Dans
un de ses articles intitulé « Les bavardages au sujet des
valeurs m'exaspèrent »,
le philosophe Ruwen Ogien (1949 – 2017) conteste l'appel aux
valeurs morales de certains leaders de la gauche. Selon lui, la
gauche ne devrait pas invoquer ces valeurs morales, mais plutôt se
battre pour étendre les droits en faveur de tous les défavorisés.
Cela me paraît extrêmement contestable. Il me semble emblématique
de cette matrice de la pensée '68 qui fait qu'il est devenu
inconcevable d'associer les idéaux de gauche à des valeurs morales.
Aujourd'hui, les valeurs morales sont plutôt dans le camp de la
droite. On a par exemple ce magazines français de droite, « Valeurs
actuelles », dont le titre évoque, j'imagine, des valeurs
conservatrices (si ce n'est peut-être des valeurs boursières). On a aussi le slogan du mouvement d'extrême-droite d'Alain Soral, Égalité
et Réconciliation dont le slogan est : « Gauche du
travail, droite des valeurs ». Comme si la gauche n'avait
pas elle-même de valeurs morales...
Je
trouve cela triste.... Très triste.... En réalité, avant Mai '68,
la gauche avait des valeurs : la solidarité, la fraternité, le
partage, l'entraide, l'égalité, la liberté comprise non pas comme
la liberté d'investir et de posséder, mais la liberté de
l'individu contre l'oppression des puissants. La gauche défendait la
dignité du travailleur contre les prérogatives du patron, la
dignité du faible face au dédain des nantis. J'affirme que l'on ne
peut pas penser la gauche indépendamment de ces valeurs. Il ne peut
y avoir une sécurité sociale, un partage des richesses, un accès à
l'art et à la culture, une entraide effective qu'à partir du moment
où les gens dans leur majorité adhèrent à ces valeurs et sont
prêts à renoncer à une partie de leur richesse au profit du bien
commun, et non au profit de quelques uns.
Au
fond, c'est la gauche qui est morale. C'est la droite capitaliste qui
est sans valeur. Le capitalisme se fonde sur les intérêts égoïstes
de chacun : pas de besoin de valeurs morales pour cela ! La
compétition et la rivalité de tous contre chacun suffit comme
principe fédérateur d'une économie de marché. Néanmoins, un
élément central dans l'économie de marché fait que le capitalisme
a encore besoin des valeurs morales : le crédit. Le mot
« crédit » vient de latin « credere »,
croire, qui a donné aussi le mot français « crédible »
et que l'on retrouve dans l'expression « donner du crédit à
quelqu'un ». Le crédit, c'est la croyance, la conviction que
la personne pour qui vous avez fourni un travail va vous payer ou que
la personne que vous avez payée va vous fournir la chose que vous
lui avez acheté. Sans cette confiance, tout le système du crédit
s'effondre. Un banquier ne récupérerait jamais la somme qu'il avait
donné en prêt. Et personne ne donnerait du crédit à la capacité
de la poudre à lessiver à nettoyer son linge (même si la publicité
nous prend pour des cons en affirmant que ce linge va être lavé
plus blanc que blanc). Toute l'économie s'effondrerait.
Donc
il faut des valeurs morales pour garantir cette confiance et ce
crédit (ainsi qu'un cortège de lois), mais ces valeurs morales, le
capitalisme va les chercher généralement en-dehors de lui-même, le
plus souvent dans les valeurs conservatrices et religieuses. Je me
souviens d'une interview d'un ultra-libéral qui condamnait la
liberté sexuelle pour les femmes, non pas parce qu'il trouvait
lui-même ce comportement choquant chez les femmes, mais parce que
les femmes trop libres sexuellement risquaient d'enfanter seules, et
que ces familles mono-parentales font beaucoup plus appel à des
aides sociales que les familles avec un schéma traditionnel. Les
libéraux étant contre les aides sociales, il faut donc être aussi
contre la liberté sexuelle !
De
plus en plus, la droite capitaliste reprend à son compte les valeurs
nationalistes , l'attachement au clan, à la nation, à la patrie, à
la communauté. Donald Trump est le meilleur exemple de cette
tendance, même si cela tiraille cette droite capitaliste entre la
globalisation sauvage des économies et le protectionnisme belliqueux
de Trump et consorts.
