L'article qui va suivre est une étude d'un dialogue entre des jansénistes au XVIIème siècle. Le jansénisme est ce courant intégriste chrétien qui a occupé une place importante dans la vie intellectuelle et spirituelle du XVIIème siècle. Il s'agit d'une doctrine résolument anti-humaniste qui refuse la possibilité pour l'homme de s'améliorer de lui-même et qui insiste de manière centrale sur la grâce que Dieu peut donner ou pas à l'homme empli de foi. Blaise Pascal avec Jean Racine ont été certainement parmi les jansénistes les plus célèbres.
Le dialogue de Blaise Pascal avec un autre janséniste a pour thème l'opposition frontale des jansénistes aux thèses de l'humanisme symbolisé ici par deux de ses deux courants: d'une part, le courant de Juste Lipse et La Mothe Le Vayer qui remet au goût du jour le stoïcisme et défend l'idée d'un homme fort, volontaire, maître de lui-même et de ses passions, grandiose dans ses aspirations philosophiques et spirituelles, et d'autre part, le courant de Michel de Montaigne où l'homme se retrouve face à ses contradictions et ses faiblesses et tente de développer un art de vivre simple et joyeux.
Donc, au-delà de ces considérations chrétiennes sur le salut et la misère de l'homme, le dialogue entre monsieur de Sacy et Blaise Pascal nous laisse une réflexion sur l'humanisme et l'anti-humanisme ainsi que sur les différentes façons de considérer l'homme et la nature humaine au sein de l'humanisme.
Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du
stoïcisme au XVIIe siècle.
Un
soir de janvier 1655, monsieur de Sacy et Blaise Pascal eurent une conversation
fort pieuse dans les murs de Port-Royal où le premier demanda au second
d’exposer les philosophes auxquels il s’était le plus frotté. Cet entretien fut
relaté par le secrétaire de monsieur de Sacy d’après un texte où Pascal
résumait les propos qui avaient été ce soir-là, et on le connaît habituellement
sous le nom de « Entretiens de
Monsieur Pascal avec Monsieur Sacy sur la lecture d’Epictète et de Montaigne ».
La position officielle de Port-Royal[1]
(qu’incarne monsieur de Sacy) sur la considération que les chrétiens devaient
avoir par rapport au stoïcisme était sans appel : même si les stoïciens
prônaient une vertu et le devoir ainsi qu’une attitude droite dans la vie,
c’était une philosophie vaine et orgueilleuse ; et en tant que philosophie
païenne, aucun salut d’aucune sorte n’était à attendre de lui. Sénèque comme
Socrate d’ailleurs sont aux yeux du théologien Antoine Arnaud « les
héritiers et les vrais successeurs du premier Ange rebelle dans son
orgueil ». Les philosophes ne sont rien que des « impies et des
athées ». Sénèque a « le dessein criminel d’égaler la félicité de son
sage à celle de Dieu ». Et c’est le grand malheur de l’époque si le XVIe
et le XVIIe ont tant revalorisé les études classiques et si tant et tant d’esprits
forts et intelligents se mettent en tête de s’inspirer des préceptes de vie stoïciens
(ne parlons même pas du libertinage épicurien ou de l’incroyance pyrrhonienne
d’un Montaigne !).
On est très loin de l’esprit de
Justin de Naplouse (100-163), l’un des premiers philosophes chrétiens, pour qui
tout ce qui s’est fait de bien s’est fait avec le Verbe, et tout ce qui s’est
fait de mal se fait contre le Verbe. Ceux qui n’ont pas connu la Révélation comme
Socrate ou Platon ne sont pas nécessairement damnés par faute de ne pas être
chrétien. Justin de Naplouse reprend l’idée de la raison séminale (logoi
spermatikoi) aux stoïciens : ceux qui ont vécu contre le Christ sont
coupables, les autres non. Justin accepte donc partiellement Socrate et les
philosophes comme les stoïciens selon qu’ils s’accordent plus ou moins avec la Raison , puisque la Raison découle du Verbe et
que Justin est totalement confiant dans le Logos incarné dans le Christ. Bien
sûr, le message du Christ est supérieur, c’est même en fin de compte le seul,
l’unique message entièrement véridique et accompli, Justin critique les
philosophies païennes, mais Dieu a pu se présenter aux hommes sous forme d’un
Dieu autre : un feu peut créer un autre feu sans être diminué pour autant
(métaphore stoïcienne) ; il n’en reste pas moins le Dieu unique[2].
L’esprit qui souffle sur Port-Royal
est très loin aussi de l’esprit qui anime l’œuvre du « Docteur
Angélique », Thomas d’Aquin, pour qui l’homme connaît certes le péché
originel, mais sa déchéance n’est pas totale, le mal ne peut détruire
complètement le Bien qui réside au fond de son âme. L’anthropologie de Thomas
d’Aquin recoupant celle d’Aristote voit en l’homme un être raisonnable, et
cette raison l’incline à agir selon la vertu, même si le péché affaiblit cette
propension à la vertu et que la charité et la grâce divine sont nécessaires
pour parfaire ces vertus. Les Anciens ont aussi beaucoup de choses à apprendre
aux chrétiens en ce qui concerne l’ordre de la Nature et sur la vie dans
les Cités. L’homme peut de grandes choses par les seules forces de sa nature.
Cet humanisme chrétien prône donc s’enrichir au contact des philosophes
antiques qui ont bien usé de la raison, même s’ils n’ont pas l’inestimable
chance de connaître la
Révélation de Jésus-Christ[3].
