Notes
sur les dialogues du cerveau
3ème partie
Je
voudrais m'arrêter sur « Cerveau & Méditation »
l'ouvrage de dialogue entre le moine bouddhiste Matthieu Ricard et le
neurobiologiste Wolf Singer. Je voudrais ici rédiger dans ces notes
les quelques commentaires épars que m'inspire ce livre.
Wolf
Singer
La
vie s'est développée dans une dimension du monde extrêmement
étroite : l'échelle mésoscopique. Les plus petits organismes,
qui ne mesurent que quelques microns et sont capables de maintenir de
façon autonome leur intégrité structurelle et de se reproduire,
sont constitués d'un assemblage de molécules interagissant entre
elles et recouvertes par une membrane. La bactérie est l'un des
exemples de ces micro-organismes. Les organismes multicellulaires,
les plantes et les animaux, atteignent des tailles qui se mesurent en
mètres. Tous ces organismes ont développé des récepteurs
sensoriels qui captent les signaux essentiels à leur survie et à
leur reproduction. Par conséquent, ces récepteurs ne sont sensibles
qu'à une gamme de signaux extrêmement réduite.
Les
systèmes de traitement sensoriel qui se sont développés pour
évaluer les signaux répertoriés se sont adaptés aux besoins
spécifiques des différents types d'organismes. Les fonctions
cognitives de ces organismes sont donc hautement hautement
idiosyncrasiques et ajustées pour évoluer dans une échelle de
dimension très limitée.
Au
niveau humain, la dimension mésoscopique est le monde tel que nous
pouvons le percevoir avec nos cinq sens, et nous avons donc tendance
à l'assimiler à notre « monde ordinaire ». Ce sont les
dimensions dans lesquelles prévalent les lois de la physique
classique, ce qui explique sans doute pourquoi ces lois furent
découvertes avant celle de la physique quantiques. Il s'agit d'une
dimension d'une monde au sein de laquelle notre système nerveux
engendre un comportement bien adapté, nos sens définissent des
catégories perceptuelles et notre raisonnement débouche sur des
interprétations plausibles et utiles sur la nature des objets et sur
les lois qui régissent leurs interactions.
Wolf
Singer et Matthieu Ricard, « Cerveau &
Méditation », éd.
Allary, Paris, 2017, pp. 178-179.
Les autres notes sur les dialogues du cerveau :
- 1ère partie: Les illusions de la perception
- 2ème partie : L'impossible localisation du moi
- 4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme
Nos
facultés sensorielles ne nous offrent qu'une ouverture très limitée
sur le monde. C'est comme si nous étions à l'intérieur d'un
château-fort dont les murs épais ne laissent que quelques étroites
meurtrières pour contempler le monde environnant, et encore certains
côtés du château n'ont aucune meurtrière pour pouvoir voir ce
qu'il s'y passe, l'infiniment petit est un de ces aspects du monde,
qui nous est inaccessible. En outre, la cour intérieure du château
ainsi que le donjon et les bâtisses centrales ne sont aussi visibles
qu'à travers d'étroites meurtrières et de minuscules ouvertures.
Avec
les yeux, nous pouvons voir tout le spectre des couleurs, ce qui est
déjà un miracle de l'évolution des espèces, mais une grande gamme
des rayons du soleil nous est inaccessible : les ultraviolets,
les infrarouges notamment... L'évolution nous a doté de sens qui
était utile à notre survie, pas nécessairement des sens qui était
utile à la compréhension des rouages intimes du monde. Tout ce que
les hommes peuvent faire pour pallier ces déficiences est d'inventer
des machines qui nous permettront d'explorer ces mondes invisibles,
un peu comme on pare un mal-entendant d'appareils auditifs pour
pallier à sa surdité.
Par
ailleurs, notre dimension mésoscopique, c'est-à-dire à mi-chemin
entre l'infiniment grand et l'infiniment petit ne nous permet de
comprendre adéquatement que les phénomènes de notre dimension.
Dans l'infiniment grand, la théorie de la relativité générale
d'Einstein nous explique que les objets particulièrement massifs
comme les étoiles et les planètes courbent l'espace-temps.
