Par les soirs bleus d’été,
j’irai dans les sentiers, Picoté par les blés, fouler l’herbe
menue : Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes
pieds. Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne
penserai rien : Mais l’amour infini me montera dans
l’âme, Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien, Par
la Nature, – heureux comme avec une femme.
Arthur Rimbaud – Cahier
de Douai. Mars
1870
Ce
qui frappe tout de suite dans ce poème d'Arthur Rimbaud, c'est la
contemplation, la spontanéité et la légèreté. Aucune gravité,
aucune austérité, et pourtant une incroyable spiritualité qui se
dégage. La force du texte est en outre de ramasser en quelques mots
les sensations d'une balade un soir d'été, de nous les faire sentir
justement et faire sentir cet amour infini qui nous envahit et nous
ouvre au monde.
Il
y a aussi dans ce poème de flagrants rapprochements avec la
méditation : prêter attention aux sensations les plus minimes
et en apparence insignifiantes de la vie quotidienne, sentir le poids
qui s'exerce sur la plante de nos pieds et sentir l'air qui caresse
nos cheveux. Se laisser aller à la contemplation de toutes ces
choses simples que nous touchons et nous effleurons, et puis baigner
dans le silence des paroles, mais aussi des pensées. Laisser l'amour
infini monter en nous et rayonner dans toutes les directions, au-delà
des frontières et de toutes les limitations que le mental peut
tracer. Laisser cet amour infini nous accompagner dans la joie.
Fût-ce
en mille éclats Elle est toujours là - La lune dans l'eau.
Ueda Chôshû
(1852-1932)
Kobayashi Kiyochika, Pleine lune au pont de Nihonbashi, 1930.
L'éclat de la lune est
comme la vérité dans les ténèbres. On ne touche jamais vraiment
cette vérité. Par contre, nous côtoyons le reflet de cette lune
dans l'eau. Non pas un reflet, mais mille éclats de cette lune au
gré des mouvements de l'eau. La philosophie bouddhique distingue la
vérité ultime de la vérité relative en donnant une nette priorité
à la première vérité, la vérité ultime. Pourtant cette vérité
ultime se manifeste de mille manières dans la vérité de ce que
nous vivons, la vérité relative. Cette luminosité est toujours
présente pour celui qui veut bien être attentif et ouvert à ces
reflets dans les mille aspects de la vie quotidienne. Quand nous
faisons la vaisselle, quand nous levons la tête vers les étoiles,
quand nous nous baladons dans la forêt ou quand on prend une bière
à une terrasse. Il faut se rappeler que ce sont là des reflets, et
non la vérité ultime même, et des reflets qui sont parfois
distordus par l'agitation du monde comme le reflet de la lune qui
s'allonge ou s'étire sur la surface des vagues, mais ces reflets
sont tout de même une inspiration précieuse dans la vie de
l'esprit.
Considérer
sans cesse combien de médecins sont morts, qui ont si souvent froncé
les sourcils sur leurs malades; combien d’astrologues, après avoir
prédit, comme chose d’importance, la mort d’autrui; combien de
philosophes, après mille discussions sur la mort ou l’immortalité;
combien de chefs, qui ont fait mourir beaucoup d’hommes; combien de
tyrans, qui, avec un terrible orgueil, ont usé, comme des dieux, de
leur pouvoir sur la vie des hommes; combien de villes entières sont,
pour ainsi dire, mortes: Hélice, Pompéi, Herculanum et d’autres
sans nombres. Ajoutes-y tous ceux que tu as connus, l’un après
l’autre; l’un rend les honneurs funèbres à un autre; puis, il
est lui-même étendu par un autre, qui reçoit les honneurs d’un
autre encore; et tout cela en peu de temps. Bien voir toujours au
total combien sont éphémères et sans valeur les choses humaines;
hier un peu de morve; demain une momie ou des cendres. Ce petit
instant du temps de la vie, le traverser en se conformant à la
nature, partir de bonne humeur, comme tombe une olive mûre, qui
bénit celle qui l’a portée et rend grâce à l’arbre qui l’a
fait pousser.
Marc-Aurèle,
Pensées,
IV, 48, trad. Emile Bréhier.
Mon cœur,
lassé de tout, même de l'espérance, N'ira plus de ses vœux
importuner le sort ; Prêtez-moi seulement, vallon de mon
enfance, Un asile d'un jour pour attendre la mort.
Voici
l'étroit sentier de l'obscure vallée : Du flanc de ces coteaux
pendent des bois épais, Qui, courbant sur mon front leur ombre
entremêlée, Me couvrent tout entier de silence et de paix.
