçue.
5°) La conscience enfin est
le stade où cette situation et l'amorce de réaction sont
enregistrée. Dans l'agrégat de la forme, nous avions une conscience
qui s'engageait activement via l'organe sensoriel pour trouver un
objet. Dans l'agrégat de la conscience, c'est plutôt un état
passif de conscience qui se contente de prendre note de ce qui se
passe, d'enregistrer les flux sensoriels. Remarquez que l'objet dans
cette analyse se retrouve pris en sandwich entre la conscience qui
s'engage et la conscience réceptive.
Voici donc les cinq
agrégats. Ces cinq agrégats se succèdent sans cesse dans notre
expérience de la vie. Tout ce qui nous arrive fait partie d'un de
ces cinq agrégats. Rien ne se produit dans la vie qui ne relève
d'un des cinq agrégats, si ce n'est faire l'expérience intuitive de
se détacher de ces cinq agrégats, de cesser de s'identifier au flux
sensoriel dans la concentration méditative, le samâdhi.
Comme le dit le Bouddha: " (Il
est impossible de) concevoir la forme de l'Ainsi-Allé6.
Cette forme-là a été abandonnée par l'Ainsi-Allé. Elle a été
écartée, tranchée à la racine, rendue pareille à une souche de
palmier qui ne pourrait revenir à la vie. L'Ainsi-Allé ne
s'identifie pas à cette forme. C'est pourquoi il est profond,
immense, insondable comme le grand océan7."
Ce raisonnement concernant la forme s'applique de même à la
sensation, la perception, la formation mentale et la conscience. Ceci
étant dit, en-dehors de cette expérience-limite du détachement par
rapport au monde, l'existence entière se retrouve dans les cinq
agrégats.
Ce qui est intéressant à
noter dans cette analyse classique des cinq agrégats, ce qu'elle
associe clairement l'existence à la subjectivité, sans pour autant
postuler un Sujet autre que la simple impression mentale d'être
quelqu'un. L'esprit se retrouve impliquée à tous les stades du
processus de perception: l'agrégat de la forme implique qu'une
conscience active se précipite sur un objet via un organe des sens ;
la sensation, la perception et la formation mentale sont des
processus mentaux qui sont finalement enregistrée dans tel ou tel
moment de conscience. La conscience n'est pas une entité unique,
mais une succession d'instants de conscience sensorielle qui donnent
l'impression illusoire d'une continuité un peu comme une torche
qu'ont fait tournoyer rapidement en cercle et qui donne l'impression
d'un cercle de feu continu, ou pour employer une métaphore plus
moderne, la succession des photos sur une pellicule cinématographique
se déroulant dans le projecteur et qui nous fait vivre l'intrigue
d'un film au cinéma.
Rien n'échappe donc à
l'intervention de la conscience dans notre expérience de la vie.
Tout se produit donc liaison intime avec l'esprit. Le Bouddha a
décrit cette interaction profonde de l'esprit avec le monde dans un
de ses aphorismes:
"Tous
les phénomènes ont l'esprit pour avant-coureur, pour chef; et ils
sont créés par l'esprit. Si un homme parle ou agit avec un mauvais
esprit, la souffrance le suit d'aussi près que la roue suit le sabot
du bœuf tirant le chariot.
Tous les phénomènes ont
l'esprit pour avant-coureur, pour chef; et ils sont créés par
l'esprit. Si un homme parle ou agit avec un esprit purifié, le
bonheur l'accompagne d'aussi près que son ombre inséparable8."
L'interprétation classique
de cet aphorisme par les écoles réalistes du bouddhisme tend à
montrer le rôle important de l'esprit dans la formation des
phénomènes composés certes, mais tout en conservant néanmoins un
fondement à la réalité. Les écoles réalistes postulent en effet
des atomes existant réellement qui servent justement à composer ces
phénomènes. Ces atomes ainsi que le temps et l'espace sont là les
éléments ultimes de la réalité, un peu comme un enfant conçoit
toutes sortes de formes à partir de petites briques de Lego. Cette
perspective fragilise la réalité matérielle, en ce sens que des
phénomènes extérieurs à l'homme se produisent en interdépendance
avec sa conscience, et que cette conscience s'implique de façon
extrêmement subtile dans l'objet depuis des temps immémoriaux. Les
réalistes pourraient rejoindre Hylas quand, dépité par les
arguments de Philonous, il dit : " Les
couleurs, les sons, les saveurs, en un mot toutes les qualités que
l'on appelle secondaires n'ont à coup sûr aucune existence
en-dehors de l'esprit. Mais il ne faut pas s'imaginer qu'en le
reconnaissant, je porte la moindre atteinte à la réalité de la
matière ou des objets extérieurs ; car je ne vois là rien de plus
que ce que soutiennent bien des philosophes qui, cependant, sont
aussi éloignés que l'on peut l'être de nier la matière9."