Concrètement, cela ne signifie rien pour nous. Comment un monde en
quatre dimensions ? Cela nous dépasse complètement. Pour
essayer de comprendre, nous devons faire des sortes d'analogies,
comme de représenter l'espace comme un tapis en mousse sur lequel on
poserait un boule de bowling (l'objet particulièrement massif comme
une étoile ou une planète). La boule de bowling déformerait sans
conteste le tapis en mousse, créant une dépression dans lesquelles
les billes qu'on y lancerait seraient attirées vers la boule de
bowling. Cette analogie permet de comprendre la gravitation dans le
cadre de la relativité générale ; mais malgré tout, cela
reste un phénomène assez mystérieux qui n'est pas du tout
intuitif.
Imaginons
maintenant que nous soyons une baleine cosmique de la taille de la
planète Terre, évoluant majestueusement dans l'espace intersidéral.
Il est très probable qu'une telle baleine cosmique aurait une
compréhension intuitive de la déformation de l'espace-temps. Ce
serait une question de survie pour elle de pouvoir appréhender ce
genre de phénomènes. Si cette baleine cosmique passait trop près
de la Terre par exemple, elle risquerait d'attirer la lune dans son
orbite. Ses sens devraient aussi la mettre en garde contre les pièges
cosmiques que sont les trous noirs, notamment ne pas aller en-deçà
de la distance où il n'y a pas de retour, là où un humain dans sa
soucoupe volante, ignorant des lois de la physique, ne ressentirait
pas nécessairement le danger, je veux dire avant qu'il soit trop
tard, et que les déformations gigantesques de l'espace-temps ne
créent des forces de marée mortelles pour tout être humain.
Inversement,
nous avons aussi les pires difficultés à comprendre le monde
étrange de la physique quantique, où une particule peut être à la
fois nulle part et partout en même temps, où tout est indéterminé.
Mais si nous étions un nano-bonhomme d'un milliardième de mètre qui vivrait au jour le jour
dans ce monde, nous aurions probablement une logique en adéquation
avec les étrangetés de la physique quantique. Nous comprendrions
sans problème que notre nano-chat de Schrödinger peut être à la
fois mort et vivant, sans que cela nous émeuve plus que cela !
*****
Il
est intéressant de réfléchir ce que cela signifie du point du vue
de la méditation. La philosophie bouddhique estime aussi que ce que
nous percevons n'est pas toute la réalité, mais seulement un point
de vue sur la réalité. Dissiper l'illusion et trouver la véritable
nature des choses, c'est le propos de la méditation de vision
pénétrante (vipashyanâ en sanskrit ou vipassanâ en langue pâlie).
L'école philosophique Sautrāntika a au sein du bouddhisme une
analyse assez poussée du phénomène de la perception. On dit
parfois que les Sautrāntika sont des réalistes mitigés.
« Réaliste » parce qu'ils adhèrent à l'existence d'un
monde physique. « Mitigé » parce que ce réel ne peut
être approché qu'indirectement. Les perceptions de la vue, de
l'ouïe et des autres sens ne sont que des « aspects »
des choses réelles, pas les choses elles-mêmes. En outre, pour les
Sautrāntikas, rien ne dure plus d'un instant, tout se transforme
d'instant en instant. Il n'y a donc pas de substance durable pour
eux.
Les
Sautrāntikas distinguent quatre types de perceptions :
- 1°) la perception conceptuelle,
- 2°) la perception directe,
- 3°) la perception yoguique,
- 4°) la autoperception.
Dans
ma première note, j'avais déjà abordé la question de la
perception conceptuelle et de la perception directe. La perception
directe est la perception sans le filtre des concepts et des
généralités, la perception à l'état naturel quand nous voyons,
entendons, sentons, goûtons, touchons quelque chose. Pour les
Sautrāntikas, la perception directe nous permet d'accéder à la
vérité ultime sur l'objet, parce qu'elle donne l'aspect le plus
authentique de l'objet, sans le fard des idées préconçues qui
viendrait se surajouter à la perception directe. Le problème est
que nous ne sommes pas pleinement conscients de la perception
directe, mais que nous abordons le monde au travers des perceptions
conceptuelles.
Cela
peut amener à certains paradoxes : si nous sommes dans le
désert et que nous voyons un mirage, la perception directe consiste
à simplement laisser apparaître les instants de vision de ce
mirage, sans émettre à son encontre des jugements et des concepts
tel que par exemple « c'est un mirage ». Le mirage
n'existe manifestement pas, mais la perception directe en donne sa
« vérité ultime » parce qu'elle ne dure qu'un instant
et est un fidèle aspect de ce qui est réellement vu. Tandis que la
perception conceptuelle qui range la chose vue dans la catégorie
« mirage » n'est qu'une vérité relative. La perception
directe n'amène pas à la réalité ultime des choses, mais c'est
dans le domaine des choses de l'esprit une « vérité ultime »
en ce sens qu'elle témoigne fidèlement du caractère instantané
des choses et qu'elle n'émet pas des jugements qui seraient déplacés
sur la réalité, réalité qui nous échappe foncièrement.
