Cette
épisode survient alors que le yogi tibétain Shabkar réside dans la
grotte de Thayènchi (la Méditation de l'Ermite en mongol) à
Tsehoung dans le Tibet oriental. Il s'y adonne à une retraite
méditative où il a l'occasion de développer sa compréhension
profonde du Dharma ainsi que la mystique du Dzogchen et du Mahâmudra.
Un
jour, je sortis me promener dans une prairie tapissée de fleurs. Je
récitai « L'inconcevable immanence spontanée », la
chant traitant de la vue que Tilopa avait enseigné au grand pandit
Naropa.
Alors
que je chantais ce texte tout demeurant dans un état d'éveil à la
vue ultime, je remarquai soudain que parmi la profusion de fleurs qui
s'étendaient devant moi, l'une d'elles ondoyait gracieusement sur la
longue tige et exhalait un doux parfum. Comme elle oscillait
doucement, je distinguai ce chant dans le bruissement feutré de ses
pétales.
Une
offrande !
J'ai
pour père le ciel et pour mère la terre;
Je
suis une enfant nourrie de chaleur et d'humidité.
Regarde
avec quelle grâce je déploie mes beaux pétales
Qui
ondoient dans toutes les directions.
Ils
sont mon offrande aux Trois Joyaux.
Ermite
des montagnes, écoute-moi :
Pour
le yogi, tous les phénomènes sont écritures
Et
le livre du monde phénoménal lui suffit.
Toi,
le soi-disant renonçant qui accumule moult grimoires,
Tu
chancelles sous le poids
De
tes livres jaunis.
Si
le contenu de ces volumes
N'est
pas présent en ton esprit,
À
quoi bon porter un tel fardeau ?
Lorsque
tu erres par les montagnes,
À
qui vas-tu te plaindre des épreuves endurées ?
Je
ne veux pas te blesser,
En
fait, tu n'as même pas conscience
De
l'impermanence et de la mort,
Sans
parler de l'expérience de la vacuité !
Pour
celui qui possède cette conscience claire,
Toutes
les manifestations du réel
Sont
autant d'illustrations de l'impermanence et de la mort.
La
fleur va donner au yogi
Un
petit aperçu de ces deux réalités fondamentales.
Fleur
de prairie,
Parée
d'éclatants pétales en pleine floraison,
Je
suis parfaitement heureuse
Entourée
d'un nuage d'abeilles butineuses,
Je
danse et j'ondule joyeusement dans le vent.
Lorsque
tombe la pluie
Je
me drape dans mes pétales ;
Quand
brille le soleil,
Je
m'ouvre comme un sourire.
Maintenant,
je frémis d'une joie
Qui
ne durera guère,
Tant
s'en faut.
Terreux
en deviendra l'éclat ;
Je
me fanerai.
Cette
pensée me trouble.
Plus
tard, les vents
Violents
et impitoyables
Me
déchiquetteront
Jusqu'à
me réduire ne poussière.
A
cette pensée,
Je
frémis de terreur.
Toi,
l'ermite né dans la Bas Rékong,
Tu
participes de la même nature que moi.
Entouré
d'une cohorte de disciples,
Tu
jouis d'un beau teint clair,
Et
ton corps de chair et de sang déborde de vie.
Les
louanges te font danser de joie.
Face
aux pieux donateurs
Tu
arbores une belle dignité ;
Lorsqu'ils
te gorgent de mets succulents,
Tu
souris de satisfaction.
Maintenant,
tu as fière allure,
Mais
tu ne feras pas long feu,
Tant
s'en faut.
La
vieillesse importune
Te
dérobera ta saine vigueur ;
Ta
tête blanchira,
Ton
dos se courbera.
De
telles pensées
Ne
t'attriste-t-elle pas ?
Lorsque
les impitoyables serres
De
la maladie et de la mort
Se
poseront sur toi,
Vaincu
et impuissant,
Tu
quitteras ce monde
Pour
une vie future.
Une
telle pensée
Ne
te fait pas frémir de terreur ?
