Il
y a quelques mois, José Le Roy avait défendu sur son blog « Éveil
et philosophie » la
modernité à l'encontre de bien des gens qui se revendiquent de la
spiritualité. Effectivement, parmi les gens qui s'intéresse à une
ou plusieurs traditions philosophiques, beaucoup font profession de
mépriser la modernité. Je souviens un livre paru dans les années
'90 « Le cercle des anciens » qui relatait une rencontre
inter-religieuse entre un centre de bouddhisme tibétain en France et
des religions dites « primitives », des chamanes venus
d'Amazonie ou des steppes bouriates, des hommes-médecines
amérindiens, etc... Une réflexion d'un bouddhiste très connu et
respecté m'avait énormément frappé : « La modernité,
cette aberration... ». Cela m'avait beaucoup interpellé parce
que je ne vois pourquoi je devrais détester tout ce qui moderne sous
prétexte que j'étudie et pratique la Voie du Bouddha. Je peux rêver
vivre à l'époque du Bouddha parce que le Bouddha y était et que
cela aurait quelque chose de profiter de sa présence rayonnante,
mais pas du tout que l'époque était mieux.
José
Le Roy dit dans son article : « j'aime
les sociétés modernes, et je pense même qu'il n'y a jamais eu dans
l'histoire de société aussi spirituelle. Car qu'est-ce que la
spiritualité ? Certainement pas la religion et la théocratie
fantasmée (qu'elle soit hindoue ou égyptienne ou islamique) à
laquelle Guénon voulait revenir. Non la spiritualité c'est
exactement ce que nous lisons au fronton des mairies françaises :
liberté, égalité, fraternité ».
C'est très osé de dire cela ! La devise française est un
héritage en ligne directe de l'esprit des Lumières, qui se
caractérise notamment par le culte du progrès et la critique des
religions. Face au séisme des Lumières et de la révolution
française, le romantisme s'est replié sur la nostalgie de l'ancien
régime, des vieilles pierres, des ruines d'église recouvertes de
lierre, et contre l'universalisme des Lumières, le retour au
terroir, l'attachement sentimental aux forces ancestrales de la
tradition. (Je n'ai pas envie de mettre un T majuscule à tradition
comme a pu le faire René Guénon).
Dès
lors, la ligne de fracture était claire : d'un côté, les
Lumières proclamant la confiance dans le progrès de la Raison et
des sciences, donc forcément matérialiste, et de l'autre, les
romantiques, nostalgiques d'un passé révolu, des forces secrètes
de la nature, et donc forcément spiritualistes. Mais cette ligne
claire est précisément trompeuse : pourquoi privilégier la
Raison au détriment de l'obscurantisme serait un acte matérialiste.
Pourquoi ne peut-on pas développer son esprit critique tout en ayant
une vision spirituelle du monde ? Je suis issu d'un milieu
rationaliste et on trouvait que mon intérêt pour la méditation,
c'était des fadaises. Mais pourquoi serait-ce irrationnel de
pratiquer la méditation ? Pour aller mieux dans l'existence, la
méditation est beaucoup plus efficace que le prozac. Il a fallu le
développement des techniques d'imagerie cérébrale et les études
neurologiques des effets de la méditation sur le cerveau pour
qu'enfin la science vienne à admettre cette évidence. Mais si les
rationalistes avaient mis en marche leur Raison, ils s'en seraient
rendus compte par eux-même. Qu'y a-t-il d'irrationnel de vouloir
apaiser son mental et vivre une vie plus sage et plus heureuse ?
L'esprit
des Lumières, exprimé par la devise « Liberté, égalité,
fraternité », ne nie absolument pas la spiritualité. Comme le
dit José Le Roy : « Il
faudra un jour rappeler à tous ces contempteurs de la société
moderne que ces trois valeurs sont l'incarnation vivante des plus
hautes aspirations des spiritualités traditionnelles : oui, nous
sommes libres, autonomes, débarrassés en particulier des dogmes
religieux. Que certains usent de leur liberté pour regarder TF1,
c'est un fait, mais si les gens sont libres, ils font ce qu'ils
veulent. De plus, dans aucune société, jamais, l'accès à TOUS LES
TEXTES SPIRITUELS de l'humanité n'a été aussi aisé
qu'aujourd'hui.
