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Le Bouddhisme
Le
Bouddha a eu deux très grands disciples : Shâriputra et
Maudgalyâyana. Il serait intéressant de se pencher sur le parcours
spirituel de ces deux-là parce que leur évolution est emblématique
d’une relation au doute et au scepticisme et du dépassement de
ceux-ci. Shâriputra et Maudgalyâyana1,
tous deux issus d’une famille de brahmanes, avaient décidé de
quitter la vie laïque pour devenir ascètes errants dans la quête
résolue de trouver la vérité. Après avoir écouté toutes sortes
de doctrines de différents maîtres, les deux se rallièrent à un
maître qui s’appelait Sanjaya Belatthiputta.
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Les
trois courants philosophiques les plus importants de l’Inde
Voilà
donc pour les remarques généra les concernant les gymnosophistes.
Passons maintenant aux principaux courants de la pensée indienne :
jaïnisme, bouddhisme et brahmanisme, en sachant bien qu’à cette
époque, existaient toutes sortes d’écoles et de sectes soit
brahmaniques, soit non-brahmaniques dont certaines étaient loin
d’être négligeables par la taille et l’influence.
Contempler
la tourterelle, la pie, la grenouille, la mouche, c'est se placer, en
mystique, devant le mystère de la vie, c'est éprouver, devant la
tourterelle que l'on voit, et qui vit le monde en tourterelle d'une
manière pour nous totalement inconnaissable... le sentiment du
sacré.
Contempler,
c'est ne pas aller au-delà de la chose même pour la réduire à ce
qu'elle signifie, à une interprétation, à une connaissance. C'est
prendre le monde tel qu'il est, sans vouloir l'expliquer par une
cause ou une fin. Je vois ce monde comme n'ayant ni cause
explicative, ni fin, ni modèle, ni fond caché, et, à chaque
instant comme venant de naître. Il n'y a pas d'arrière-monde, et le
monde ne recèle aucun mystère. Il est lui-même le mystère.
Ce mystère
est si voyant qu'il faut l'homme pour ne pas le voir. Car l'homme ne
voit que l'homme. Ce qui ne se donne qu'à la dépréoccupation, la
préoccupation ne peut le rencontrer.
Ne soyons
plus qu'un regard pur et sans intention. Alors, ce qui nous est le
plus proche cesse de nous être lointain. Le vouloir qui arraisonne
les choses, l'entreprise de la vie font obstacle à l'ouverture
accueillante de ce qui existe, de ce qu'il y a. Mais, comme l'âme
dans l'état mystique s'oublie elle-même, oublions l'homme en nous,
et, dans l'extase mondaine, laissons le mystère se livrer à nous.
La chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien
au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa
singularité.
Marcel
Conche, Vivre
et philosopher, PUF,
1993.
Masao Yamamoto
Voilà
un très texte de Marcel Conche. Marcel Conche est pour moi un des
philosophes français les plus singuliers. Son ouvrage qui m'a le
plus marqué a été son Pyrrhon
ou l'apparence,
qui m'a fortement influencé dans la rédaction d'un Nomade de la Raison.
Et ce que nous donne à penser ici Marcel Conche, c'est une mystique,
non pas une mystique grandiloquente de la puissance, mais une
mystique de simplicité, une mystique des chemins de traverse que
Conche nous invite à humer, à sentir, à toucher. La contemplation
n'est pas l'acte de disséquer le monde ou de l'hypostasier dans le
divin, l'éternité ou l'absolu. Non, dans la contemplation, il ne
s'agit pas d'expliquer le monde ou de lui donner un sens, il s'agit
de vivre le mystère qui se donne à cet instant précis.
Et
donc la contemplation n'a besoin du grandiose pour se faire. La
tourterelle qui voient se poser sur une branche de l'arbre de votre
jardin peut être la source présente de votre contemplation. Mais
vous pourriez tout autant être contemplatif de la grenouille dans la
mare ou d'objets d'une banalité encore plus totale.
Dans
le film « American
Beauty »
de Sam Mendès, un des personnages Ricky montre à sa copine une
vidéo de la chose la plus belle qu'il ait jamais vu : un sac en
plastique tournoyant dans un vent d'orage un quart d'heure durant.
Ricky explqiue à sa petite amie : « C'était
une de ces journées grises, où il va se mettre à neiger d'une
minute à l'autre et qu'il y a comme de l'électricité dans l'air.