Non décidément, on est très loin de
ce genre d’optimisme anthropologique à Port-Royal. Le propos est clairement
augustinien. L’homme est voué au péché originel, et seule la grâce peut l’en
libérer, s’il a la chance évidemment de faire partie des élus. L’homme ne peut
donc rien par lui-même. Augustin a d’ailleurs à ce titre condamné sévèrement
les stoïciens qui cherchent à « être sage d’une sagesse impossible[4] »
à n’avoir aucune passion alors que l’homme est sujet à une « multitudes de
passions ». Augustin a alors beau jeu de citer ce témoignage d’Aulu-Gelle
où un stoïcien tremble de tout son corps sur un bateau devant une tempête. Ce
renouveau de l’augustinisme s’est produit à la fois dans le protestantisme chez
Martin Luther et Jean Calvin, mais aussi dans le giron du catholicisme, au sein
des mouvances jansénistes notamment, mais pas seulement ; Malebranche se
revendique aussi largement de l’évêque d’Hippone tout en débattant contre
Antoine Arnauld, notamment en accordant plus de place à la liberté de l’homme,
se voyant ainsi taxé de pélagianisme (la doctrine condamnée du moine Pélage),
Malebranche répondant à son détracteur en invoquant d’autres textes d’Augustin
et en taxant en retour Arnauld et ses amis de Port-Royal de
« luthérien »[5].
Cette proximité philosophique avec les protestants n’a pourtant pas empêchée
les jansénistes d’en appeler à l’unité catholique contre les princes
protestants, auxquels le cardinal de Richelieu voulait s’allier pour contrer
l’influence des Habsbourg[6] ;
cette opposition ferme aux protestants était peut-être le fait de la volonté de
se démarquer de ceux-ci, la distinction apparaissant comme beaucoup trop mince
aux yeux de leurs contemporains, mais aussi certainement d’un indéniable
fanatisme religieux.
Ainsi donc, l’augustinisme en
vigueur, de manière générale, était une manière de s’opposer radicalement à
cette tendance de l’humanisme issu de la Renaissance à rehausser le statut de l’homme en
lui reconnaissant une capacité de maîtrise de soi, une capacité de recherche par
lui-même le bonheur et la vérité, affirmant la bonté de sa nature et de la Nature en général,
rétablissant une continuité vivante entre la sagesse, l’art, le droit des
Anciens et l’homme moderne. Dans ce courant de pensée s’inscrit l’œuvre du
jésuite portugais Louis Molina qui publie en 1588, le Concordia liberi arbitrii cum gratiae donis. Le péché originel est
minimisé dans sa portée, même s’il n’est pas du tout nié. Le péché originel a
seulement privé l’homme des dons surnaturels, il reste à l’homme le libre
arbitre et peut agir pour le bien car Dieu, dans sa volonté de sauver les
hommes, accorde à tous les hommes une grâce suffisante qui peut être rendue
efficace par la seule volonté. Cette théologie exalte donc l’homme, et elle
affirme sa totale liberté de penser et d’action. Si la nature n’est pas
totalement corrompue, point n’est besoin de la régénérer ; il suffit de se
conformer aux préceptes moraux sans excès d’ascétisme ou de mortifications. A
la figure emblématique du Moyen-Âge qu’est le saint se voit substitué la figure
moderne de « l’honnête homme[7] »,
exalté dans sa raison et son activité terrestre comme étant un équilibre
parfait entre l’art de se cultiver soi-même dans la vertu, la dignité,
l’honorabilité autant que ses dons naturels lui permettent et d’un autre côté
l’art de briller dans les salons de la bonne société. Cet idéal d’excellence et
de noblesse était devenu le but poursuivi par l’éducation prodiguée par les
jésuites, et dès lors, la sainteté n’était plus qu’un idéal réservé à quelques
uns (ce qui irritait profondément les jansénistes).
Un champ moral était donc ouvert à
cet honnête homme, indépendant de la foi et de l’observation des observances
religieuses strictes, de s’interroger sur la conduite droite à tenir face aux
défis et aux épreuves de la vie. Là où les injonctions de la Bible nous renvoient sans
cesse à notre culpabilité de misérable pécheur et à donc à un idéal de
sacrifice de soi, on s’est mis à vouloir retrouver une éthique plus attractive
guidée par la Raison
dont la fin est de nous procurer si pas le bonheur dans cette vie, au moins un
sentiment d’accomplissement de soi, de dignité et d’honneur. On veut pouvoir
regarder les événements de cette vie la tête haute. Dans ce cadre, le stoïcisme
convenait à merveille pour proposer une éthique édifiante et une conduite
de vie : on se met à l’étude principalement de Sénèque, Epictète et
Marc-Aurèle, c’est-à-dire du stoïcisme moralisant tel qu’il était pratiqué et
enseigné dans les deux premiers siècles qui ont suivi Jésus-Christ ; et
malgré les points divergents où cette philosophie s’écartait du dogme chrétien,
le stoïcisme épousait très bien les présupposés d’une vie chrétienne ;
c’est pourquoi certains penseurs comme le capucin Yves de Paris (1588-1678),
l’évêque Guillaume du Vair (1556-1621) ou le professeur de l’université de
Louvain Juste Lipse (1547-1606) ont proposé un véritable stoïcisme chrétien.
Guillaume du Vair résumait ainsi sa réaffectation d’une doctrine païenne dans
une optique chrétienne : « Comme
j’ai vu à Rome les riches temples bâtis par les païens à l’honneur de leurs
démons avoir été saintement appliqués au service de notre Dieu, j’ai pris peine
de transférer à l’usage et à l’instruction de notre religion les plus beaux
traits des philosophes païens que j’ai pouvoir s’y pouvoir commodément
rapporter[8]. » Un motif
d’intérêt au stoïcisme chez eux était les guerres de religions qui ont
ensanglanté l’Occident à cette époque : la volonté était très clairement
d’apaiser les passions tumultueuses qu’ont suscitées ces conflits religieux. Un
rationalisme moral se fait jour chez Guillaume du Vair qui ferme les portes à
l’invasion mystique où l’âme purifiée par de terribles épreuves est élevée à un
mode passif de connaître et d’aimer. Tout cela est bien absent dans sa
pensée : Job, chez Guillaume du Vair, ne raisonne pas autrement qu’un
Epictète s’en remettant à la nécessité et l’Ordre rationnel du monde ! Son
influence fut considérable au XVIIe siècle, jusque vers 1660, chez les
religieux comme chez les laïcs, notamment Descartes pour qui le stoïcisme
devient une morale rationnelle séparée[9].