Mais c'est là que
l'interprétation de l'école idéaliste de l'Esprit Seulement entre
en rupture avec les écoles réalistes. Pour eux, rien ne permet
d'affirmer l'existence d'éléments indépendants de l'esprit dans
les phénomènes. Les phénomènes ne sont pas seulement agencés par
l'esprit; ils sont aussi créés de toutes
pièces par l'esprit! Les idéalistes rompent
les dernières amarres qui rattachaient l'homme à une réalité
matérielle.
Cette école a été fondée
vers le troisième ou quatrième siècle de notre ère par le
philosophe Asanga et son frère Vasubandhu et s'inscrit dans le Grand
Véhicule (Mahâyâna). Pour ne pas simplifier les choses, cette
école porte quatre noms différents! Les érudits tibétains
emploient de préférence l'expression "Esprit Seulement"
(Cittamâtra). On trouve l'appellation "Voie de la Conscience"
(Vijñânavada) ainsi que "l'Idée Seulement" ou la
"Représentation Seulement" (Vijñaptimâtra). Ils sont
aussi appelés "Yogâchâra", ce qui signifie "pratiquant
du yoga", non pas qu'ils soient les seuls dans le bouddhisme à
pratiquer le yoga, mais pour les idéalistes, l'expérience
méditative et le yoga ont une valeur épistémologique supérieure à
l'expérience quotidienne, là où les écoles réalistes et l'école
du Milieu se basent sur des perceptions simples comme une table ou un
verre pour réfléchir sur la réalité ou l'irréalité des
phénomènes. En effet, si prétendre que tout à la nature de
l'esprit peut sembler complètement loufoque à l'homme de la rue
dans son simple bon sens lui permet de corroborer avec certitude
l'existence des murs, des trottoirs et des voitures (regardez comme
Berkeley a été jugé en Occident), cela semble nettement moins
étrange quand on pratique la méditation. L'esprit s'y déploie à
son aise, n'étant plus obnubilé par toutes sortes d'activités
mondaines, et le réel qui donnait la primauté à la matière
bascule en faveur de l'esprit. Le réel chavire même complètement à
un point avancé de la méditation!
Par
ailleurs, les idéalistes emploient souvent la métaphore du rêve.
Dans un rêve, notre corps, le paysage dans lequel on évolue, nos
actions, les personnes et les objets rencontrés, tout cela n'est
rien qu'une création mentale ; pourtant le temps du rêve, nous
réagissons comme si c'était réel. Imaginons un rêve où nous
sautons d'un pic de montagne à un autre, et cette légèreté nous
rend réellement euphorique, puis nous tombons nez à nez avec le
yéti qui veut nous dévorer. Alors la peur nous étreint, et le rêve
devient cauchemar qui nous réveille en sueur dans notre lit. C'est
alors que l'on s'en rend compte que notre peur n'avait pas d'objet!
L'état de veille s'apparente à un rêve, disent les cittamâtrins;
mais pourquoi alors semble-t-il beaucoup plus cohérent, beaucoup
plus durable et solide ? Parce qu'un rêve nous le rêvons tout seul,
tandis que la réalité est rêvée par une infinité d'êtres
sensibles ! Je me souviens de cette sentence de Philip K Dick dans
son roman "Siva": " La réalité, c'est ce qui reste
quand on cesse d'y croire !". La réalité extérieure est un
grand rêve en commun : si l'on cesse individuellement d'y croire, le
rêve se maintient en tant que réalité un peu comme le jeu de
mikado où si l'on retire un seul bâton, le tas de bâton tient
toujours. Et comme le réel se maintient sans notre appui, cela
renforce terriblement en nous le sentiment de solidité du réel.