Bergson
écrivait très justement: "Telle
est la démocratie. Elle proclame la liberté, réclame l’égalité,
et réconcilie ces deux sœurs ennemies en leur rappelant qu’elles
sont sœurs, en mettant au dessus de tout la fraternité. Qu’on
prenne de ce biais la devise républicaine, on trouvera que le
troisième terme lève la contradiction si souvent signalée entre
les deux autres et que la fraternité est l’essentiel : ce qui
permettrait de dire que la démocratie est d’essence évangélique
et qu’elle a pour moteur l’amour" ».
Les valeurs exprimée
par une devise telle que « Liberté, égalité, fraternité »
exprime une certaine spiritualité laïque qui essaye de faire
coïncider cette deux valeurs contradictoires que sont l'égalité et
la liberté par une troisième valeur, la fraternité de tous les
hommes et toutes les femmes sur Terre. Si les hommes sont libres,
certains vont s'enrichir, d'autres s'appauvrir, ce qui engendrera des
inégalités. Si les hommes sont égaux, il leur sera imposé toutes
sortes de lois pour les contraindre. La fraternité est là pour
réconcilier ces deux moteurs de la démocratie. Or cette fraternité
suppose un appel à l'universel : que l'on dépasse son
sentiment d'appartenance à une famille, un clan, une ville, une
région , une patrie, et qu'on se sente tous citoyens, prêt à
collaborer au bien de toute la société, voire de toute l'humanité.
Pour Bergson, cette
fraternité qui tend à l'universel rappelle la spiritualité des
Évangiles où Jésus appelle à voie ne tout homme son prochain et à
aimer son prochain comme soi-même. Cela pourrait évoquer la
spiritualité de la philosophie antique comme celle d’Épicure :
« L'amitié mène sa
ronde autour du monde habité comme un héraut nous appelant tous à
nous réveiller pour la vie bienheureuse »1.
On pourrait citer aussi le Bouddha pour qui il faut faire rayonner
l'amour bienveillant à l'égard de tous les êtres sensibles dans
toutes les directions du monde :
« Ainsi
qu'une mère au péril de sa vie
surveille
et protège son unique enfant,
ainsi
avec un esprit sans limite
doit-on
chérir tout être vivant,
aimer
le monde en son entier,
au-dessus,
au-dessous et tout autour,
sans
limitation, avec une bonté bienveillante et infinie »2.
Au
fond, le romantisme qui idéalise le passé en y voyant une
spiritualité flamboyante et fervente est peut-être un leurre.
Aujourd'hui, si on s'intéresse à la spiritualité, c'est parce
qu'on est libre de le faire. Auparavant, on est catholique parce que
sa famille l'était, on allait à la messe pour faire comme tout le
monde, si on devenait prêtre, c'était parce que c'était un bon
choix de carrière ou parce que la famille le demandait. Aujourd'hui,
on peut s'ouvrir à toutes les spiritualités et juger vraiment en
son âme et conscience. N'est-ce pas là une chance inouïe pour le
spirituel en nous ?
À
l'heure où nos sociétés sont tentés par des replis identitaires,
c'est quelque chose qu'il faut bien peser. Il y a bien sûr un grand
nombre de problèmes dans nos sociétés, mais au lieu de grincer les
temps contre les temps modernes, peut-être est-il temps de voir ce
que nous offre la modernité et de chercher des solutions nouvelles
pour les problèmes de notre temps.
Enfin,
je laisserai la conclusion à José Le Roy : « Il
y a plus de spiritualité dans le fait d'aller librement prendre un
verre à une terrasse de Paris en écoutant du Jazz et en
s'émerveillant de la beauté des lèvres d'une jeune femme, que dans
toutes les génuflexions des pieux partisans des dogmes dépassés »
. Parce que, oui, la spiritualité n'est pas nécessairement là où
les clichés du spirituel nous ont habitué à l'attendre.
