2ème
partie
L'Ānāpānasati
Sutta
est donc le compte-rendu d'un enseignement qui a eu lieu dans la
ville de Sāvatthi.
Le soûtra donne des informations sur le moment où celui a été
donné : c'était après la mousson où de nombreux moines
étaient en retraite avec le Bouddha et ses grands disciples. La
mousson était l'occasion pour les moines bouddhistes de rester en
retraite afin de minimiser son impact sur la multitude de petits
insectes qui surabondent à cette périodes de l'année du fait de la
chaleur conjuguée aux abondantes pluies. Pour écraser le moins de
petits animaux possibles, les moines ne circulaient pas et restaient
en retraite. A la fin de cette mousson, le Bouddha dit qu'il va
rester un mois de plus à Sāvatthi et prévient qu'il va donner un
enseignement important. D'autres moines viennent alors d'autres cités
et convergent vers Sāvatthi.
Le
soûtra insiste sur la ferveur avec laquelle les moines enseignent et
propagent la philosophie du Bienheureux. Tout le soûtra est traversé
par cette notion de progrès spirituel qui va en propageant et qui se
développe tant dans la communauté, la Sangha, sur un plan collectif
que sur un plan individuel, en chaque moine qui pratique avec
diligence et perspicacité le Dharma.
C'est
donc par une nuit de pleine lune directement après la saison des
pluies que le Bouddha donne son enseignement. Il commence donc par se
féliciter de la qualité spirituelle des moines qui composent sa
communauté : « Vénérables
moines, notre communauté est pure et bonne. En son sein, il n’y a
nul besoin de bavardages prétentieux et inutiles. Telle est, ô
moines, cette communauté de moines; cette assemblée, ô moines, est
le genre d'assemblée qui est digne de dons, digne d'hospitalité,
digne d'offrandes, digne de salutations respectueuses,
l'insurpassable champ de mérite pour le monde. Telle est, ô moines,
cette communauté de moines; cette assemblée, ô moines, est le
genre d'assemblée à qui même une petite offrande, lorsqu'elle est
offerte, devient grande, et une grande offrande encore plus grande.
Telle est, ô moines, cette communauté de moines; cette assemblée,
moines, est le genre d'assemblée qu'il est rare de voir dans le
monde. Telle est, ô moines, cette communauté de moines; cette
assemblée, ô moines, est le genre d'assemblée telle qu'il vaudrait
la peine de voyager sur des centaines de lieues, en emportant des
provisions, pour venir la voir. Telle est, ô moines, cette
communauté de moines ».
Donc,
1°) la communauté est pure et bonne, toute entière dévouée à la
pratique silencieuse de la méditation. Pas besoin de « de
bavardages prétentieux et inutiles »
pour la mettre en valeur ou pour combler le manque de qualités de
ses moines. 2°) La Sangha, la communauté, est un champ de mérite.
Aider une telle communauté qui travaille au bien-être et au bonheur
d'un grand nombre d'êtres sensibles en faisant des dons de
nourriture ou de biens matériels comme des vêtements ou faisant
d'hospitalité, en accueillant les moines et en logeant les moines
quelques temps, aider la communauté de telle sorte est la source de
grands mérites pour cette vie et les suivantes. 3°) Il vaut la
peine d'entreprendre un grand voyage pour aller à la rencontre d'une
telle communauté. À
l'époque du Bouddha, soit cinq siècles avant notre ère, voyager
est considérablement plus difficile et aventureux qu'aujourd'hui.
Néanmoins, cheminer sur la Voie du Bouddha permet d'atteindre de
grands fruits ; et justement la dynamique d'enseignement au sein
de la communauté bouddhique qu'il valait la peine de braver les
dangers et les difficultés d'un long voyage pour apprendre auprès
d'une telle communauté le chemin qui conduit à la cessation de la
souffrance.
Ensuite,
le Bienheureux envisage ceux de ses adeptes qui sont parvenus à un
des quatre fruits de la pratique du Dharma. Dans ce soûtra de
l'Attention au Va-et-vient de la Respiration, ils sont présentés
par un ordre décroissant d'importance :
- l'état d'Arahant où on a vaincu toutes les illusions et où on s'est définitivement affranchi du samsāra ;
- l'état de Sans-Retour où on est libéré des mondes inférieurs et où on renaît une seule fois, et encore dans un monde divin, afin de pratiquer et déraciner toute trace d'illusion et accèder à l'état d'Arahant ;
- l'état de Retour Unique où il ne faut revenir qu'une seule fois en ce monde avant de se voir définitivement libéré soit dans un monde divin comme dans l'état de Sans-Retour, soit dans l'état d'Arahant ;
- l'état d'Entrée-dans-le-Courant, l'état où on est spontanément appelé dans le sens du Dharma, libéré de toute mauvaise renaissance.