Là,
deux ruisseaux cachés sous des ponts de verdure Tracent en
serpentant les contours du vallon ; Ils mêlent un moment leur
onde et leur murmure, Et non loin de leur source ils se perdent
sans nom.
La source de mes jours comme eux s'est écoulée
; Elle a passé sans bruit, sans nom et sans retour : Mais leur
onde est limpide, et mon âme troublée N'aura pas réfléchi les
clartés d'un beau jour.
La fraîcheur de leurs lits, l'ombre
qui les couronne, M'enchaînent tout le jour sur les bords des
ruisseaux, Comme un enfant bercé par un chant monotone, Mon
âme s'assoupit au murmure des eaux.
Ah ! c'est là qu'entouré
d'un rempart de verdure, D'un horizon borné qui suffit à mes
yeux, J'aime à fixer mes pas, et, seul dans la nature, A
n'entendre que l'onde, à ne voir que les cieux.
J'ai trop vu,
trop senti, trop aimé dans ma vie ; Je viens chercher vivant le
calme du Léthé. Beaux lieux, soyez pour moi ces bords où l'on
oublie : L'oubli seul désormais est ma félicité.
Mon
cœur est en repos, mon âme est en silence ; Le bruit lointain du
monde expire en arrivant, Comme un son éloigné qu'affaiblit la
distance, A l'oreille incertaine apporté par le vent.
D'ici
je vois la vie, à travers un nuage, S'évanouir pour moi dans
l'ombre du passé ; L'amour seul est resté, comme une grande
image Survit seule au réveil dans un songe effacé.
Repose-toi,
mon âme, en ce dernier asile, Ainsi qu'un voyageur qui, le cœur
plein d'espoir, S'assied, avant d'entrer, aux portes de la
ville, Et respire un moment l'air embaumé du soir.
Comme
lui, de nos pieds secouons la poussière ; L'homme par ce chemin
ne repasse jamais ; Comme lui, respirons au bout de la carrière Ce
calme avant-coureur de l'éternelle paix.
Tes jours, sombres
et courts comme les jours d'automne, Déclinent comme l'ombre au
penchant des coteaux ; L'amitié te trahit, la pitié
t'abandonne, Et seule, tu descends le sentier des tombeaux.
Mais
la nature est là qui t'invite et qui t'aime ; Plonge-toi dans son
sein qu'elle t'ouvre toujours Quand tout change pour toi, la
nature est la même, Et le même soleil se lève sur tes
jours.
De lumière et d'ombrage elle t'entoure encore
: Détache ton amour des faux biens que tu perds ; Adore ici
l'écho qu'adorait Pythagore, Prête avec lui l'oreille aux
célestes concerts.
Suis le jour dans le ciel, suis l'ombre
sur la terre ; Dans les plaines de l'air vole avec l'aquilon
; Avec le doux rayon de l'astre du mystère Glisse à travers
les bois dans l'ombre du vallon.
Dieu, pour le concevoir, a
fait l'intelligence : Sous la nature enfin découvre son auteur
! Une voix à l'esprit parle dans son silence : Qui n'a pas
entendu cette voix dans son cœur ?
Alphonse de Lamartine (1790 - 1869),
Les méditations poétiques, 1820.
Dans
un de ses ouvrages 1,
Daisetz Teitaro Suzuki (1870 - 1966), le grand spécialiste du Zen,
l'auteur renommé des Essais sur le bouddhisme Zen, cite deux
courts poèmes, un haïku de Bashō
(1644-1694) et quelques vers d'Alfred Tennyson (1809 – 1892).
Contempler
la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c'est se placer, en
mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la
tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une
manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du
sacré.
Contempler,
c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce
qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est
prendre le monde tel qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une
cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause
explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque
instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le
monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère.
Ce mystère
est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne
voit que l'homme. Ce qui ne se donne qu'à la dépréoccupation, la
préoccupation ne peut le rencontrer.
Ne soyons
plus qu'un regard pur et sans intention. Alors, ce qui nous est le
plus proche cesse de nous être lointain. Le vouloir qui arraisonne
les choses, l'entreprise de la vie font obstacle à l'ouverture
accueillante de ce qui existe, de ce qu'il y a. Mais, comme l'âme
dans l'état mystique s'oublie elle-même, oublions l'homme en nous,
et, dans l'extase mondaine, laissons le mystère se livrer à nous.
La chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien
au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa
singularité.
Marcel
Conche, Vivre
et philosopher, PUF,
1993.