Tu peux presque l'entendre. Tu vois ?
Et ce sac était là, en train de danser
avec moi, comme un enfant qui m'invitait à jouer avec lui. Pendant
quinze minutes. C'est là que j'ai compris qu'il y avait autre chose.
Au-delà de l'univers, plus loin que la vie. Je sentais cette force
incroyablement bienveillante qui me disait qu’il n’y avait aucune
raison d’avoir peur. Jamais. Sorti de leur contexte, les images
n'ont aucun sens, je sais. Mais ça m'aide à m'en souvenir. J'ai
besoin de m'en souvenir. Et parfois je me dis qu’il y a tellement
de beauté dans le monde que cela en est insoutenable. Et mon cœur
est sur le point de s'abandonner ».
Je
pense que Marcel Conche comprendrait ce genre de témoignage. Oui, on
peut contempler un sac de plastique tournoyant dans les airs. En soi,
la contemplation n'est pas réservée aux choses vastes et sublimes :
un simple sac plastique peut être l'objet d'un étonnement, d'un
regard intrigué qui pressent autre chose que la banalité, la
pesante quotidienneté. Avec le sac en plastique, il y a tout le
mystère du monde qui virevolte devant un spectateur qui a cessé de
s'identifier à ce spectateur et qui s'est ouvert au spectacle
silencieux du monde. Pour celui qui s'est dépréoccupé,
la seule vision d'un sac de plastique peut éveiller à la mystique
s'immergeant dans le monde et peut éveiller à un sentiment
vertigineux du sacré. Et le fait de se sentir submergé et suffoqué
par toute la beauté du monde.
Mais
là, où Marcel Conche prendrait ses distances de Ricky Fitts dans
American
Beauty,
c'est quand Ricky voit dans son expérience mystique le signe d'autre
chose : « cette
force incroyablement bienveillante qui me disait qu’il n’y avait
aucune raison d’avoir peur ».
Au fond, c'est naturel : les mystiques dans l'Histoire ont
toujours eu la propension à rattacher leur expérience mystique à
une entité métaphysique plus grande, plus vaste : très
souvent Dieu, mais aussi la Nature, l'immensité du Cosmos, l'Infini,
la Réalité Absolue. L'expérience mystique est alors vécue comme
une preuve qui atteste cette entité qui nous dépasse et transcende
notre existence.
Le
point de vue de Marcel Conche est autre : il vaut peut-être
mieux vivre l'expérience de contemplation en elle-même sans
subodorer autre chose et postuler un « arrière-monde »
(Conche reprend à son compte l'expression-fétiche de Nietzsche).
Dans la contemplation, on ne cherche pas à expliquer le monde,
pourquoi il existe et quelle est sa finalité ou la finalité de
notre présence dans ce monde. La contemplation est un pur regard. Le
monde est un mystère dans l’œil du contemplatif, et qui ne
s'explique par aucun autre mystère, aucune vérité cachée dans le
tréfonds des arrière-mondes. (Il faut néanmoins noter que le
personnage de Ricky ne nomme pas la « force
incroyablement bienveillante »,
ni ne cherche à l'expliquer. Il se contente de la ressentir dans les
manifestations du monde. Ce qui fait qu'il n'est pas si éloigné de
Marcel Conche).
*****
Dans
« Pyrrhon
ou l'apparence »,
Marcel Conche défend une vision de Pyrrhon assez proche de cette
idée épurée de la contemplation. Classiquement, on décrit Pyrrhon
comme le fondateur de l'école sceptique dont la doctrine serait
d'accepter les phénomènes, mais rien qui soient au-delà. Quand je
suis dans mon bureau, je sais que je suis assis sur une chaise, que
je vois les murs de cette pièce et que j'entends les bruits tout
autour de moi. Néanmoins, je ne peux pas rien affirmer sur un plan
métaphysique, ni sur l’Être du bureau, ni sur la « cause
première » du bureau, ni sur sa finalité dernière. Marcel
Conche pense que Pyrrhon ne rentre pas dans cette case du
« scepticisme philosophique », position qui reviendrait
plutôt à la figure très intellectualisante de Sextus Empiricus.