Descartes voit en le stoïcisme une
morale incomplète, ou plus exactement une morale provisoire qui mérite que l’on
la lise et qu’on y réfléchisse « eu
égard seulement à la réputation de l’auteur[10] » (Sénèque
en l’occurrence) et qui fera l’affaire le temps de parfaire une morale
considérée comme des branches de l’arbre de la science. Cette morale pour
qu’elle soit opérante, suppose d’achever l’édifice du savoir. On peut se
contenter de s’inspirer provisoirement de la morale stoïcienne pour répondre à
nos questions éthiques présentes en attendant l’accomplissement de quelque
chose de mieux. C’est pourquoi Descartes
fait sien des principes anciens auxquels il donne une couleur plus moderne tels
que : « Il vaut mieux changer
l’ordre de ses désirs que vouloir changer l’ordre du monde ». On
voit bien que Descartes n’est absolument pas tourmenté par le Bien et le
Mal ; chez lui, nulle obsession de sainteté, ni mysticisme débordant. La
morale a pour fonction de nous octroyer une certaine stabilité dans la vie,
nous éviter trop de remous et de déchirements qui seraient nuisibles au progrès
de la Science. L ’honnête
homme cartésien cherche surtout à accomplir une grande œuvre, notamment la
recherche dans ce qu’on appelait alors la « philosophie de la Nature ». C’est bien
cette trop grande quiétude par rapport aux questions théologiques et morales
que Pascal reprochera à René Descartes.
*****
L’entretien entre monsieur de Sacy,
un des fils spirituels de Saint-Cyran, et Blaise Pascal eut lieu en janvier
1655 dans les murs de Port-Royal des Champs quelques semaines après la nuit du
Mémorial (nuit du 23 au 24 novembre 1654). L’intention de monsieur de Sacy
était donc très claire : sauver Blaise Pascal de toute influence
pernicieuse, notamment stoïcienne, qui le détournerait de la recherche de la
sainteté. C’est pourquoi monsieur de Sacy interroge Blaise Pascal sur ses
lectures philosophiques dans un premier temps pour pouvoir d’autant plus
aisément mettre à jour les faiblesses des raisonnements de ces penseurs
dévoyés : « La conduite de M.
de Sacy, en conversant avec les gens, était de proportionner ses entretiens à
ceux à qui il parlait. (…) S’il voyait le chirurgien du lieu, il le
questionnait sur la chirurgie. Ceux qui cultivaient les arbres, ou la vigne, ou
les grains, lui disaient tout ce qu’il fallait y observer[11]. » Mais en
fait, Pascal s’inscrit d’ors et déjà totalement dans le projet de Port-Royal, à
savoir reconnaître l’unique pouvoir salvateur de la foi chrétienne à
l’exception de toute autre voie. En fait, son intention à lui qui est un homme
du monde est de comprendre les penseurs qui intéressent les gens du monde pour
les amener à l’évidence de la Grâce. Pascal
veut aller sur le terrain des libertins et des brebis égarées pour les
reconduire sur le droit chemin. Ainsi expose-t-il les philosophies d’Epictète
et de Montaigne. C’est là la spécificité de l’apologétique chrétienne de Pascal :
Pascal combat sans la moindre concession les nouvelles idées modernes en
théologie de Molina, du Vair et consorts, et en même temps, Pascal a la
conviction que la société moderne a besoin d’une nouvelle apologétique. Les
idées restent les mêmes, mais la manière d’y amener les gens, elle, évolue[12].
C’est pourquoi cet entretien est une sorte de prélude aux Pensées. Dans plusieurs éditions des Pensées, l’entretien fut d’ailleurs publié en ouverture du texte.
Blaise Pascal |
« Epictète est un des hommes qui ait le mieux connu les devoirs de
l’homme[13]. » Pascal
n’a donc pas qu’une appréciation négative et dédaigneuse des stoïciens. Il leur
reconnaît une certaine qualité d’avoir su déterminer le sens de la vertu. Il a
même de l’admiration pour lui, malgré son ton polémique conforme à sa vocation
d’apologiste chrétien : « Voilà
les lumières de ce grand esprit qui a si bien connu le devoir de l’homme. J’ose
dire qu’il mériterait d’être adoré, s’il avait aussi bien connu son
impuissance, puisqu’il fallait être Dieu pour apprendre l’un et l’autre aux
hommes[14] ». Epictète
admet par ailleurs un Dieu unique auquel il importe de se soumettre (même si
Dieu a le défaut d’être l’âme du monde, ce qui est une vision trop panthéiste
aux yeux des théologiens de Port-Royal). « (Epictète) veut, avant toutes choses, qu’il regarde Dieu comme son
principal objet ; qu’il soit persuadé qu’il fasse tout avec justice, qu’il
se soumette à lui de bon cœur, et qu’il le suive volontairement en tout, comme
ne faisant rien qu’avec une très grande sagesse ; qu’ainsi cette
disposition arrêtera toutes les plaintes et tous les murmures, et préparera son
cœur à souffrir tous les événements les plus fâcheux[15]. » Epictète
reconnaît Dieu et lui accorde une place centrale dans sa vie, ce qui n’est déjà
pas mal pour un païen, en outre, il se soumet pleinement à sa volonté :
« Il ne se lasse point de répéter
que toute l’étude et le désir de l’homme doit être de reconnaître la volonté de
Dieu et de la suivre[16]. » Et comme
Jésus a souffert sur la Croix
pour expier les péchés du monde, Epictète prend à cœur de s’exercer à accepter
et endurer patiemment (« stoïquement » serais-je tenté de dire) les
épreuves les plus pénibles comme découlant de la nécessité divine. Epictète
prône aussi de transformer sa vision des choses afin de ne pas être emprisonné
par des passions incontrôlable. Par exemple, voir les choses qui nous
appartiennent comme des choses que l’on nous aurait prêtées. Si on vient à nous
les voler ou si l’on les perd, alors on pourra se dire : « je l’ai
rendu à son véritable propriétaire : le voleur ou Dieu si l’on perd sa femme
ou ses enfants. Ainsi on peut s’affranchir des tourments de l’âme et devenir
même insensible aux épreuves de la vie. Epictète éclaire sur son devoir et, en
outre (ce n’est pas rien aux yeux d’un chrétien), il fait l’éloge de
l’humilité : « (Epictète)
montre en mille manières ce que doit faire l’homme. Il veut qu’il soit humble,
qu’il cache ses bonnes résolutions, surtout dans les commencements, et qu’il