« Il
y a, ô moines, dans cette communauté de moines, des moines qui sont
des arahants, qui ont détruit les souillures mentales, qui ont vécu
la Conduite Sublime, qui ont fait ce qui devait être fait, qui ont
posé le fardeau, qui ont atteint le véritable but, qui ont détruit
les liens du devenir, et sont libérés par la compréhension ultime
: il y a, ô moines, dans cette communauté de moines, de tels moines
qui sont des arahants.
Il
y a, ô moines, dans cette communauté de moines, des moines qui ont
détruit les cinq liens inférieurs, renaîtront spontanément dans
un monde où ils atteindront le Nirvâna final, sans jamais revenir
de ce monde: Il y a, ô moines, dans cette communauté de moines, de
tels moines qui sont entrés dans le Sans-Retour.
Il
y a, ô moines, dans cette communauté de moines, des moines qui sont
libérés des trois premiers liens de l’esclavage et ont pleinement
réalisé l’état de Retour Unique. Ils ont coupé les principales
racines de l’avidité, de la haine et de l’ignorance et n’ont
besoin de retourner qu’une seule fois dans le cycle des naissances
et des morts. Il y a, ô moines, dans cette communauté de moines, de
tels moines qui sont entrés dans le Retour Unique.
Il
y a, ô moines, dans cette communauté de moines, des moines qui sont
libérés des trois liens de l’esclavage et ont atteint l’état
de l’Entrée-dans-le-courant, se dirigeant fermement vers l’état
d’Éveillé. Il y a, ô moines, dans cette communauté de moines,
de tels moines qui sont Entrés-dans-le-courant ».
Ces
moines qui ont atteint un des quatre fruits sont importants pour la
communauté car ils incarnent le fait d'avoir achevé le cheminement
sur la Voie et le fait d'avoir franchi tous les obstacles. Les
pratiquants qui ont atteint un de ces quatre fruits ou qui sont en
passe d'atteindre un de ces quatre fruits sont appelés les Êtres
Nobles. Quand on prend refuge dans le Bouddha, le Dharma et la
Sangha, la Sangha est ici clairement définie comme la Sangha des
Êtres Nobles, c'est-à-dire des personnes qui ont écouté les
paroles du Bouddha, qui ont mis en pratique son Dharma et qui sont
parvenus à un des quatre fruits (Arahant, Sans-Retour, Retour
Unique, Entrée-dans-le-courant) ou qui sont en passe d'y parvenir.
Cette Sangha des Êtres Nobles est donc pour nous un modèle puisque
nous avons à écouter l'enseignement philosophique du Bouddha et à
le mettre en pratique et d'enseigner à notre tour ce que nous avons
appris en matière de sagesse aux générations suivantes.
Ensuite,
le Bouddha évoque toutes les pratiques mises en place par les moines
afin d'atteindre un de ces quatre fruits. Il commence par évoquer
ceux qui pratiquent les quatre établissements de l'attention, et ce
n'est pas un hasard. L'attention est ici la qualité centrale du
progrès spirituel ; le Soûtra des Quatre Établissements élève
l'attention au rang de « véhicule unique » pour
progresser sur la Voie du Bouddha.
Ensuite
le Bienheureux mentionne ceux qui s'adonnent aux quatre efforts. Les
quatre efforts justes consistent à faire en sorte 1°) que les
tendances négatives déjà apparues en nous disparaissent, 2°) que
les tendances négatives qui ne sont pas encore apparues en nous
n’apparaissent pas, 3°) que les tendances positives qui ne sont
pas encore apparues en nous apparaissent, 4°) que les tendances
positives qui sont déjà apparues en nous soient renforcées et
atteignent l’excellence. Il s'agit de cultiver la mentalité d'être
toujours prêt à se transformer dans le sens du meilleur que ce soit
sur le plan des vertus morales, de la concentration méditative ou
encore de la sagesse.