Cela
fait évidemment une grande différence avec notre bon évêque
George Berkeley qui fondait en ultime recours son immatérialisme sur
la volonté et la perception de Dieu. Tous les êtres sensibles
contribuent à créer l’apparence du monde, et il n’est nul
besoin d’une cause unique. De manière générale, les bouddhistes
sont sceptiques et réticents à l’idée d’un Créateur unique de
toutes choses, et l’école idéaliste ne déroge pas à la règle.
A la question classique de savoir comment dans la théorie idéaliste
absolue une branche peut tomber dans une forêt alors que personne
n'est là pour s'en rendre compte, les philosophes de l'Esprit
Seulement peuvent répondre qu'une forêt fourmille de vies, les
oiseaux, les insectes, les petits rongeurs, et j'en passe, et que
tous ces êtres perçoivent à leur manière la branche de l'arbre,
c'est-à-dire qu'ils rêvent cette branche. Les humains n'ont pas le
monopole de la conscience dans la pensée indienne. Mais je dis
"percevoir à leur manière", parce que la perception de
ces animaux peut être très différente de la nôtre. Ainsi, nous
humains percevons de l'eau comme une boisson, pour le poisson, c'est
une maison, pour la créature infernale, c'est de la lave en fusion
et pour un dieu, c'est nectar sublime ! Le réel foisonne de
complexité et de diversité ; mais paradoxalement, cette complexité
et cette diversité renforcent encore la puissance du réel
d'apparaître comme réel.
La question de
l'intersubjectivité créative du réel a été peu développée au
sein de l'école de l'Esprit Seulement où la question se porte
beaucoup plus sur notre adhésion individuelle à ce réel et le
moyen de s'en délivrer, peut-être parce que la question est
précisément trop complexe : comment rendre compte efficacement de
l'interaction d'une infinité de consciences depuis la nuit des temps
? Mais aussi parce que les philosophes du Cittamâtra étaient avant
tout des mystiques s'adonnant le plus clair de leur temps au yoga et
à la méditation. Asanga, le fondateur, a ainsi passé douze ans
seul en méditation dans une grotte. Les traités philosophiques de
l'Esprit Seulement porte donc surtout sur les dimensions infinies de
la conscience ainsi que sur les moyens d'éveiller cette conscience.
Les idéalistes bouddhiques
commencent par reconnaître le continuum des six consciences
sensorielles (une pour chaque sens, plus la conscience mentale qui
reconnaît les idées, les pensées, les émotions, les souvenirs et
tous les autres phénomènes mentaux) reconnues dans l'analyse
classique du bouddhisme ancien, et qui forme l'impression illusoire
d'une conscience individuelle permanente et indépendante. Mais en
plus de ces six consciences, les idéalistes établissent l'existence
de deux autres consciences sous-jacentes, "inconscientes"
pour les êtres ordinaires enfermés dans leur petite conscience
personnelle. Il s'agit de la conscience émotionnelle et de la
conscience base-de-tout (alaya vijñâna). La conscience émotionnelle
est un peu la grille de lecture que nous nous faisons du monde, et
cette grille de lecture est tributaire des émotions perturbatrices
que sont l'ignorance10,
la colère, l'orgueil, le désir et la jalousie. C'est cette
conscience émotionnelle qui alimente la croyance en un Soi éternel
et indépendant, à un "moi" qui s'oppose alors
inévitablement à un "autre", que ce soit les autres
individus ou le vaste monde dans son entièreté. La conscience
émotionnelle bloque l'accès à la conscience base-de-tout; et il
faut un travail de retour à soi, d'apaisement du mental et
d'instrospection méditative qu'on appelle la "vision
pénétrante" (vipashyana) pour pénétrer les profondeurs de
cette conscience base-de-tout.
Et quelle est cette
conscience base-de-tout11
? C'est une conscience gigantesque puisqu'elle inclut l'univers en
son entier. Si l'on compare la conscience individuelle à une frêle
embarcation, la conscience base-de-tout doit être vue comme le vaste
océan. Les phénomènes de l'existence y sont contenus sous forme de
graine (bija) ou d'imprégnations (vasana), qui, quand toutes les
causes et conditions se trouvent, émergent dans la conscience
individuelle. Par exemple, si quelqu'un commet des actes de violence,
cette violence vient se déposer dans la conscience base-de-tout,
pour réapparaître dans une vie future sous forme de guerres ou de
malfaiteurs qui viennent nous malmener. La conscience individuelle au
moment de la mort vient se dissoudre dans cette conscience
base-de-tout ; et selon la loi du karma, une autre conscience
individuelle émerge selon les causes et conditions qui déterminent
cette nouvelle vie un peu comme les vagues de l'océan se succèdent
à la surface de l'eau.