Marcel
Conche part de l'ambiguïté du mot phainomenon
en grec qui signifie autant le phénomène que l'apparence. Selon
Conche, Pyrrhon n'accepte que l'apparence, pas le phénomène. Quand
je suis dans un bureau, il n'y a aucune certitude que j'y sois. Je
vois simplement une apparence de chaise, une apparence de meubles et
de murs. Partant de là, se dégageant de la figure du sceptique
rationaliste, Conche voit plutôt en Pyrrhon un mystique s'immergeant
dans l'océan des apparences, contemplant le monde, mais gardant le
silence sur celui-ci, l'aphasie,
l'absence de discours.
Et
là où Conche tient ses distances avec Pyrrhon, c'est sa conviction
que la contemplation nous tient proche de la chose en soi : « La
chose en soi n'ayant pas de rôle à jouer, ne renvoyant à rien
au-delà d'elle-même, se montre alors avec l'insistance de sa
singularité ».
La chose en soi en philosophie est le contraire du phénomène, ce
qui se présente à nos sens. C'est la chose telle qu'elle est
fondamentalement, indépendamment des illusions de la perception ou
du point de vue particulier que nous avons sur les choses. Marcel
Conche croit possible une présence intime de l'homme désintéressé
et dépréoccupé avec la chose en soi, là où Pyrrhon, insouciant
de l’Être, ne voit au-delà des apparences que d'autres apparences
dans un jeu sans fin.
PS :
j'ai trouvé ce petit texte de Marcel Conche sur le blog « Éveil
et philosophie » de José Le Roy. Merci à lui.
La scène du sachet plastique d'American Beauty (Sam Mendès, 1999):
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Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Textes et essais sur la philosophie gréco-romaine ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Voilà
donc pour les influences grecques que Pyrrhon emmena avec lui
jusqu’en Inde. Et toutes ces influences ont certainement été
ensemencées par la rencontre avec ces personnages si étranges et si
déroutants qu’étaient les gymnosophistes aux yeux des grecs. Les
mœurs de ces gymnosophistes, leur style de vie sans concession ont
certainement marqué Pyrrhon de manière indélébile. Comme le dit
Victor Brochard : « Cette
résignation et ce renoncement qui sont les caractères distinctifs
du scepticisme primitif, Pyrrhon en avait trouvé les exemples sur
les rives de l’Indus : c’est encore un point par où
l’expédition d’Alexandre a exercé sur les destinées du
scepticisme une influence que nous croyons capitale. Il nous est
expressément attesté que Pyrrhon a connu les gymnosophistes, ces
ascètes qui vivaient étrangers au monde, indifférents à la
souffrance et à la mort. Nul doute qu’il n’ait été vivement
frappé d’un spectacle si étrange ; et il s’en souvint une
fois revenu dans sa patrie (…). La dialectique lui avait peut-être
appris le néant de la science telle qu’elle existait de son
temps ; il apprit des gymnosophistes le néant de la vie, et
crut, avec un autre sage de l’Orient, que tout est vanité1 ».
Au
tout début de la préface de sa « Critique
de la Raison pure »,
Emmanuel Kant oppose les dogmatiques qui s’affrontent entre eux
pour la conquête du pouvoir de la raison sur ce champ de bataille
qu’est la métaphysique, aux sceptiques, « une
espèce de nomades, qui ont en horreur tout établissement stable sur
le sol, rompant de temps en temps le lien social1 ».
Voici une étude sur le philosophe antique Pyrrhon d’Élis et les influences possibles des philosophies indiennes sur sa pensée, que j'avais rédigée en 2007.
Introduction
Pyrrhon,
le fondateur de l’école sceptique, a connu une expérience qui a
bouleversé sa vie. Il a voyagé en compagnie des armées d’Alexandre
le Grand et ce voyage l’a conduit jusqu’en Inde. Là-bas, il a
rencontré les ascètes indiens que les Grecs appelaient
gymnosophistes, et dont l’étymologie signifie littéralement
« sages nus ». Ceux-ci ont considérablement marqué
Pyrrhon. Diogène Laërce, dans sa « Vies
et doctrines des philosophes illustres »,
témoigne de cette influence que ces ascètes indiens ont exercé sur
Pyrrhon : « Il
faisait retraite, et vivait en solitaire, se montrant rarement à ses
proches. Il agissait ainsi pour avoir entendu un Indien faire des
reproches à Anaxarque, en lui disant qu’il ne saurait enseigner à
un autre comment être homme de bien, puisqu’il fréquentait
lui-même la cour des rois1 ».