Ensuite
il y a ceux qui s'entraînent aux quatre bases des pouvoirs
surnaturels. Ces quatre bases sont 1°) l’aspiration (de fixer son
mental sur un seul point), 2°) l’effort (ou énergie pour le fixer
sur ce point), 3°) l’esprit (la capacité à concentrer tout son
esprit en un point), 4°) l’analyse (l’application des
enseignements à la fixation sur un seul point). Ces quatre bases des
pouvoirs surnaturels s'adressent aux pratiquants qui veulent
développer l'influence de l'esprit sur la matière et le monde
environnant. Cela suppose une capacité hors du commun de focaliser
tout son esprit en un seul point. Mahā-Moggallāna (
Mahā-Maudgalyayāna en sanskrit) était le disciple du Bouddha le
plus réputé dans cette discipline des pouvoirs psychiques
extraordinaires. Ce sont deux attitudes possibles en méditation :
soit se focaliser en un point, soit au contraire explorer la plus
vaste ouverture de l'esprit possible. Dans le premier cas, on
développe les pouvoirs psychiques, dans l'autre on développe
surtout la sagesse dont Sāriputta (Shāriputra en sanskrit) était
la meilleure incarnation.
Ensuite
il y a les moines qui demeurent en s’exerçant à développer les
cinq facultés. Ces cinq facultés servent à développer la
compréhension des Quatre Nobles Vérités du Bouddha. Ces cinq
facultés sont 1°) la confiance (dans les enseignements du Bouddha),
2°) l’effort ou persévérance, 3°) l’attention ou vigilance,
4°) la concentration méditative, 5°) la sagesse. Pour rappel, les
Quatre Nobles Vérités du Bouddha sont :
- 1°) la Vérité de la souffrance,
- 2°) la Vérité de l'Origine de la souffrance,
- 3°) la Vérité de la Cessation de la souffrance,
- 4°) la Vérité du Chemin qui mène à la Cessation de la souffrance.
Ces
Quatre Nobles Vérités ont été exposées par le Bouddha dans son
tout premier enseignement. Résoudre ce problème universel est
vraiment l'axe de la pensée bouddhique. Donc on ne s'étonnera pas
de ce que s'armer en vue de réaliser ces Quatre Nobles Vérités
soit un objet de méditation à part entière. On ne s'étonnera pas
non plus de retrouver l'attention dans ces cinq facultés.
Ensuite,
on passe aux moines qui s'adonnent aux cinq forces. Les cinq forces
sont les mêmes que les cinq facultés, mais à ce niveau, les forces
servent à contrecarrer les errements et les obstacles que le moine
rencontre dans sa découverte intime des Quatre Noble Vérités. 1°)
la confiance vainc les vues fausses, 2°) l’effort vainc la
stagnation et les mauvais penchants, 3°) l’attention vainc toute
distraction quant aux Nobles Vérités, 4°) la concentration
méditative vainc les passions et les émotions perturbatrices, 5°)
la sagesse vainc les ténèbres de l’ignorance et permet de gagner
la pleine compréhension des Quatre Nobles Vérités.
Ensuite,
le Bouddha mentionne les moines qui demeurent en s’exerçant dans
le développement des sept facteurs de l’Éveil. Ces sept facteurs
de l’Éveil
sont 1°) l’attention, 2°) l’investigation des phénomènes, 3°)
l’effort, 4°) la joie, 5°) la souplesse, 6°) la concentration
méditative, 7°) l’équanimité. L'Ānāpānasati
Sutta
consacre une section importante à ces sept facteurs de l’Éveil.
Je n'insisterai donc pas, si ce n'est pour pointer du doigt le fait
que le premier des sept facteurs de l’Éveil est précisément
l'attention.
Ensuite,
le Bienheureux parle de ceux qui sont plus spécifiquement focalisé
sur le Noble Octuple Sentier, à savoir : 1°) la vue juste, 2°)
la pensée juste, 3°) la parole juste, 4°) l’action juste, 5°)
les moyens d’existence juste, 6°) l’effort juste, 7°)
l’attention juste, 8°) la concentration juste. Dans son tout
premier enseignement, le Bouddha explique que la 4ème
Noble Vérité se condense dans le Noble Octuple Sentier. C'est donc
tout ce qui sert à vaincre définitivement et totalement le problème
universel de la souffrance. Personnellement, quand je médite sur le
Noble Octuple Sentier, je visualise devant moi une roue à huit
rayons, chacun des huit rayons symbolisant un des huit sentiers.
Quelle que soit la situation, il y a toujours une branche ou
plusieurs branches à mettre en place dans sa pratique quotidienne du
Dharma et dans la méditation.
Ensuite,
le Bouddha évoque ceux qui pratique l'amour bienveillant, la
compassion, la joie ou l'équanimité en tant que sujet de
méditation. Dans d'autres soûtras, le Bouddha explique en ces
termes ce genre de méditation : « Le
méditant demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant
dans une direction de l'espace et de même dans une deuxième, dans
une troisième, dans une quatrième, au-dessus, au-dessous, au
travers, partout dans sa totalité, en tout lieu de l'univers, il
demeure faisant rayonner la pensée d'amour bienveillant, large,
profonde, sans limite, sans haine et libérée d'inimitié ».