accomplisse en secret. Rien ne les ruine davantage que de les produire[17]. »
Epictète |
Voilà pour les éloges. Mais
Epictète, après avoir si bien compris ce que l’homme doit faire en vue de sa
grandeur, s’égare complètement sur ce que peut l’homme : « Aussi comme il était terre et cendre, après
avoir si bien compris ce qu’on doit faire, voici comment il se perd dans la
présomption de ce que l’on peut. Il dit que Dieu a donné à tout homme les
moyens de s’acquitter ses obligations ; que ces moyens sont toujours en
notre puissance ; qu’il ne faut chercher la félicité que par les choses
qui sont toujours en notre pouvoir, puisque Dieu nous les a données à cette fin[18] ». Epictète
développe une vision de l’homme dans la plénitude de ses moyens, qui peut toujours
déployer ses ailes pour élever son âme, même si ce qui ne dépend pas de
nous (les biens matériels, la situation économique, les heurs et malheurs,
la santé, l’estime ou la disgrâce, les aléas de la vie) nous plonge dans une
condition particulièrement défavorable. Epictète se place résolument dans une
perspective optimiste concernant l’homme, et c’est en cela qu’il s’égare du
tout au tout : Epictète ignore le péché originel, la condition déchue de
l’homme. On reconnaît là une attaque en filigrane contre les thèses du jésuite
Molina qui minimisait le péché originel afin d’accorder une place importante à
la liberté et à l’action de homme. La conception de Pascal est tout
autre : livré à lui-même, l’homme est voué à la misère. C’est tout le
thème de la misère de l’homme sans Dieu que Blaise Pascal développera dans ses Pensées. On connaît l’histoire du roi qui
fait tout pour être diverti de peur de devoir penser à lui-même. « Qu’on laisse un roi tout seul sans
satisfaction des sens, sans aucun soin dans l’esprit, sans compagnie, penser à
lui tout à loisir, et l’on ne verra qu’un roi sans divertissement est un homme
plein de misères[19]. »
On ferait tout pour fuir l’ennui, car l’ennui nous ramène continuellement à
notre vide intérieur et à notre misère, ce qui nous est insupportable et ce que
nous n’avons pas le courage d’affronter, préférant nous agiter en tous sens et
nous causer ainsi de grands malheurs : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne pas
savoir demeurer en repos, dans une chambre[20]. » Les
moralistes ont bien sur critiqué les insensés qui se perdent en divertissement,
en débauche ou en d’autres activités futiles, mais ces moralistes s’égarent à
leur tour comme Epictète quand ils voient que ces insensés privés de la Grâce sont poussés à fuir
leur misère naturelle dans le divertissement : « Dire à un homme qu’il vive en repos, c’est lui dire qu’il vive
heureux ; c’est lui conseiller d’avoir une nature toute heureuse et
laquelle il puisse considérer tout à loisir, sans y trouver sujet
d’affliction ; ce n’est donc pas entendre la nature[21]. » Revoilà
le thème augustinien de la nature déchue de l’homme. L’homme est sur la pente
inexorable qui est celle de la
Chute ; sans la grâce de Dieu, il ne peut que tomber que
dans le péché et les errements. L’homme ne peut trouver la félicité qu’en Dieu
et en Dieu seulement.
Bref, Pascal décèle en Epictète une
« superbe diabolique »
exactement comme Antoine Arnauld considérait lui et Socrate comme les héritiers
du Malin. Il est d’autant plus dangereux qu’il semble vertueux et droit, et
qu’il semble pertinent dans ses paroles, alors qu’il s’écarte en de nombreux
points du seul et unique message véridique : celui de Jésus-Christ. Epictète,
bien qu’il ait prôné l’humilité envers les hommes, est orgueilleux face à Dieu.
Il convient donc en conclusion de n’être pas dupé par ces pièges machiavéliques
comme tant de bons esprits depuis la Renaissance … Pascal s’inscrit complètement
dans la critique augustinienne des stoïciens, tant et si bien que monsieur de
Sacy ne trouve rien à redire de son évaluation d’Epictète.
Dans les grandes lignes, le
révérend père Nicolas de Malebranche est aussi sévèrement critique à l’encontre
du stoïcisme. Dans la « Recherche de
la Vérité »,
il consacre un long chapitre consacré à Sénèque et intitulé « De l’imagination de Sénèque ».
Selon lui, tout le mérite de Sénèque tient à son imagination débordante. Parce
qu’il parle bien, ses paroles l’emballent complètement au point de lui faire
dire des choses insensées et d’autant plus dangereuses qu’elles sont bien dites[22]. Par
exemple, le philosophe stoïcien cherche l’état d’insensibilité, or cet état
relève de l’imagination. Il ne se sent point, et de ce fait, il pense qu’il se
sent bien, invulnérable à tout ce qui affecte d’ordinaire le monde. Si Caton ne
se fâche pas quand on l’insulte et qu’il nie même qu’on l’ait insulté, ce n’est
pas par une quelconque droiture ou une quelconque ataraxie, mais bien par
orgueil et mépris, pour se mettre moralement au-dessus de celui qui l’a
insulté. Jésus, lui quand un valet du grand-prêtre l’a souffleté, s’est reconnu
blessé par ce geste et il lui a pardonné cette offense[23]. Par
ailleurs, même si certaines choses sont vraies chez Sénèque, ce n’est pas un
bon auteur pour autant. On peut dire cela de tous les « méchants
livres » : « Ce qu’il y a
de bon dans l’Alcoran (le Coran) ne fait pas que l’Alcoran soit un bon livre[24]. »
Dans son « Traité de Morale », Malebranche
reconnaît que Dieu dicte l’ordre du monde, mais cet ordre nous est obscur. « Mais les Décrets divins nous ont
absolument inconnus, n’en faisons donc point notre règle. Laissons aux sages de
la Grèce et aux
stoïciens cette vertu chimérique de suivre Dieu ou la nature[25]. » Dieu ne
nous est connaissable que par le Verbe Eternel, c’est-à-dire la
Bible. La folie des stoïciens est de ne pas
prendre Dieu pour but, mais bien soi-même, alors l’Ordre demande à l’homme
d’aimer Dieu plus que sa vie présente, mais même aussi plus que son être
propre, car il n’y a que Dieu qui soit capable d’agir en lui et de le rendre
heureux et parfait[26].