C'est
le parallèle qu'on peut faire avec les propos de Wolf Singer :
nous avons un point de vue très limité sur le réel, la sagesse est
de reconnaître cette limitation et de savoir que les aspects du
monde que nous apercevons à tous les instants de notre vie
consciente ne sont justement que des aspects. Ces aspects entrent
néanmoins en résonance avec les choses réelles en ce que les
perceptions directes n'ont qu'un caractère instantané comme les
choses réelles, et qu'elles nous montrent sans aucun voile le
caractère imparfait, insatisfaisant et inconsistant des choses.
On
pourrait s'arrêter là avec cette sagesse de la reconnaissance de la
limitation des hommes à accéder à la totalité du réel. Ce serait
déjà beaucoup tant nous nous illusionnons sur la consistance et la
réalité de notre monde et notre incapacité à voir au-delà de
notre dimension de vie « mésoscopique » pour reprendre
l'expression de Wolf Singer. Mais on peut se demander s'il y a un
moyen pour l'esprit de dépasser les perceptions ordinaires et de
prendre conscience des phénomènes qui dépassent notre entendement
comme, par exemple, la compréhension à la première personne de nos
processus neuronaux, voir les neurones en activité, traversés
d'impulsions électriques et construire ainsi notre vie mentale.
Pourrait-on « voir » le monde atomique sans l'aide
d'aucune machine d'aucune sorte ? Pourrait-on « ressentir »
les déformations de l'espace-temps et les soubresauts de
l'infiniment grand ?
Les
textes anciens admettent l'existence des perceptions yoguiques chez
les ascètes et les contemplatifs qui ont développé durant des
années leur pouvoir de concentration. Voir des choses lointaines à
distance, voir tout le cycle de ses existences successives, voir
l'esprit des gens autour de soi, discerner les événements futurs,
agir sur le monde physique grâce à la conscience. Alors serait-il
possible de voir les structures intimes du réel comme le principe
d'incertitude d'Heisenberg ou l'activité neuronale grâce à une
perception yoguique ? Évidemment, je me dois de dire tout de
suite par honnêteté que la science n'atteste pas de ces perceptions
yoguiques. Moi-même, je n'en ai jamais fait l'expérience, et je
n'ai jamais vu personne en faire l'expérience. L'esprit rationaliste
nous pousserait à être sceptique par rapport au bien-fondé de ces
perceptions yoguiques. Je ne sais pas s'ils sont simplement
possibles. Mais si elles l'étaient, je pense que la clef en serait
la méditation sur l'interdépendance de tous les phénomènes. Il
n'est peut-être pas impossible que si on poussait cette méditation
de l'interdépendance suffisamment loin, on aurait l'intuition
d'autres dimensions que celle de notre vie mésoscopique...
PS :
pour les curieux, je n'ai pas expliqué ce qu'était l'autoperception
aux yeux des Sautrāntika. Il s'agit simplement de la capacité de
percevoir une perception quand elle se produit. Quand je vois une
pomme, je vois d'une part cette pomme, et je perçois d'autre part le
fait que je perçois la pomme. C'est l'autoperception.
Cette
question de l'autoperception a entraîné toutes sortes de débats
complexes au sein des écoles de philosophie bouddhique. Il serait
trop long et fastidieux de les mentionner ici. Mais il faut quand
même signaler le fait que cette idée de l'autoperception a
influencé l'idée de la « conscience qui se connaît et
s'illumine elle-même » dans la philosophie idéaliste de
l'école Yogāchāra (école du Grand Véhicule). Or dans « Cerveau
& méditation », Matthieu Ricard mentionne à plusieurs
reprises cette conscience qui se connaît et s'illumine elle-même.
Il faudra donc revenir sur cette question dans une prochaine note.
Les autres notes sur les dialogues du cerveau :
- 1ère partie: Les illusions de la perception
- 2ème partie : L'impossible localisation du moi
- 4ème partie : Libre-arbitre et déterminisme
Rita Klug |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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