La
résignation est un suicide quotidien.
Honoré
de Balzac, Illusions perdues.
Dorothea Lange - Sur la route avec sa famille du Dakota du Sud jusqu'en Californie - Septembre 1939 |
On
trouve cette citation dans les « Illusions perdues »
d'Honoré de Balzac. Mais pour moi, cette citation est avant tout un
slogan du journal anarchiste belge « Alternative
Libertaire ». La formule se trouvait en une du journal, et
elle figurait sur nombre d'affiches et d'autocollants estampillés
Alternative Libertaire.
C'est
une formule qui m'a toujours interpellé, mais aussi dérangé dans
la mesure où les anarchistes critiquent toute philosophie qui
appelle à l'acceptation, et notamment le bouddhisme, comme une sorte
de défaitisme par rapport aux événements et aux injustices que
l'on pourrait subir. Or pour moi, l'acceptation n'est pas du tout la
même chose que la résignation. L'acceptation, c'est dire « oui »
à tout ce qui nous arrive, y compris les choses désagréables,
malheureuses ou injustes, et travailler sur cette situation
présente ; tandis que la résignation est une façon de dire
« oui », mais tout en pensant « non » dans
son for intérieur, en hurlant même ce « non » dans les
tréfonds de son âme. Au fond, la résignation est comme le traité
de capitulation que le vaincu signe à contrecœur.
L'acceptation
au sens bouddhiste et philosophique du terme sous-entend une certaine
sérénité et même de la joie quand on accueille ce qui se présente
à moi, quand bien même ce qui se présente n'est absolument pas
agréable comme la mort, la maladie, la pauvreté, les épreuves. La
mort par exemple est généralement vécu comme une tragédie,
quelque chose d'extrêmement angoissant ; pourtant, tout le
travail philosophique dans le Dharma consiste à voir l'impermanence
de toutes choses et à s'intégrer dans le flux incessant qui rythme
ce monde. Ce faisant, on se prépare à accepter pleinement le
processus de notre propre mort annoncée. La répulsion devant l'idée
de la mort perd de sa force ; on voit que tout dans l'univers
est cycles de naissances et de morts et on voit que, dans la Nature,
la mort d'un organisme sert toujours à la vie d'un autre. La Mort
perd son côté obscur, angoissant, hideux et se retrouve comme étant
une autre face de la Vie. Dans ces conditions, l'acceptation n'est
pas du tout une résignation. Dans la résignation, on saurait que la
mort est inéluctable comme dans l'acceptation, mais par contre on se
désolerait de cette mort, on se lamenterait et on baisserait les
armes devant elle comme le condamné à mort qui se résigne devant
son sort. L'acceptation, elle, vainc ce spectre hideux de la mort en
en transformant profondément la signification : dans
l'acceptation, la mort n'a plus se pouvoir de nous faire perdre la
joie et la sérénité.
*****
Oui,
mais, me dirait probablement un rédacteur anarchiste d'Alternative
Libertaire, cette acceptation-là touche à des choses qui
concernent la Nature : la mort, la maladie sur laquelle l'homme
n'a pas de prise. Effectivement, il y a une certaine sagesse à les
accepter plutôt que de s'en lamenter. Mais en ce qui concerne les
injustices sociales, les tyrannies que les hommes font subir à
d'autres hommes ? N'y a-t-il une raison de considérer que
l'acceptation dans ce cas-là comme une forme de résignation ou pire
comme une forme de collaboration à l'injustice ? Est-ce que la
révolte n'est pas la seule option envisageable ?
En
fait, je ne pense pas. L'acceptation est l'acceptation de ce qui est
dans l'instant présent. On consent à ce qui est, mais pas
nécessairement à ce qui sera. Dans la résignation, on consent
contre son gré à ce qui est, on capitule devant ce qui est, mais on
consent aussi à ce qui sera soit comme cela est aujourd'hui. En
clair, dans la résignation, on consent à l'injustice d'aujourd'hui,
mais on consent à ce que cette injustice d'aujourd'hui se perpétue
et soit l'injustice de demain. Dans l'acceptation, au contraire, on
accepte la situation présente parce qu'elle est la conséquence
inévitable d'une chaînes de causes et de conditions ; mais on
peut agir pour améliorer les choses que ce soit à un niveau
individuel ou un niveau collectif. Dans l'acceptation, on accepte
juste le présent, on est libre d'agir et de choisir un différent
chemin pour le futur.
Je
me rappelle d'un article d'Alternative Libertaire qui mettait
en cause la théorie bouddhiste du karma. Si notre situation présente
découle de nos actes dans nos vies passées, on ne peut rien
remettre en question. Il faut accepter notre pauvreté, notre misère
sans rien dire en espérant juste une vie meilleure dans une vie
future. Je pense qu'il y a là une erreur profonde de raisonnement.