La même formulation vaut pour la méditation sur la compassion,
celle sur la joie et celle sur l'équanimité. Méditer sur une de
ces quatre qualités ou sur les quatre est important car elle touche
directement à notre relation aux autres et à la reconnaissance de
la connexion qui lie tous les êtres ensembles dans l'univers.
Ensuite,
le Bouddha mentionne ceux qui contemplent le caractère impur des
phénomènes. On peut, par exemple, être fasciné par la beauté des
corps. Mais cela n'est qu'une belle apparence ; derrière cette
apparence, derrière cette belle image, le corps n'est fait que de
viscères, de boyaux, de chair, de sang, etc... Toutes choses qui
suscitent plutôt le dégoût et la répugnance dès qu'on les voit.
Tout le monde sait que c'est là ; pourtant tout le monde
l'oublie dès qu'on aperçoit une belle personne. La méditation sur
l'impureté tend justement à nous le faire rappeler et à voir d'un
autre œil cette dynamique si particulière du désir. De manière
générale, la méditation sur l'impureté est un moyen habile pour
se détacher de la séduction des belles apparences en société.
Derrière les motivations les plus nobles comme le courage ou la
générosité se cachent souvent des aspirations nettement moins
nobles comme l'envie de passer pour une belle personne ou l'envie de
se présenter comme un sauveur à qui on ne pourra rien refuser plus
tard....
Ensuite,
le Bienheureux évoque la méditation de l'impermanence. Rien dans
l'univers n'est permanent, tout est amené à disparaître tôt ou
tard. Comme le dit la formule répétée à de nombreuses reprises
dans les soûtras : « Tout
ce qui a la nature d'apparaître a la nature de disparaître ».
Méditer sur l'impermanence, c'est précisément prendre conscience
de cela. Mais c'est aussi prendre conscience de l'impermanence
subtile à l’œuvre dans tous les phénomènes : d'instant en
instant, les phénomènes se transforment même si leur apparence
reste inchangée. Une table peut sembler identique d'un instant à
l'autre, mais, au niveau moléculaire, il y a un mouvement des
molécules (que l'on appelle le « mouvement brownien »).
La table n'est donc pas figée dans son être, même si son apparence
semble rester identique d'un instant à l'autre.
Notre
corps, non plus, n'est pas figé ; l'air va et vient dans les
poumons, notre cœur bat, le sang circule dans nos veines. Notre
perception, elle aussi, change d'un instant à l'autre. Le mot
sanskrit pour faculté sensorielle est indriya,
un mot qui, étymologiquement, est rattaché à Indra, le dieu de la
foudre. Il y a là l'idée que notre perception est une suite
d'éclairs qui font irruption dans le champ de notre conscience et
qui semblent receler une continuité, comme quand on semble faire un
cercle de feu en faisant tournoyer une torche dans les airs. La
conscience elle-même est une série d'instants de conscience
discontinus. Méditer l'impermanence, c'est donc s'accoutumer aux
incessantes fluctuations qui ont cours d'instant en instant dans le
monde et dans notre perception, même si ces fluctuations sont
infinitésimales.
Enfin,
il y a des pratiquants qui s'adonnent à l'attention au va-et-vient
de la respiration. Et c'est cette pratique que l'on va envisager
maintenant. Bien sûr, toutes ces méditations ne sont pas isolées
les unes d'avec les autres ; elles sont largement
interconnectées. De la même façon, un moine qui s'adonne à une
pratique ne doit pas être vu indépendamment d'un autre pratiquant
qui s'adonnerait à une autre méditation. Un moine qui développe
l'amour bienveillant illimité peut inspirer et stimuler un autre
moine qui s'adonner à la conscience du va-et-vient de la
respiration, et vice-versa.
Une
dernière chose : le soûtra est le compte-rendu d'un
enseignement donné par le Bouddha à des moines. Il peut aussi bien
s'adresser à des pratiquants laïcs ! Au départ, ces
techniques n'étaient destinées qu'aux moines ; aux laïcs, on
laissait des conseils de bonne conduite et la possibilité
d'accumuler un bon karma en venant en aide aux moines et à la
communauté monastique. Néanmoins, du temps du Bouddha, des laïcs
ont insisté sur le fait que ces instructions sur la méditation pouvaient leur
être utile, même si la possibilité de méditer avec autant de
temps et autant d'ardeur que les moines. De fait, ces conseils de
méditation peuvent être favorables à tous.