Dans
son article, Ruwen Ogien s'emporte contre l'utilisation de la valeur
« dignité » pour interdire l'euthanasie, l'usage
récréatif des drogues, le travail sexuel librement consenti, les
pratiques sexuelles dites « déviantes », mais qui sont
elles aussi librement consenties. L'emploi de la valeur « famille »
permet de discréditer les droits des homosexuelles à se marier et à
fonder une famille. L'emploi de la valeur « travail »
permet de jeter l'opprobre sur les grévistes qui « prennent en
otage » les honnêtes travailleurs qui ne remettent pas en
question les injustices sociales. L'emploi de la valeur « respect »
permet de rétablir la censure. Et enfin, l'emploi de la valeur
« communauté » permet de contester le droit d'asile aux
migrants qui veulent rentrer en Europe.
Je
suis d'accord, mais on ne manquera pas de noter que ces valeurs
morales émanent de la droite conservatrice ou de la droite
nationaliste ou que ces valeurs morales sont réinterprétées dans
une logique conservatrice ou nationaliste. Par exemple, les
détracteurs du droit à l'euthanasie invoque souvent la valeur de la
dignité de la vie humaine pour contester l'euthanasie. Mais les
défenseurs de l'euthanasie invoquent aussi la valeur de la dignité
pour accorder aux personnes gravement malades le « droit de
mourir dans la dignité ». Il me semble que la gauche se prive
d'un levier important en politique si elle laisse toutes les valeurs
morales à la droite.
Par
ailleurs, si on abandonne des valeurs comme la solidarité, on rend
incompréhensibles l'acte de reverser une partie de sa fortune à
l’État pour que celui-ci le distribue de manière équitable aux
personnes qui en ont besoin dans la société. Dans les années
soixante, ce n'était pas un problème. La gauche a tenu un discours
libertaire où les valeurs avaient mauvaise presse : elles
étaient ringardisées. Mais même discréditées sous Mai '68, elles
continuaient d'agir comme un vélo continue de rouler en roue libre
après qu'on ait cessé de rouler. Cinquante ans plus tard, cela
fonctionne plus : sans des valeurs de générosité, d'entraide
et de solidarité, on voit nécessairement ce prélèvement de revenu
en vue de la redistribution comme un vol, et non plus comme un geste
de solidarité qui devrait nous rendre fiers.
Pareillement,
les frontières se referment contre ces migrants pour qui on a aucun
élan de solidarité. Ruwen Ogien critique d'ailleurs dans son
article l'usage des valeurs comme une arme pour refuser le droit
d'asile à ces migrants : « Dans
tous ces cas, l’appel aux valeurs ne vise pas à élargir,
renforcer, protéger les droits et les libertés mais à les
affaiblir, à les remettre en cause. Les protocoles mis en place dans
plusieurs États européens pour l’acquisition de la nationalité
pourraient aussi servir d’exemple à cet aspect rétrograde de
l’appel aux valeurs ».
Pour
Ruwen Ogien, il faudrait accorder des droits et des libertés et
arrêter de bavarder sur les valeurs que les migrants désirant
entrer en France ou dans un autre pays européen devraient avoir pour
s'intégrer dans la communauté nationale : « Depuis
quelque temps, la connaissance de la langue, l’engagement à
respecter les lois ont cessé d’être les seules exigences qui
doivent être satisfaites. Il faut aussi que le candidat manifeste
son adhésion aux «valeurs» des pays concernés, une exigence
vague, pour laquelle il n’existe pas de preuves décisives, ce qui
permet de justifier tous les refus. La perversité de l’appel aux
valeurs apparaît assez clairement dans ce cas. C’est tout
simplement un obstacle supplémentaire dans le difficile parcours
vers l’acquisition de la nationalité ! »
Cela
me semble très problématique, parce que si on accepte n'importe qui
sur nos territoires nationaux respectifs, on se condamne
immanquablement à voir les idées d'extrême-droite proliférer sur
le terreau des crispations des Européens de souche. On accepte
notamment des populations musulmanes avec des valeurs morales
réactionnaires, machistes et haineuses de l'Occident moderne, et
puis on s'étonne que cela dégénère dans l'adhésion au salafisme
et l'attachement à des signes religieux ostensiblement brandis comme
le symbole du désaveu des « kouffars », les impies que
nous sommes, et cela se manifeste en outre dans le harcèlement de
rue et les intimidations répétées. On accepte aussi des
populations africaines largement converties à des sectes du
christianisme évangélique tout aussi rétrogrades que les courants
islamiques que je viens de critiquer, même si on les voit moins et
que les médias sont beaucoup moins bavards sur le sujet,
probablement que c'est moins vendeur que de taper sur les
musulmans...
Il
y a deux ans, j'enseignais dans une école de Bruxelles peuplées à
95% de gamins issus de l'immigration. Ils m'avaient tous dit :
« Monsieur, on est Belge seulement pour les papiers ».