Le yogi aspire donc libérer
l'entièreté de cette conscience base-de-tout, et pas seulement la
conscience individuelle. C'est pourquoi il engendre l'esprit d'Éveil
(bodhicitta), un intention pure d'amour et compassion infinis, la
volonté que tous les êtres sensibles connaissent le nirvâna et
soit débarrassé de toutes les souffrances12.
Seul l'esprit d'Éveil peut permettre de vaincre la dualité
moi-autre et de dénouer les nœuds conflictuels inconscients. Ce
faisant, on plante dans l'esprit les graines de bonheur et de sagesse
qui vont progressivement transformer la conscience base-de-tout en
conscience pure (amala vijñâna) non-dualiste. Et quand la
conscience pure gagne du terrain sur les illusions et les
obscurcissements de l'esprit au point de transformer cet esprit
intégralement, il se produit un basculement total de l'être où
l'on fait l'expérience de la conscience qui se connaît et
s'illumine elle-même. Cette conscience expérimente tous les
phénomènes comme étant des émanations de sa propre nature, de sa
propre luminosité. C'est la conscience d'un Bouddha parfaitement
accompli.
C'est là où la
démonstration rebondit. Les logiciens de l'Esprit Seulement comme
Dignâga et Dharmakirti ne se sont pas contentés d'explorer cette
conscience. Ils ont aussi interrogé la réalité. C'est qu'ils se
sont heurtés à un problème qu'on peut schématiser par la formule
: "L'esprit
ne voit l'esprit ; de la même manière que l'œil ne voit pas l'œil
ou que la lame du sabre ne se coupe pas elle-même13."
La conscience ne peut se connaître elle-même, sauf dans l'état de
la conscience qui se connaît et s'illumine elle-même, apanage des
seuls Bouddhas et qui nécessite de franchir toutes sortes d'états
paradoxaux où l'on ne sait plus très bien qui voit et qu'est-ce qui
est vu. Donc le meilleur moyen d'étudier indirectement la
conscience, c'est d'étudier la production de l'esprit, c'est-à-dire
la réalité… Les principaux travaux de Dignâga et Dharmakirti se
basent ainsi sur la doctrine réaliste des sautrântika qui contient
un questionnement épistémologique : qu'est-ce qui, dans la
perception, me permet d'accéder à ce qui est réellement ?
Qu'est-ce qui me met en décalage par rapport par rapport à ce réel
? Pour répondre très brièvement, on distingue chez l'être sensé
deux types de perception: la perception directe, immédiate et la
perception conceptuelle14.
La perception conceptuelle voit l’objet par l’intermédiaire d’un
concept ou « caractère général » (sâmânya lakshana).
Ce concept de l’objet se surimpose sur l’objet lui-même et lui
confère une impression de durée et d’indépendance dont il est
complètement dénué. La perception directe, par contre, voit
l’objet dans son « caractère propre » (svâlakshana),
c’est-à-dire dans sa dimension instantanée (l’objet se
transforme en effet d’instant en instant, et n’est jamais
parfaitement identique à lui-même ne serait-ce que deux instants
consécutifs) et sa dimension interdépendante (l’objet est un
produit par une série de causes et il est en mesure de produire des
effets).
Si Dignâga et Dharmakirti
devaient revenir à notre époque, je pense vraiment qu’ils
seraient des passionnés de physique quantique et de neurobiologie, à
cette seule différence que là où les matérialistes positivistes
assènent que « l’esprit n’est qu’un épiphénomène du
cerveau », nos deux logiciens idéalistes verraient au
contraire ce cerveau comme un épiphénomène de l’esprit !