Parce
que la montagne est notre lien :
Toi,
l'ermite qui parcours les hauteurs,
Moi,
la fleur née sur les versants,
Je
t'ai offert
Ces
conseils amicaux.
Kham, par Matthieu Ricard, 2013 |
Ô
fleur éclatante de délicatesse,
Ton
discours sur l'impermanence
Est
admirable.
Mais
nous deux, que pouvons-nous faire ?
Y
a-t-il un moyen de remédier à cela ?
La
fleur répliqua :
Offrande !
Je
fais offrande aux Trois Joyaux infaillibles.
Et
maintenant, conformons-nous à nos dire :
De
toutes les activités du samsâra,
Il
n'en est aucune qui perdure.
Ce
qui né mourra ;
Ce
qui est uni se dispersera ;
Ce
qui est accumulé s'épuisera ;
Ce
qui est élevé chutera.
Ayant
médité cette vérité,
Je
résolus de trancher tout attachement
À
ces verdoyantes prairies.
Maintenant,
à l'apogée de mon éclat,
Mes
pétales déployés dans toute leur splendeur,
Je
souhaite ardemment rejoindre
Au
plus vite le temple des Trois Joyaux.
Toi
qui es à présent dans la pleine force de l'âge,
Abandonne
ton inclination
Pour
l'agréable saveur du respect
Et
des offrandes à autrui.
Médite
dans la solitude ;
Recherche
le pur espace de la liberté,
La
grande félicité.
Je
souhaites que tu rejoignes
Au
plus vite les Terres Pures.
La
fleur conclut ainsi : « Si tu veux demeurer en équanimité
et maintenir la contemplation du mode d'être de toute chose, suis
mon exemple » ; et elle se tint immobile, dans la parfaite
sérénité, libre de toutes pensées.
Shabkar (1781-1851), Autobiographie d'un yogi tibétain, éd. Padmakara, Plazac, France, 2014, pp. 79-81.
Shabkar (1781-1851), Autobiographie d'un yogi tibétain, éd. Padmakara, Plazac, France, 2014, pp. 79-81.
J'aime
ce chant de Shabkar et sa façon de dévoiler tout en finesse la
réalité de l'impermanence. Dans sa retraite, Shabkar s'absorbe dans
sa méditation. C'est alors qu'une fleur en vient à lui parler. Bien
sûr, la fleur ne lui a pas parlé en tibétain ou dans n'importe
quelle langue des hommes. Mais quand le silence se fait dans le
mental grâce à la méditation, on n'est beaucoup plus près à
écouter la Nature et ce qu'elle a à nous enseigner. Victor Hugo
disait : « C'est
une triste chose de songer que la nature parle et que le genre humain
n'écoute pas ». Dans la
méditation justement, on peut se mettre à l'écoute profonde de la
Nature. La Nature qui nous semblait inerte se met à résonner en
nous et à nous prodiguer des enseignements de sagesse si nous nous
montrons capables de nous ouvrir à ces enseignements : « Pour
le yogi, tous les phénomènes sont écritures ».
Les phénomènes naturels évoquent les écritures bouddhiques, les
soutras du Bouddha et leurs doctrines pour quelqu'un qui se met au
diapason de cette Nature. Ainsi la fragilité de la fleur a inspiré
à Shabkar ce dialogue sur l'impermanence.
NB: les "Trois Joyaux" (Tri Ratna) désignent dans le bouddhisme le Bouddha, le Dharma et la Sangha (la Communauté des Disciples éveillés du Bouddha) dans laquelle un bouddhiste prend refuge pour progresser sur la Voie qui mène à la cessation définitive de la souffrance.
Autres citations de Shabkar:
- au seuil de la mort
- la compassion
- tels les oiseaux qui s'assemblent
Sur la méditation de l'impermanence, voir aussi : En compagnie du souffle - sixième partie
A propos du rapport de l'homme à la Nature et de ce que la Nature a à nous dire, voir aussi :
- les sons de la vallée, la forme des montagnes
- la voix des gouttes de pluie
- Penser l’homme et l’animal au sein de la Nature 1ère partie - 2ème partie - 3ème partie - 4ème partie - 5ème partie - 6ème partie - 7ème partie
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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