Masao Yamamoto
Voilà
un très texte de Marcel Conche. Marcel Conche est pour moi un des
philosophes français les plus singuliers. Son ouvrage qui m'a le
plus marqué a été son Pyrrhon
ou l'apparence,
qui m'a fortement influencé dans la rédaction d'un Nomade de la Raison.
Et ce que nous donne à penser ici Marcel Conche, c'est une mystique,
non pas une mystique grandiloquente de la puissance, mais une
mystique de simplicité, une mystique des chemins de traverse que
Conche nous invite à humer, à sentir, à toucher. La contemplation
n'est pas l'acte de disséquer le monde ou de l'hypostasier dans le
divin, l'éternité ou l'absolu. Non, dans la contemplation, il ne
s'agit pas d'expliquer le monde ou de lui donner un sens, il s'agit
de vivre le mystère qui se donne à cet instant précis.
Et
donc la contemplation n'a besoin du grandiose pour se faire. La
tourterelle qui voient se poser sur une branche de l'arbre de votre
jardin peut être la source présente de votre contemplation. Mais
vous pourriez tout autant être contemplatif de la grenouille dans la
mare ou d'objets d'une banalité encore plus totale.
Dans
le film « American
Beauty »
de Sam Mendès, un des personnages Ricky montre à sa copine une
vidéo de la chose la plus belle qu'il ait jamais vu : un sac en
plastique tournoyant dans un vent d'orage un quart d'heure durant.
Ricky explqiue à sa petite amie : « C'était
une de ces journées grises, où il va se mettre à neiger d'une
minute à l'autre et qu'il y a comme de l'électricité dans l'air.
Tu peux presque l'entendre. Tu vois ?
Et ce sac était là, en train de danser
avec moi, comme un enfant qui m'invitait à jouer avec lui. Pendant
quinze minutes. C'est là que j'ai compris qu'il y avait autre chose.
Au-delà de l'univers, plus loin que la vie. Je sentais cette force
incroyablement bienveillante qui me disait qu’il n’y avait aucune
raison d’avoir peur. Jamais. Sorti de leur contexte, les images
n'ont aucun sens, je sais. Mais ça m'aide à m'en souvenir. J'ai
besoin de m'en souvenir. Et parfois je me dis qu’il y a tellement
de beauté dans le monde que cela en est insoutenable. Et mon cœur
est sur le point de s'abandonner ».
Je
pense que Marcel Conche comprendrait ce genre de témoignage. Oui, on
peut contempler un sac de plastique tournoyant dans les airs. En soi,
la contemplation n'est pas réservée aux choses vastes et sublimes :
un simple sac plastique peut être l'objet d'un étonnement, d'un
regard intrigué qui pressent autre chose que la banalité, la
pesante quotidienneté. Avec le sac en plastique, il y a tout le
mystère du monde qui virevolte devant un spectateur qui a cessé de
s'identifier à ce spectateur et qui s'est ouvert au spectacle
silencieux du monde. Pour celui qui s'est dépréoccupé,
la seule vision d'un sac de plastique peut éveiller à la mystique
s'immergeant dans le monde et peut éveiller à un sentiment
vertigineux du sacré. Et le fait de se sentir submergé et suffoqué
par toute la beauté du monde.
Mais
là, où Marcel Conche prendrait ses distances de Ricky Fitts dans
American
Beauty,
c'est quand Ricky voit dans son expérience mystique le signe d'autre
chose : « cette
force incroyablement bienveillante qui me disait qu’il n’y avait
aucune raison d’avoir peur ».
Au fond, c'est naturel : les mystiques dans l'Histoire ont
toujours eu la propension à rattacher leur expérience mystique à
une entité métaphysique plus grande, plus vaste : très
souvent Dieu, mais aussi la Nature, l'immensité du Cosmos, l'Infini,
la Réalité Absolue. L'expérience mystique est alors vécue comme
une preuve qui atteste cette entité qui nous dépasse et transcende
notre existence.
Le
point de vue de Marcel Conche est autre : il vaut peut-être
mieux vivre l'expérience de contemplation en elle-même sans
subodorer autre chose et postuler un « arrière-monde »
(Conche reprend à son compte l'expression-fétiche de Nietzsche).