Enfin, contre Justin de Naplouse, Malebranche refuse le salut à Socrate ou
Epictète, même s’ils ont été justes dans leur vie, car seule la grâce produit
le salut ; c’est le soupçon selon lequel même si on est profondément épris
de l’amour de la justice, il reste encore « la disposition naturelle et invétérée de l’amour propre :
disposition confirmée et augmentée à tous moments par le mouvement de la
concupiscence durant tout le cours de la vie[27]. » On voit
donc que la critique de Malebranche de la philosophie stoïcienne est clairement
d’inspiration augustinienne comme celle de Blaise Pascal, même si des nuances
doivent être apportées entre ces deux penseurs. La critique de Pascal touche
plus à l’action en ce que les hommes sont, du fait du péché originel,
constamment attirés par le péché : même si arrive un moment à surmonter
nos tentations et nos péchés, rien ne dit que l’on va pouvoir garder une
« constance » dans cette victoire sur le vice. Il nous faut recevoir
la grâce, non pas une fois, mais d’instant en instant, pour vaincre notre
nature déchue et vivre dans la sainteté. Nicolas de Malebranche insiste, lui,
plus notre pensée obscurcie par le péché et notre limitation : pour
Malebranche, le cogito se donne dans l’obscurité, s’imaginer que l’on peut
comprendre le tout de la nature par notre seule raison, c’est croire qu’on va
pouvoir devenir des dieux, péché très grave, satanique même, énorme illusion
aux yeux de l’oratorien.
*****
Ensuite l’Entretien entre Pascal et monsieur de Sacy continue par un long
passage sur les Essais de Michel de
Montaigne qui représente lui le pyrrhonisme et l’épicurisme, c’est-à-dire selon
Pascal respectivement l’incarnation de la faiblesse de la croyance et celle de
la faiblesse de la vertu (Pascal oublie d’ailleurs de dire que Montaigne se
revendiquait aussi du stoïcisme, mais passons…). Là où Epictète est tout imbu
de la grandeur de l’homme au point de s’aveugler à son sujet, Montaigne, plus
lucide, scrute ses errements, ses faiblesses, ses petitesses et ses
contradictions qu’il commence par repérer en lui-même avec le plus d’honnêteté
et de franchise pour parler des hommes en général : « Tant il y a que je me contredis, mais la
vérité (...), je ne la contredis point. Si mon âme pouvait prendre pied, je ne
m’essaierais pas, je me résoudrais ; elle est toujours en apprentissage et
en épreuve.
Je propose une vie basse et sans lustre, c’est tout un. (...) Chaque
homme porte la forme entière de l’humaine condition[28] ».
Montaigne a abandonné toute idée de
vivre dans la sainteté et dans le devoir, il se contente d’être ce qu’il est et,
de vivre le mieux qu’il peut avec ce qu’il est, c’est-à-dire un être imparfait
et limité, plein de contradictions, de s’accommoder de lui-même et des vanités
de la société avec humour et ironie. Montaigne sait qu’il faut essayer de se
transformer soi-même, sans que l’on y arrive toujours : les bonnes
résolutions ne sont pas toujours suivies d’effet du fait de nos faiblesses et
de nos contradictions. Pourtant, Montaigne essaye d’être le plus franc et le
plus honnête possible sur sa condition d’être humain. Il essaye d’être lucide
sur lui-même, et de ne pas contredire la vérité, quand bien même lui-même se
contredirait dans la vie. Une vie qui n’a pas besoin d’être exaltante, une vie
qui peut être simple, « sans lustre », mais où il y a toujours
quelque chose à apprendre et où les événements nous mettent constamment à
l’épreuve de notre philosophie.
Doutant de tout, remettant tout en
question, montrant que l’on peut aisément nourrir deux opinions divergentes sur
un même sujet, Montaigne selon Pascal montre excellemment l’homme déchu privé
de la grâce divine : « De sorte
que, sans la révélation, nous pourrions croire selon lui (Montaigne) que la vie
est un songe dont nous nous éveillons qu’à la mort, et pendant nous avons aussi
peu les principes du vrai que durant le sommeil naturel. C’est ainsi qu’il gourmande
si cruellement et si fortement la raison dénuée de la foi, que lui faisant
douter si elle est raisonnable, et si les animaux le sont ou non, ou plus ou
moins que l’homme, il la fait descendre de l’excellence qu’il s’est attribuée,
et la met par grâce en parallèle avec les bêtes, sans lui permettre de sortir
de cet ordre jusqu’à ce qu’elle soit instruite par son créateur même de son
rang qu’elle ignore, la menaçant, si elle gronde, de la mettre au-dessous de
toutes, ce qui lui paraît aussi facile que son contraire ; et ne lui
donnant pouvoir d’agir cependant que pour lui reconnaître sa faiblesse avec une
humilité sincère, au lieu de s’élever par une sotte vanité[29]. » Il faut
noter que Pascal dit de Montaigne qu’il fait descendre la raison humaine de son
excellence supposée (par Epictète et tous ceux qui, depuis la Renaissance , ne jurent
pas que par elles et les études classiques) et « la met par grâce en parallèle avec les bêtes ». L’homme sans
foi est donc dans sa nature déchue comme les bêtes.