Robert Doisneau |
1Épicure,
Sentences vaticanes, 52.
J'ai plutôt du mal de prime abord avec ce qu'on appelle la "modernité" sans la définir. Je suis pour faire la part des choses entre ces deux notions que l'on oppose souvent arbitrairement "modernité" et "tradition". Il y a du bon dans l'une et dans l'autre, le critère étant à mon sens la souffrance que l'une ou l'autre engendre ou évite d'engendrer.
RépondreSupprimerA mon sens, ce qui est dit moderne est déjà souvent dépassé si bien que le mot n'a guère de sens à moins de le réactualiser sans arrêt (vous savez, comme ces "ponts neufs" dans de nombreuses villes qui ne le sont plus du tout bien entenduà.
Je suis par ailleurs sceptique avec une partie de l'héritage des Lumières qui a quand même conduit à l'impérialisme et au colonialisme à cause de l'universalisme abstrait et sans doute par voie de conséquence à l'industrialisation et je ne serais pas surpris jusqu'à la seconde guerre mondiale et ses horreurs. De belles idées mais qui ont été dévoyées ou instrumentalisées. Aujourd'hui, l'universalisme abstrait engendre largement l'ethnocentrisme, la xénophobie et le mépris de classe également. La politique française est hyper-centralisatrice, le centralisme, un dogme, et on invoque à tout-va la République par exemple pour lutter contre les langues autres que le français (alors que la France est un Etat plurilingue de longue date mais qui se veut monolingue) mais aussi contre les religions, les croyants en fait, et certaines postures intellectuelles dérivent aujourd'hui, au nom de cet universalisme abstrait, vers des positions hyperintolérantes du type de celles de Riposte laïque. On fait des fixettes sur le voile entre autres.
Par ailleurs, le Moyen-Age est perçu de notre époque, en un poncif, comme un âge sombre alors qu'en 1000 ans de MA, il est évidemment impossible de tirer quelque conclusion générale que ce soit sur cette époque. Le MA a aussi été d'une grande effervescence spirituelle à un moment donné (11ème-12ème essentiellement).
Bref, je crois qu'il faudrait éviter dans une forme de "présentisme" (que je qualifierais d'égocentrisme d'époque) ou "d'avenirisme" de penser de manière simpliste qu'aujourd'hui, c'est forcément mieux qu'hier et que demain sera forcément mieux qu'aujourd'hui comme il vaut mieux se garder de penser qu'hier, c'était forcément mieux qu'aujourd'hui. J'insère un "forcément" qui me parait de première importance.
Bref, je suis pour la plus grande prudence avec ces notions. Si la modernité, c'est la fuite en avant, l'asservissement à la technologie et le transhumanisme, ça me semble clairement contre-utopique, par contre, si on en retient ce qui a permis et permet de diminuer la souffrance individuelle et collective, je dis oui. Le souci, c'est que dans la société actuelle, on a tendance à voir soit tout noir soit tout blanc. Quand on regarde le 20ème siècle, y a quand même difficilement eu pire par le passé, pas sûr qu'il ait été des plus spirituels même laïquement parlant. Bref, pour une fois je suis plus réservé, les meilleures intentions menant parfois en enfer, je pense à la devise de la République, très belle et idéale au demeurant mais inappliquée (inapplicable de façon non autoritaire ? Je m'interroge).
Merci pour votre commentaire précieux. J'y répondrai quand j'aurai un peu de temps libre. Une très bonne journée !
RépondreSupprimerBonjour Degun ! Voici ma réponse qui se trouve sur la page suivante : http://lerefletdelalune.blogspot.be/2016/04/le-pont-neuf-de-la-modernite.html
RépondreSupprimerMerci beaucoup, j'ai mis un petit commentaire à la suite de votre post du jour.
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