Sous-entendu : on vient profiter de la Belgique, de son niveau
de vie, mais on reste au fond Marocains, Congolais, Tunisiens,
Roumains, Turcs ou Algériens, avec les valeurs morales et la
mentalité qui vont avec. Donc nous, les Européens de souche, on n'a
pas le droit d'avoir des valeurs, on doit se contenter de donner des
droits et des libertés à des étrangers qui, eux, ont le droit
inaliénable de conserver leurs propres valeurs et de mépriser ces
populations européennes d'origine.
Je
ne pense pas que cela tiendra longtemps. D'autant plus que le nombre
croissant de ces étrangers fait que leur intégration au sein de la
population belge devient de plus en plus hypothétique. Quand des
quartiers entiers sont peuplés quasi-exclusivement d'étrangers, que
les seuls Belges qu'ils peuvent rencontrer sont des flics, des profs
ou des membres de l'administration, il ne faut pas s'étonner que ces
jeunes n'aient aucune envie de s'intégrer à une population qu'ils
ne connaissent pas. Je me souviens d'un débat en classe dans cette
même école autour de l'amitié qui avait dévié sur la question de
savoir si un Noir pouvait être l'ami d'un Arabe (la moitié des
étudiants étaient Arabes, l'autre moitié originaire d'Afrique
noire). Ils ne se posaient même pas la question de savoir si un
Black ou un Beur pouvait l'ami d'un « Blanc ». Non, la
question ne se posait même pas tant la réponse était évidente à
leurs yeux.
Donc
cette demande d'adhérer aux valeurs des pays européens dans
lesquels les migrants viennent s'installer ne me paraît pas du tout
absurde. J'admets avec Ruwen Ogien qu'il n'existe pas de « preuves
décisives » pour prouver l'intégration d'une personne. Il y a
aura toujours une part de subjectivité et donc d'arbitraires dans
les décisions des personnes responsables d'accorder ou non des
titres de séjour ainsi que la nationalité. C'est une question
complexe. Comment être sûr qu'une personne partage nos valeurs ?
Et d'ailleurs comment définir les valeurs de la Belgique, de la
France, de l'Espagne ou d'autres pays européens ? Ces valeurs
ne font pas l'objet d'un consensus. Pourtant, on sent bien que
certaines personnes ne font aucun effort pour adhérer à la
communauté nationale. Ce qui attise le racisme et l'ostracisme dans
la population.
Dans
ce débat politique, on pourrait schématiser six positions qui vont
de l'extrême-droite à l'extrême-gauche.
La
mouvance identitaire : Vous êtes Belge ou Français si vous
êtes le fils ou la fille de parents belges ou français. C'est
l'idéologie du droit du sang. Chacun doit rester à sa place dans
son pays. Comme si les gens étaient des arbres. Il se trouve que
l'humain est un animal doué de mouvement et qu'il bouge. Avec une
mentalité pareille, toute l'humanité serait restée dans en
Éthiopie avec les descendants de Lucy et on continuerait à casser
des cailloux.
L'assimilation :
Il peut y avoir des étrangers, mais ils doivent faire une effort
conséquent pour ressembler comme deux gouttes d'eau au
ressortissant de son pays. Le défenseur le plus connu de cette
thèse est Eric Zemmour pour qui un étranger doit donner des noms
français à ses enfants. Hapsatou aurait du s'appeler « Corinne »
pour se conformer à une certaine idée de l'identité nationale.
Maintenant
est-ce que des signes extérieurs d'appartenance sont le signe
absolument certains d'une loyauté sincère à sa patrie
d'adoption ? Je ne sais pas. Est-ce que si Salah Abdeslam
s'était appelé Roger Abdeslam, son attentat terroriste à Paris
aurait été moins problématique ? Est-ce que s'appelant
Roger, il aurait été protégé de la tentation intégriste ?
J'en doute.
L'intégration :
Les étrangers doivent faire un effort pour rentrer dans la
communauté nationale et ses valeurs. Cette personne étrangère
n'est pas obligée de renier son passé et l'identité qu'il s'est
forgé là-bas dans son pays d'origine, mais cette identité doit se
transformer pour rentrer dans un nouveau cadre. Votre pays de
destination devient votre pays ; votre pays d'origine n'est
plus que votre origine.
Le
multiculturalisme : Étrangers, conservez votre culture et
votre identité nationale. C'est super si la société ressemble à
un patchwork de cultures et de religions différentes. La différence
est une richesse. Le problème est que ces cultures ne se mélangent
pas vraiment comme à Bruxelles, mais coexistent de manière plus ou
moins tendue avec une méfiance mutuelle et un parfum de crise
permanent.