Pascal ajoute d’ailleurs plus
loin : « Je vous avoue,
monsieur, que je ne puis voir sans joie dans cet auteur la superbe raison si
invinciblement froissée par ses propres armes, et cette révolte si sanglante de
l’homme contre l’homme, laquelle, de la société avec Dieu, où il s’élevait par
les maximes de sa faible raison, le précipite dans la condition des bêtes[30]. » Là où
Epictète s’enorgueillit de pouvoir atteindre à Dieu par quelques maximes
philosophiques, Montaigne, par sa volonté de s’appuyer sur l’homme uniquement,
et non sur Dieu, tombe dans une « révolte
sanglante de l’homme contre l’homme » qui provoque la joie de Blaise
Pascal. On ne peut être plus anti-humaniste. Mais Montaigne l’est-il,
lui ? Henri Gouhier, dans son ouvrage « L’anti-humanisme au XVIIe siècle »,
se pose explicitement la question[31]. Dans
l’Apologie de Raymond Sébond, il est
vrai que Montaigne avance que c’est « par
une fierté folle et opiniâtre que nous nous préférons aux animaux ».
Si l’homme monte le cheval, c’est uniquement par habitude et le pouvoir qu’il a
acquis sur la bête, rien ne dit qu’il a un droit naturel sur la bête, et
peut-être même est-ce le cheval qui a en fait le droit naturel d’employer
l’homme comme monture ! A la fin de l’apologie[32], il
cite Sénèque : « Ô la chose
vile et abjecte que l’homme s’il ne s’élève au-dessus de l’humanité »,
et il commente : « Voilà un bon
mot et un utile désir, mais pareillement absurde. Car de faire la poignée plus
grande que le poing, la brassée plus grande que le bras, et d’espérer enjamber
plus que de l’étendue de nos jambes, cela est impossible et monstrueux. Ni que
l’homme se monte au-dessus de soi et de l’humanité : car il ne peut voir
que de ses yeux, ni saisir que de ses prises. Il s’élèvera si Dieu lui prête
extraordinairement la main ; il s’élèvera, abandonnant et renonçant à ses
propres moyens, et se laissant hausser et soulever par des moyens purement
célestes. C’est à notre foi chrétienne, non à sa vertu stoïque de prétendre à
cette divine et miraculeuse métamorphose. » On pourrait penser que
Montaigne prépare à Pascal son « annexion » selon le mot d’Henri
Gouhier[33].
Mais en réalité, Pascal ne comprend pas ou ne veut pas comprendre Montaigne.
Pascal y lit la nécessaire grâce en vue de l’élévation de l’homme. Montaigne
considère cette élévation, cette volonté des stoïciens de s’extraire de notre
médiocre condition humaine comme un « utile désir », mais s’imaginer
que l’on y parviendra aisément est une grossière illusion : toujours
l’homme sera rappelé à lui-même, et quoique Pascal puisse en penser, ce n’est
pas une calamité d’être un homme, pas une tragédie d’être un néant par rapport
à l’infini de Dieu. Montaigne accepte d’être un petit grain de sable dans
l’univers, et il accepte aussi ses défauts et ses limitations humaines. S’il
admet que certains hommes dépassent cette condition humaine par la sainteté,
c’est que « Dieu leur a prêté
extraordinairement la main » : c’est le sort de quelques uns sur la Terre ; pour les
autres, il n’est point besoin de se tourmenter à vouloir être plus que ce
qu’ils ne sont, l’homme ne doit pas vouloir devenir dieu (comme dans un certain
type d’humanisme contemporain…), ni vouloir à tout prix être un ange ou un
saint. Le problème de la vertu stoïque est donc qu’elle veut dépasser ce qu’il
est raisonnable d’espérer par la raison de l’homme, ce qui produit une tension
excessive, plutôt que la paix et la tranquillité de l’âme. En conséquence,
l’humanisme de Montaigne n’est « pas un humanisme flamboyant, mais un
humanisme sans illusions, un humanisme sans drame, un humanisme même souriant[34] ».
Finalement, Montaigne est plus proche du message des Evangiles, « Aime ton prochain comme toi-même »
que Pascal, malgré toutes les prétentions bigotes de ce dernier : en
effet, Montaigne aime l’homme tel qu’il est malgré toutes ses imperfections
comme Jésus a aimé cette humanité de pécheurs, tandis que Pascal maudit la
nature humaine ; et comme il en vient à se haïr lui-même[35] ,
s’il aime le prochain comme lui-même (c’est-à-dire : très peu…), ce
prochain, il en viendra à ne pas l’aimer non plus. Montaigne ne se surélève pas
lui-même, ni l’homme ; mais il ne s’abaisse pas non plus, ni son prochain.
En cela réside son acceptation de lui-même, et de l’homme, qui est toute la
démarche quelque peu sinueuse des Essais.
Monsieur de Sacy, ayant écouté tout
l’exposé de Blaise Pascal, ne cache pas son atterrement devant un tel manque de
piété et un tel égarement intellectuel. « Monsieur
de Sacy croyait vivre dans un nouveau pays et entendre une nouvelle langue et
il se disait en lui-même les paroles de Saint-Augustin : "Ô Dieu de
vérité ! Ceux qui savent ces subtilités de raisonnement vous sont-ils pour
cela plus agréables ?" Il plaignait ce philosophe qui se piquait et
se déchirait lui-même de toutes parts des épines qu’il se formait, comme
Saint-Augustin dit de lui-même quand il était en cet état[36]. » Pascal
acquiesce sur le fait qu’un bon chrétien n’a pas besoin des lectures
philosophiques d’Epictète et Montaigne ; mais Pascal a plutôt en tête les
libertins qui ont besoin d’aller au bout de leur logique pour qu’enfin ils
soient ramenés sur le droit. Et il n’a évidemment choisi les livres de ces
deux-là au hasard d’une bibliothèque : ces deux doctrines inconciliables, qui,
l’une conduisant au vice de l’orgueil, et l’autre au vice de la paresse, une
fois mises en regard l’une de l’autre, deviennent intéressantes parce
qu’elles s’annulent l’une l’autre ; le stoïcisme prône la grandeur de l’homme,
mais ignore le péché, Montaigne est conscient de la déchéance de l’homme, mais
n’arrive pas sortir de sa bassesse. « Ainsi
ils faut qu’ils se brisent et s’anéantissent pour faire place à la vérité des
Évangiles. (…) Car l’un attribuait la force à la nature, et l’autre la
faiblesse à cette même nature, ce qui ne pouvait subsister ; au lieu que
la foi nous apprend à les mettre en des sujets différents ; tout ce qu’il
y a d’infirme appartenant à la nature, et tout ce qu’il y a de puissant
appartenant à la grâce[37]. » Tels sont
les grands traits de l’apologétique
pascalienne que l’on va retrouver notamment dans les Pensées, mais aussi dans les Provinciales.