Dans la contemplation, on ne cherche pas à expliquer le monde,
pourquoi il existe et quelle est sa finalité ou la finalité de
notre présence dans ce monde. La contemplation est un pur regard. Le
monde est un mystère dans l’œil du contemplatif, et qui ne
s'explique par aucun autre mystère, aucune vérité cachée dans le
tréfonds des arrière-mondes. (Il faut néanmoins noter que le
personnage de Ricky ne nomme pas la « force
incroyablement bienveillante »,
ni ne cherche à l'expliquer. Il se contente de la ressentir dans les
manifestations du monde. Ce qui fait qu'il n'est pas si éloigné de
Marcel Conche).
*****
Dans
« Pyrrhon
ou l'apparence »,
Marcel Conche défend une vision de Pyrrhon assez proche de cette
idée épurée de la contemplation. Classiquement, on décrit Pyrrhon
comme le fondateur de l'école sceptique dont la doctrine serait
d'accepter les phénomènes, mais rien qui soient au-delà. Quand je
suis dans mon bureau, je sais que je suis assis sur une chaise, que
je vois les murs de cette pièce et que j'entends les bruits tout
autour de moi. Néanmoins, je ne peux pas rien affirmer sur un plan
métaphysique, ni sur l’Être du bureau, ni sur la « cause
première » du bureau, ni sur sa finalité dernière. Marcel
Conche pense que Pyrrhon ne rentre pas dans cette case du
« scepticisme philosophique », position qui reviendrait
plutôt à la figure très intellectualisante de Sextus Empiricus.
Marcel
Conche part de l'ambiguïté du mot phainomenon
en grec qui signifie autant le phénomène que l'apparence. Selon
Conche, Pyrrhon n'accepte que l'apparence, pas le phénomène. Quand
je suis dans un bureau, il n'y a aucune certitude que j'y sois. Je
vois simplement une apparence de chaise, une apparence de meubles et
de murs. Partant de là, se dégageant de la figure du sceptique
rationaliste, Conche voit plutôt en Pyrrhon un mystique s'immergeant
dans l'océan des apparences, contemplant le monde, mais gardant le
silence sur celui-ci, l'aphasie,
l'absence de discours.
Et
là où Conche tient ses distances avec Pyrrhon, c'est sa conviction
que la contemplation nous tient proche de la chose en soi : « La
chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien
au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa
singularité ».
La chose en soi en philosophie est le contraire du phénomène, ce
qui se présente à nos sens. C'est la chose telle qu'elle est
fondamentalement, indépendamment des illusions de la perception ou
du point de vue particulier que nous avons sur les choses. Marcel
Conche croit possible une présence intime de l'homme désintéressé
et dépréoccupé avec la chose en soi, là où Pyrrhon, insouciant
de l’Être, ne voit au-delà des apparences que d'autres apparences
dans un jeu sans fin.
PS :
j'ai trouvé ce petit texte de Marcel Conche sur le blog « Éveil
et philosophie » de José Le Roy. Merci à lui.
La scène du sachet plastique d'American Beauty (Sam Mendès, 1999):
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Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Je
me souviens d'une réflexion de la philosophe Hannah Arendt à propos
de son ancien maître Heidegger où elle répondait à la question de
ce qu'il lui avait apporté : « Martin Heidegger m'a
appris à penser ». Cela m'a paru toujours très bizarre de
dire cela : on pense, on n'a pas besoin d'apprendre à penser.
Même quand on ne veut pas penser comme dans la méditation, on pense
quand même. La pensée est un flot qui nous traverse.
Pareillement, j'ai constaté que certains maîtres spirituels, je pense notamment
à Thich Nhat Hanh dans le bouddhisme ou Amma dans l'hindouisme,
expliquent qu'ils apprennent à leur disciples à vivre. Là encore,
c'est très étrange : on vit, personne ne peut nous apprendre à
vivre. Dans la même logique, certains professeurs de yoga disent
qu'ils apprennent leurs étudiants à respirer. Si c'était vrai, ce
serait vraiment problématique pour les bébés qui viennent à
naître. S'ils doivent attendre qu'un professeur les initie à la
respiration....
Battement
d'ailes d'un papillon dans le ciel, le vent et le rêve
Quelques
citations poétiques et spirituelles incluant ce petit animal
gracieux qu'est le papillon.
Tout
d'abord, un petit texte très célèbre d'un des grands penseurs du
Tao en Chine, Tchouang-Tseu (莊子)1
où ce dernier nous raconte un rêve, et le trouble existentiel qui
s'en suit :
Rappelez-vous
l'objet que nous vîmes, mon âme, Ce beau matin d'été si doux
: Au détour d'un sentier une charogne infâme Sur un lit semé
de cailloux,
Les jambes en l'air, comme une femme
lubrique, Brûlante et suant les poisons, Ouvrait d'une façon
nonchalante et cynique Son ventre plein d'exhalaisons.