La théorie du karma dit bien en effet que notre situation présente
découle de nos actes passés, que ce soient des actes qui ont
accomplis dans cette vie ou dans des vies antérieures. Mais la
théorie du karma se contente d'expliquer ; elle ne justifie
rien du tout. De la même façon que la théorie de la gravitation
dit qu'une pomme que vous lâchez va nécessairement tomber au sol du
fait de l'attraction terrestre et que la pomme n'est pas coupable de
sa chute, de même si vous commettez des actes négatifs, vous
subirez des conditions défavorables dans le futur. Mais cette
théorie du karma ne vous condamne, elle explique pourquoi à tel
moment précis, vous êtes pauvres ou que vous subissez des
traitements injustes de la part d'un roi ou d'un gouvernement. Libre
à vous d'agir dans un sens ou dans un autre pour modifier cette
situation présente et améliorer les choses dans le futur. Un homme
pauvre peut ainsi travailler pour améliorer sa condition présente
ou alors manifester auprès de ses camarades pour améliorer la
condition générale des travailleurs. Il y a ce qui est et ce qu'on
va faire de ce qui est.
L'acceptation
doit alors s'accompagner de la raison pour envisager les meilleures
options, les meilleures pistes d'action, mais aussi de bienveillance
pour tous les êtres, de compassion, de générosité, de cette
volonté profonde d'améliorer les choses et de trouver une solution
à tout ce qui crée de la souffrance et de la détresse dans le cœur
des êtres sensibles partout, dans toutes les directions de
l'univers, ce que l'on appelle bodhicitta dans le bouddhisme,
esprit d'Éveil.
En
fait, l'acceptation prédispose à l'action beaucoup mieux que les
réponses émotionnelles comme la résignation (je capitule
complètement devant les événements et je me lamente tout seul dans
mon coin) ou la révolte (je n'accepte pas l'injustice de la
situation et je réagis par la haine et la colère). La résignation
me détruit : c'est effectivement un suicide quotidien ;
mais la révolte risque de m'entraîner dans un cycle de violences
encore plus destructeur. Inspiré par la révolte, je vais peut-être
commettre des actes violents comme des rébellions et des attentats
terroristes. Ce sont là des actions spectaculaires, mais cela crée
encore plus de peurs, de terreurs, de haines et de colères, toutes
des émotions qui ne sont pas propices pour améliorer les choses. La
colère répond à la colère, la haine répond à la haine.
La
révolte est certes un sentiment humain face aux injustices.
J'éprouve moi-même souvent ce sentiment de révolte face à des
injustices dans le monde. Mais cette révolte n'est pas
nécessairement la meilleure conseillère pour agir : elle est
beaucoup trop dans la destruction. Voitures brûlées, lancer de
pavés à la figure des forces de l'ordre, cocktail molotov qui
explosent contre un commissariat, déflagration d'une bombe... Cette
violence-là appelle en réaction d'autres formes de violence :
coups de matraque, gaz lacrymogènes, sirènes des combis de police,
auto-pompe, arrestations arbitraires, état d'urgence... Pour moi, la
révolte ne peut pas être la seule réponse. On a besoin de cette
acceptation pour dépasser les réactions violentes et destructrices.
Peut-être d'ailleurs que la révolte et l'acceptation, le refus des
injustices et le consentement à ce qui est. Peut-être y a-t-il une
dialectique de cette acceptation et de cette révolte dans la
dynamique sociale...
Dorothea Lange - Florence Owens Thompson, Mère migrante (Migrant Mother) - camp de Nipomo, en Californie - 1936 |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Encore un article édifiant. J'ai tellement de mal face aux détracteurs qui ne cherchent pas à comprendre en fait mais seulement à réfuter, ça vient clairement de mon propre orgueil, un trop grand attachement à mes idées, auxquelles je m'identifie, et je me mets parfois dans des états de détresse terribles car c'est comme si je vivais des agressions en fait, ce qui est lié sans aucun doute à mon histoire personnelle (ayant subi de véritables agressions physiques).
RépondreSupprimerSur le karma, je me souviens d'un lama tibétain à qui on avait dit à propos de quelqu'un qui était malade "C'est son karma" et lui avait précisé "Oui mais c'est aussi son karma que j'aille à la pharmacie pour chercher de quoi le soigner." Rien n'est figé et déterminé, tout est dynamique, c'est justement ce que je reproche souvent à certaines visions sociologisantes ou politiques de la révolte, trop déterministes, faisant l'éloge de la colère pour changer le monde en force, sans que je nie pour autant une part d'inertie dans les processus de reproduction sociale. Même si c'est jugé débile voire collabo par des mouvements "enragés", je préfère le roseau qui plie mais ne cède pas dans la tourmente ou le colibri qui fait sa modeste part.
Bonjour Degun,
RépondreSupprimerJe vous recommande la lecture du cercle infini de Bernie Glassman
qui montre qu'un bouddhisme engagé est pensable (et souhaitable)