Bai Wenshu, mars 2006.
*****
Post Scriptum : On
a donc étudié la critique de Blaise Pascal à l’encontre des stoïciens et des
philosophes païens. Evidemment, ces derniers n’étaient plus là au XVIIe siècle
pour répondre à Pascal et aux augustiniens, et les autres protagonistes du
débat étaient eux-mêmes des chrétiens dans une position inconfortable puisqu’il
devait accommoder une doctrine non-chrétienne aux exigences de la foi
catholique sous peine de se voir confronté au tribunal de l’Inquisition. On
peut penser que le ton polémique du
débat a occulté certaines subtilités de la philosophie stoïcienne et que
certains a priori développés dans
l’entretien entre Blaise Pascal et monsieur de Sacy sont des caricatures de la
pensée d’Epictète et des autres stoïciens. Par exemple, le sage stoïcien est un
idéal à atteindre, mais l’on ne sait pas vraiment cet idéal a jamais existé
parmi les hommes. Le philosophe stoïcien essaye de correspondre à cet idéal,
sans jamais y parvenir tout à fait, comme dans le Banquet de Platon où Diotime de Mantinée définit le philosophe
comme celui qui n’est pas un sage, mais n’est pas non plus un ignorant
complet ; il aime éperdument la sagesse parce qu’elle lui manque et
cherche à s’en approcher le plus près qu’il peut. Il ne faut pas oublier non
plus l’idéologie virile et militaire qui régnait à Rome qui encourageait la
maîtrise de soi et le courage au mépris de ses sentiments trop féminins, qui a
pu donner des stoïciens plus rigides qu’ils n’étaient vraiment. Je ne peux
prétendre connaître tous les rouages de la philosophie stoïcienne, et c’est
pourquoi je laisse en guise de conclusion la parole à Pierre Hadot, spécialiste
de la philosophie antique. Dans une interview avec Jeannie Carlier, cette
dernière rappelle les beaux principes du stoïcisme, puis manifeste des
réticences :
« Il
y a des textes admirables, ainsi Socrate : "Ils peuvent me mettre à mort, ils ne peuvent pas me nuire" ;
et l’histoire, pas seulement antique, regorge d’exemple de stoïcisme vécu ;
mais en même temps, il y a des choses qui hérissent. Par exemple, quand
Epictète dit –et c’est en somme un passage à l’universel, un dépassement de
l’individualité : votre esclave casse un vase, vous êtes furieux ;
votre voisin, plus objectif, vous dit : les vases, cela casse, cela
arrive. Jusque là, nous disons : oui, Epictète et le voisin ont raison,
que les vases se cassent, c’est dans l’ordre des choses. Mais Epictète poursuit
son exemple : votre enfant meurt, vous souffrez, vous avez l’âme troublée ;
ce n’est pas bien, puisque votre voisin, lui, se dit : les enfants, cela
meurt. Pire, Epictète dit : vous pouvez montrer de la compassion à un ami,
mais, pour ne pas souffrir, n’éprouvez pas vous-mêmes de compassion. Nous à ce
moment, nous refusons absolument cela, nous refusons l’idée que l’on puisse
accepter ces choses-là sans trouble. Le prix à payer pour devenir invulnérable,
qui serait de ne pas aimer les gens, est trop lourd. »
Et
Pierre Hadot de répondre :
« Tout
d’abord, je rappelle un principe que j’ai posé, je crois, assez clairement.
Considérer que la philosophie est un mode de vie, comme le pensaient les
philosophes antiques, ne signifie pas que l’on adopte servilement toutes les
attitudes et surtout les propos des philosophes antiques. (…)
« (Epictète)
dit : Socrate aimait sincèrement ses enfants, mais il acceptait aussi
l’ordre du monde, la volonté des dieux. Tout d’abord, le stoïcien n’est pas un
être miraculeusement insensible. Si le stoïcien est frappé par la mort de son
enfant ou de quelqu’un qui lui est cher, il ressentira d’abord un choc, il sera
profondément troublé. Epictète et les autres stoïciens l’ont dit et redit. Ce
sont des mouvements involontaires. Mais, ensuite, le stoïcien devra se
ressaisir, non pas dans le but unique de ne pas souffrir ou de ne pas être
troublé. Sénèque disait d’ailleurs que l’on n’aurait pas de mérite à supporter
vaillamment ce que l’on ne sent pas. Non, s’il se ressaisissait, c’est qu’il
considère qu’il doit dire oui au Monde dans sa réalité, même si elle est
atroce. (…) Cela ne signifie pas que, pour être invulnérable, il faille ne pas
aimer les gens. Le but du stoïcien, redisons-le, n’est pas de ne pas souffrir.