Le
soleil rayonnait sur cette pourriture, Comme afin de la cuire à
point,
Et
de rendre au centuple à la grande Nature Tout ce qu'ensemble elle
avait joint ;
Et le ciel regardait la carcasse superbe Comme
une fleur s'épanouir. La puanteur était si forte, que sur
l'herbe Vous crûtes vous évanouir.
Les mouches
bourdonnaient sur ce ventre putride, D'où sortaient de noirs
bataillons De larves, qui coulaient comme un épais liquide Le
long de ces vivants haillons.
Tout cela descendait, montait
comme une vague, Ou s'élançait en pétillant ; On eût dit
que le corps, enflé d'un souffle vague, Vivait en se
multipliant.
Et ce monde rendait une étrange musique, Comme
l'eau courante et le vent, Ou le grain qu'un vanneur d'un
mouvement rythmique Agite et tourne dans son van.
Les
formes s'effaçaient et n'étaient plus qu'un rêve, Une ébauche
lente à venir, Sur la toile oubliée, et que l'artiste
achève Seulement par le souvenir.
Derrière les rochers
une chienne inquiète Nous regardait d'un œil fâché, Épiant
le moment de reprendre au squelette Le morceau qu'elle avait
lâché.
- Et pourtant vous serez semblable à cette ordure, A
cette horrible infection, Étoile de mes yeux, soleil de ma
nature, Vous, mon ange et ma passion !
Oui ! telle vous
serez, ô la reine des grâces, Après les derniers
sacrements, Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons
grasses, Moisir parmi les ossements.
Alors, ô ma beauté !
dites à la vermine Qui vous mangera de baisers, Que j'ai gardé
la forme et l'essence divine De mes amours décomposés !
Charles
Baudelaire, Spleen & Idéal, Les Fleurs du Mal, 1857.
Nous
vivons dans une société toute entière sur les notions de
« projets », des « objectifs à atteindre »,
de « plans d'action », de « visions pour
l'avenir ». Tout cela s'arc-boute sur la volonté : il
faut avoir la volonté d'agir dans la direction voulue par la
société. La vie humaine ne vaut que par la réussite de ces projets
et de ces plans d'action. On ne se réalise qu'en se projetant dans
le temps et la durée. Mais le problème est que le temps passe et
réduit tous ces projets au néant. Ne reste plus alors qu'à
s'enthousiasmer pour de nouveaux projets et de nouveaux plans
d'action. Constante fuite en avant vers un futur qui sera toujours
ravalé par le passé. De nous, il ne restera que quelques souvenirs
qui finiront par s'effilocher dans l'oubli ; et de nos
réalisations concrètes, quelques traces comme les ruines d'un
château qui fut un jour le projet ambitieux d'un bâtisseur de
l'époque.
Le
poète chinois et maître Chan, Ci'an Shoujing, ne partage pas cette
vision des choses. Pourquoi vouloir agir et forcer tout le temps les
choses ? Le ruisseau coule sans qu'on lui demande, l'arbre
pousse sans avoir fait au préalable un projet d'avenir pour sa
croissance verte. Le nuage rencontre la montagne sans avoir pris
rendez-vous. Votre cœur bat et pompe la sang dans vos veines et vos
artères sans avoir fait de plans. Il bat, c'est tout. À
chaque instant, il bat. On peut et on devrait, selon Ci'an Shoujing,
se laisser aller au non-agir, wuwei en chinois : 無爲.
Vivre dans l'instant présent, renoncer à vivre dans le futur d'un
projet à réaliser, sans intention d'influer sur le cours des
choses. Se laisser aller à ce qui est et laisser la créativité de
la vie apporter les plus beaux fruits de la vie. « Que
soit la vie humaine comme nuage et eau / Et des arbres de fer
fleuriront au printemps ».
Même un arbre desséché ou a fortiori un arbre de fer peut
engendrer la vie dès lors qu'on laisse la puissance créatrice qui
est cachée en nous se manifester au grand jour.
Il
en découle un débat : faut-il privilégier une vie où la
maturité consiste à se projeter dans le futur, à avoir des plans
de carrière, des objectifs à plus ou moins long terme ? Ou
faut-il vivre là où est la vie : dans l'instant présent, sans
se soucier du lendemain ? Je n'ai pas l'ambition d'essayer
d'apporter ici une réponse maintenant à cette grande question.
J'avais juste envie de partager ce court poème de Ci'an Shoujing.