Comprendre rationnellement le réel est pour eux une priorité
essentielle, ce qui me fait penser à cette mise en garde d’Alfred
Whitehead contre les hommes à tête confuse et les hommes à tête
claire. Les idéalistes défendent certes une position mystique où
la dualité entre le moi et le monde se révèle dans l’expérience
profonde de la méditation, mais ils ne se cantonnent pas dans ce
mystère, ils appuient leur position par des raisonnements logiques.
L’influence de l’Esprit
Seulement a été énorme dans l’Inde médiévale au sein du
bouddhisme : même si elle n’existe plus en tant que telle
aujourd’hui, l’école de l’Esprit Seulement a sérieusement
imprégné le bouddhisme tibétain et le bouddhisme Zen, mais son
influence est très nette sur la pensée hindouiste du vedantisme
non-dualiste de Shankara. Même si dernier a critiqué de manière
très virulente l’Esprit Seulement, ses arguments sont
particulièrement faibles à leur encontre : dire que les
phénomènes matériels ne sont qu’esprit seulement serait absurde
puisque n’importe qui doté d’un tant soit peu de bon sens peut
se rendre compte de l’existence réelle de ces choses matérielles.
« L’inexistence
du monde extérieur n’est pas soutenable puisque nous le
percevons. 15»
Si cette critique s’avère exacte, elle porte du même coup contre
les propres thèses de Shankara : en effet, celui-ci affirme que
toutes choses sont le brahman (Dieu) lui-même et qu’il n’y a pas
de dualité entre moi et le brahman. Dire que la table devant moi est
esprit ou Dieu, je pense que ces deux idées apparaîtront loufoques
pour l’homme de la rue ! Les autres hindouistes ne s’y sont
pas trompés puisqu’ils ont accusés Shankara d’être un
« bouddhiste déguisé ».
Liège, février 2005.
Yogini. Neelibhringadi Asana. Deccan, fin du XVIIIe s. |
1
BERKELEY, Trois dialogues entre Hylas et Philonous,
traduction de Geneviève Brykman et Roselyne Dégremont, Flammarion,
Paris 1998, p 49.
2
RAHULA Walpola, L'enseignement du Bouddha (d'après les textes
les plus anciens), Le Seuil, Paris 1961, pp 40-43.
3
BERKELEY, op cit, p 54.
4
Et le concept de Dieu n'est pas Dieu lui-même, de même qu'il ne
suffit pas de penser à la vertu pour être vertueux…
5
BERKELEY, op cit, p 56.
6
Ainsi-Allé (Tathâgata) est un terme honorifique désignant le
Bouddha. Le Soutra du Diamant dit: "Celui qui dit que le
Bienheureux va, vient, s'asseoit ou s'allonge, celui-là n'a pas
bien compris mes paroles. Pourquoi ? Ainsi-Allé signifie celui qui
ne vient de nulle part et ne va nulle part."
7
WIJAYARATNA Môhan, La philosophie du Bouddha, Edition Lis,
Paris 2000, p 196.
8
Dhammapada (La Voie du Bouddha), traduit par Le Dong, Le
Seuil, Paris 2002, p 23.
9
BERKELEY, op cit, p 86.
10
Il peut sembler étrange de classer l'ignorance dans les émotions :
d'habitude, l'ignorance consiste à ne pas savoir, mais c'est en
fait la passion d'ignorer le réel tel qu'il est comme quand on
ignore quelqu'un dans la rue ; et c'est aussi la tendance à nourrir
des projections imaginaires sur le réel, un peu comme dans
l'obscurité on prend un bâton pour un serpent.
11
"Conscience base-de-tout" est en fait la traduction
littérale du tibétain "kunshi namshé" ; alaya vijñâna
peut se traduire littéralement par conscience-demeure ou
conscience-entrepôt. "Conscience base-de-tout" est devenu
la traduction consacrée dans les travaux spécialisés, c'est
pourquoi je l'utilise.
12
L'école de l'Esprit Seulement se place résolument dans le cadre du
bouddhisme du Grand Véhicule (Mahâyâna) qui pense que la
libération individuelle est un but louable certes, mais incomplet.
Ainsi, retrouve-t-on dans cette école l'apologie de la figure du
bodhisattva qui fait le vœu de renaître en ce monde jusqu'à tous
les êtres sensibles aient accédé au Nirvâna suprême.