« Par
ailleurs, aux yeux des stoïciens, la pitié, la compassion sont des passions
irrationnelles. Mais il faut bien comprendre que, lorsqu’ils parlent de
passions, ils ne pensent pas à un vague sentiment, mais à un bouleversement
profond de l’intelligence, à une déraison. (…) Ce que veut donc dire Epictète,
c’est qu’il ne faut perdre avec celui qui souffre, mais l’aider réellement à
affronter sa souffrance. De nos jours, quand arrive une catastrophe, on envoie
des psychologues pour aider les victimes à supporter le choc. Ces psychologues
ne se croient pas obligés de pleurer, de se tordre les bras, de hurler comme
les victimes. Ils cherchent à les aider sans être entraîné eux-mêmes dans la
panique ou le désespoir. (…)
« Ajoutons
que Marc Aurèle a pleuré. Tout d’abord, à la mort de son précepteur. Son
entourage l’engageait à réfréner les marques visibles de son affection. Son
père affectif, l’empereur Antonin, dit alors cette belle parole :
« Laissez-le être homme. Ni la philosophie, ni le pouvoir impérial ne
suppriment les sentiments. » Mais l’empereur lui reprochera plus tard
d’avoir pleuré sa femme, Faustine, plus que de raison, malgré les écarts de
conduite de celle-ci. Il a pleuré aussi en écoutant le discours du rhéteur
Aelus Aristide envoyé auprès de l’empereur, après le tremblement de terre de
Smyrne, pour demander son aide afin de reconstruire la cité.
« Ici
encore les critiques de nos contemporains rejoignent les critiques des
contemporains des stoïciens de l’Antiquité, comme en témoigne Sénèque[38] :
" Je sais que l’école de stoïciens a mauvaise réputation auprès des
ignorants, parce qu’ils la croient insensible à l’excès". A quoi répond
Sénèque : " Aucune école n’a
plus d’amour pour les hommes et n’est plus attentive au bien de tous"[39].
Pierre Hadot |
[2] Jacques Chevalier, « Histoire
de la Pensée »,
tome II, La pensée chrétienne,
Flammarion, Paris, 1956, pp. 36-39. « Dictionnaire
de spiritualité (ascétique et mystique. Doctrine et histoire) », tome
VIII, article « Justin », Beauchesne, Paris, 1974, pp. 1640-1647.
[3] Henri Gouhier, op cit, pp. 31-37 (sur l’humanisme
chrétien) et plus particulièrement pp. 33-34 (sur Thomas).
[5] Henri Gouhier, op cit, pp.
75-80 et pp. 128-130.
[6] Lucien Bély (sous la direction de), « Dictionnaire de l’Ancien Régime », article
« jansénisme », PUF, Paris, 1996, p. 684.
[7] François Brulle, « Dictionnaire
du Grand Siècle », article « honnête homme », PUF, Paris, p.
728.
[8] Guillaume du Vair, « De la
sainte philosophie. Philosophie morale des stoïciens », édition
annotée par Gustave Michaut, Vrin, 1946, cité dans Henri Gouhier, « L’anti-humanisme au XVIIe siècle »,
op cit, p. 118.
[9] « Dictionnaire de
spiritualité », op cit, tome III, article « Du Vair » de
Julien-Eymard d’Angers, 1957, pp. 1854-1857.
[10] Lettre de René Descartes à la princesse Elizabeth du 21 juillet 1645, citée dans Henrie Gouhier, op cit, p.
114.
[11] « L’entretien de Pascal
avec monsieur de Sacy sur Epictète et Montaigne », dans :
Epictète, « Ce qui dépend de nous », Arléa, Paris, 2004, p. 176.
[12] Henri Gouhier, « L’anti-humanisme au XVII e siècle », op
cit, p. 100.
[13] « L’entretien de Pascal
avec monsieur de Sacy sur Epictète et Montaigne », op cit, , p. 177.
[14] « L’entretien… »,
ibid, p. 178.
[15] « L’entretien… »,
ibid, p. 177.
[16] « L’entretien... »,
ibid, p. 178.
[18] « L’entretien… »,
id.
[20] Pascal, « Pensées »,
fragment 168 de l’édition Sellier (Br. : 139, L . : 136)
[21] Pascal, id.
[22] Henri Gouhier, op cit, p. 129.
[23] Henri Gouhier, idem.
[24] Henri Gouhier, idem.
[25] Nicolas de Malebranche, « Traité
de Morale », I, I, § XXII, GF-Flammarion, Paris, 1995, p. 67.
[26] Nicolas de Malebranche, ibidem, I, VIII, § XVI, p. 153.
[27] Nicolas de Malebranche, ibidem, I, IV, § XI, p. 101.
[28] Michel de Montaigne,
« Les Essais », Tome III,
chapitre II, Gallimard/Folios, Paris, 1965, p. 45.
[31] Voir le chapitre VI (Y
a-t-il un anti-humanisme libertin ?), dans Henri Gouhier, op cit, pp.
63-73.
[35] Pascal,
« Pensées », fragment 494 de l’édition Sellier (Br. : 455, L . : 597)
intitulé : « Le moi est haïssable ». Pascal s’oppose à Miton qui
prône l’idéal de l’honnête homme qui pense qu’on peut se rendre aimable à
soi-même par une attitude juste et des actions vertueuses et bienfaisantes. Pascal
dit que le « moi » a deux qualités : l’injustice et l’incommodité.
Le moi est incommode, parce qu’il veut asservir les autres « car chaque
moi est l’ennemi et voudrait être le tyran de tous les autres (c’est le thème
hobbesien de « l’homme est un loup pour l’homme »). Miton combat
cette incommodité en cherchant à être d’une compagnie plaisante et profitable
pour les autres. Mais il n’échappe pas à l’injustice de l’égocentrisme, ce qui
déplaît aux justes, c’est-à-dire aux saints. Donc le moi reste haïssable malgré
les efforts humains pour le rendre plus aimable.
[39] Pierre Hadot, « La philosophie comme manière de vivre.
(Entretiens avec Jeannie Carlier et Arnold I. Davidson) », Albin
Michel, Paris, 2001, pp. 240-244.
Voir aussi à propos de Blaise Pascal :
merci pour cette synthèse. On trouve très peu de texte vulgarisé sur cette débat entre chrétiens et stoiciens. Vous résumez, me semble-t-il parfaitement le "fond de l'affaire" en introduisant, à la suite de Pascal, les arguments anti-stoiciens de la Grâce.
RépondreSupprimert lambert