L'islamo-gauchisme :
les musulmans sont les nouveaux prolétaires de ce monde. Même si
les gauchistes ne partagent absolument pas leur valeur morale, voire
même ont un dégoût profond pour celles-ci, il faut quand même
s'allier avec les structures islamistes dans les quartiers
sensibles. On obtient un double discours assez dérangeant où on
critique les Occidentaux d'être des machistes, des porcs qu'il
faudrait balancer et où, dans le même temps, on défend les barbus
ainsi que les pauvres femmes musulmanes voilées qui subissent le
racisme des Blancs et qui devraient être libres de porter ce voile.
On
aura compris que je me situe plutôt dans l'idée de l'intégration
qui, certes, a mauvaise presse tant à droite (Zemmour dit que
l'idéologie de l'intégration conduit à la désintégration) qu'à
gauche (où l'on considère que c'est une démarche beaucoup
exigeante et qui va à l'encontre de la multiculturalité bariolée
et joyeuse). Je me souviens d'avoir été dans un restaurant indien
de Liège avec un ami d'extrême-gauche et végane. Il s'était
emporté parce que le serveur ne parlait pas suffisamment le français
pour comprendre qu'on ne voulait pas de sauce comportant des produits
animaux, à base de lait en clair, puisque nous sommes tous les deux
véganes. Il m'a fait un discours comme quoi il faudrait exiger que
les étrangers aient une meilleure connaissance du français pour
pouvoir mieux servir leur clientèle. Je lui ai dit qu'il fallait
effectivement plus d'efforts d'intégration de leur part. Mon ami
d'extrême-gauche a tout de suite marqué sa désapprobation :
sous-entendu, l'intégration, c'est pour les fascistes...
Néanmoins,
malgré ces critiques qui viennent de côtés complètement opposés
de l'échiquier politique, cette demande d'intégration aux
populations allochtones me semble être la position la plus sage et
la plus équilibrée.
Dans
ce débat, on voit que la gauche est tiraillée entre deux valeurs
qui s'affrontent : la solidarité et l'universalisme. D'un côté,
la défense de nos travailleurs et de nos populations défavorisées
et de l'autre l'envie d'étendre cette solidarité à tous les
« damnés de la Terre » pour reprendre les mots de
l'Internationale.
Ce tiraillement fait écho au tiraillement dans la droite que j'ai
cité plus haut : d'un côté, la droite mondialiste qui a
intérêt à l'action des multinationales qui prend chaque plus de
pouvoir aux souverainetés nationales et qui a intérêt à voir
débarquer un main-d’œuvre très bon marché dans nos pays pour
pouvoir mettre sous mettre sous pression les travailleurs locaux ;
de l'autre, la droite nationaliste qui voit d'un très mauvais œil
l'avènement de l'Autre, de l'étranger.
C'est
l'argument qu'on avance souvent par rapport à la crise des
migrants : « Occupons-nous d'abord de nos SDF avant de
s'occuper des migrants ». C'est là bien entendu un argument
très faible, puisque les gens qui avancent cet argument sont en
général les premiers à cracher sur les clochards parce qu'ils sont
paresseux, parce qu'ils sont sales ou parce qu'ils sont ivrognes...
Tout d'un coup, ils se prennent un élan de générosité envers les
SDF pour justifier leur manque de solidarité et leur exclusion des
migrants. Mais malgré cette faiblesse, il faut pouvoir entendre la
peur qui se cache derrière cette argument un peu bancal :
est-ce que notre situation sociale qui n'est déjà pas radieuse ne
va pas encore empirer ? Et cette préoccupation est loin d'être
irrationnelle. Surtout que ce sont les populations qui vivent dans
les quartiers défavorisés qui vont en priorité accueillir
l'essentiel du flux des réfugiés.
Donc
ce débat sur les valeurs ne me semble pas être un « bavardage »,
ni une forme de « naïveté philosophique et politique »,
mais un élément essentiel de la politique, et notamment de la
question des migrants. Bien sûr, les valeurs peuvent être invoquées
pour tirer le débat dans un sens ou dans un autre. Bien sûr, tout
cela ne fera pas l'économie de devoir la complexité de la
situation. Mais abandonner les « valeurs » comme le
voulait Ruwen Ogien pour ne défendre que les droits et les libertés
dans une logique libérale-libertaire, c'est se condamner à voir la
droite conservatrice ou la droite nationaliste à s'en emparer pour
le pire, alors même que toute la gauche est basée sur une
conception morale de la société, dont les revendications tendent
vers la justice sociale, la liberté, la solidarité, la fraternité
et l'égalité.
Frédéric Leblanc,
le 25 novembre 2018
|
Yann Toma, Cercles d’ampoules, installation à la Galerie Anton Weller, Paris, 1994. |
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