13
SHANTIDEVA, Vivre en héros pour l'Éveil, Seuil, Paris 1993,
p 128. Shântideva est un des grands philosophes de l'école du
Milieu (madhyamika), l'autre grand école philosophique du Grand
Véhicule, fondée par Nagârjuna, et qui a largement critiqué les
thèses de l'Esprit Seulement, ne pouvant accepter l'existence
ultime de la conscience (en fait, ne pouvant accepter l'existence
ultime d'aucune entité).
14
CORNU Philippe, Dictionnaire encyclopédique du bouddhisme,
Seuil, pp 134-139. DECHARMS Christopher, L’esprit, deux
perspectives, Kunchab, Belgique 2000, pp 73-89. Notez bien qu’on
dénombre deux autres types de perception, l’auto-perception et la
perception supra-sensorielle du yoga, mais je n’entrerai pas dans
les détails.
15
HULIN Michel, Shankara et la non-dualité, Ed. Bayard, Paris
2001, p 201.
Sur l'école de l'Esprit Seulement, on peut aussi lire les textes de Vasubandhu:
Libellés :
agrégats,
Berkeley,
bouddhisme,
métaphysique,
philosophie moderne,
Yogācāra/Cittamātra
mercredi 16 mars 2016
Détachement et amour
La
Mystique du Détachement et de l’Amour chez Maître Eckhart.
Maître
Eckhart accorde dans son œuvre une place prépondérante à la vertu
du détachement (abegescheidenheit).
Ce détachement s’articule comme une pièce maîtresse de sa
pensée, et qui ouvre à cette relation mystique avec un Dieu
dépouillé de tous les déguisements ou travestissements conceptuels
grâce à la méthode apophatique, un « Dieu
au-delà de Dieu ». Cette
approche audacieuse de Dieu a suscité quelques remous, c’est le
moins que l’on puisse dire, dans ce début de XIV siècle déjà en
pleine effervescence religieuse et mystique dans un contexte
historique et politique troublé par les guerres et l’affrontement
entre le pape et l’Empereur d’Allemagne. Les sermons de maître
Eckhart en allemand allaient ainsi connaître un engouement intense
au sein de mouvements comme celui des béguines et des bégards et
marquer ce qu’on appelé par la suite la « mystique
rhénane ». Cette liberté
d’esprit octroyée au bon peuple a fait frémir les autorités
ecclésiastiques qui ont finir par réagir en lançant une procédure
d’Inquisition contre le Maître de Théologie allemand, cas unique
dans l’Histoire du catholicisme médiéval où un professeur
d’université s’est vu traîné dans un procès en hérésie et
finalement condamné alors qu’il était déjà décédé depuis un
an, en 1329 dans la ville d’Avignon.
*****
Aux
yeux de maître Eckhart, la plus haute des vertus chrétiennes est
sans conteste le détachement. Dans un sermon en allemand qui a
justement pour nom « Du
détachement1 »,
notre théologien place explicitement le détachement au-dessus de
l’amour, de l’humilité et de la miséricorde : « Et
lorsque j’approfondis tous les écrits autant que mon intellect
peut en venir à bout et en connaître, je ne trouve rien d’autre
que le limpide détachement qui tout surpasse, car toutes les vertus
ont quelque regard sur les créatures alors que le détachement est
dépris de toutes les créatures2 ».
Se préoccuper charitablement des créatures est un bien évidemment,
mais à ce niveau, on reste dans la multiplicité, et donc dans un
certain dispersement de l’âme. Le problème de ce dispersement est
qu’il n’empêche de s’imprégner de la seule unicité, unicité
qui n’est autre bien sûr que Dieu. C’est pourquoi maître
Eckhart cite les paroles de Jésus à Marthe : « Unum est
necessarium », ce qui veut dire selon Eckhart : « Marthe,
celui qui veut être sans trouble et limpide, celui-là doit avoir
une chose – le détachement3 ».
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mardi 15 mars 2016
La nostalgie du grand air
Extrait du Journal d'Anne Frank
15 juin 1944
Chère Kitty,
Il se peut que ce soit la nostalgie du grand air, après en avoir été privée si longtemps, mais je raffole plus que jamais de la nature.
Je me souviens encore très bien qu'autrefois, je n'ai jamais été autant fascinée par un ciel bleu éclatant, les oiseaux piailleurs, le clair de lune, les plantes et les fleurs. Ici, j'ai changé.
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