Il n'y a pas d'amour heureux
Rien
n'est jamais acquis à l'homme Ni sa force
Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Ni sa faiblesse ni son cœur Et quand il croit
Ouvrir ses bras son ombre est celle d'une croix
Et quand il croit serrer son bonheur il le broie
Sa vie est un étrange et douloureux divorce
Il
n'y a pas d'amour heureux
Sa
vie Elle ressemble à ces soldats sans armes
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désœuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux
Qu'on avait habillés pour un autre destin
A quoi peut leur servir de se lever matin
Eux qu'on retrouve au soir désœuvrés incertains
Dites ces mots Ma vie Et retenez vos larmes
Il n'y a pas d'amour heureux
Mon
bel amour mon cher amour ma déchirure
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux
Je te porte dans moi comme un oiseau blessé
Et ceux-là sans savoir nous regardent passer
Répétant après moi les mots que j'ai tressés
Et qui pour tes grands yeux tout aussitôt moururent
Il n'y a pas d'amour heureux
Le
temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux
Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux
Il
n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous les deux
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
Il n'y a pas d'amour heureux
Mais c'est notre amour à tous les deux
Louis
Aragon (1897-1982), La Diane Francaise,
Seghers 1946.
Elliott Erwitt, New York City, 1949 |
Voilà
un très beau poème d'Aragon. En même temps, ma conception de
l'amour est aux antipodes de ce poème. Selon moi, l'amour, ça sert
d'abord à être heureux. Plus exactement : être heureux
ensemble. Cela n'a aucun à mes yeux de se mettre ensemble avec
quelqu'un juste pour se faire souffrir l'un l'autre. On doit gagner
quelque chose mutuellement dans l'amour. Ce « quelque chose »
peut être du plaisir, du bien-être, de la sécurité, de la joie,
de l'entraide, de la coopération, de la chaleur, de l'échange, que
sais-je. Mais au moins en principe, l'amour doit nous rendre plus
heureux que si on était seul dans son coin.
Ça,
c'est le principe théorique ; et je suis bien conscient que
cette théorie ne s'accorde pas toujours - pas souvent même – avec
la pratique. En pratique, on voit rarement l'amour heureux. Il serait
naïf de nier ce constat. Comme le dit si bien Aragon, l'amour est
une dynamique changeante : « Rien n'est jamais acquis à
l'homme, ni sa force ni sa faiblesse ni son cœur ». Quand
on croit tenir le bonheur, souvent c'est à ce moment qu'on le broie.
Un bouddhiste y reconnaîtra la dynamique illusoire du désir :
on désire ardemment quelque chose, on y aspire, on rêve cette chose
ou cette personne, puis une fois, ce désir satisfait, l'impermanence
fait son œuvre, soit qu'elle émousse le désir au point de la faire
disparaître, soit qu'elle transforme l'objet ou la personne aimée,
désirée, tant attendue, mais qu'on finit par ne plus attendre ou
qu'on finit par regretter d'un regret éternel, mais pas si éternel
que ça quand même.
La
conséquence pour le Bouddha est une méfiance aiguë envers l'amour
conjugal, le lieu décisif de l'attachement à ce monde. L'idéal de
la vie ascétique du moine découle d'ailleurs de cette méfiance.
L'amour conjugal est une impasse. Le Bouddha lui préfère maitri
(ou metta
en langue pâlie), l'amour bienveillant. Amour infini,
universel, qui s'étend de manière égale à tous les êtres sans
aucune partialité. Amour sans attachement aussi. Amour qui ne
s'obscurcit pas avec les émotions conflictuelles. Un amour qui est
fondamentalement le souhait que tous les êtres soient heureux et
connaissent les causes du bonheur. Amour qui ne se transformera pas
en haine, en jalousie, en orgueil, en mépris, en disputes, en
trahisons, en tromperies ou en dédain.
Mais
néanmoins, dans le Soûtra de l'Amour Bienveillant (Metta Sutta
en langue pâlie), le Bouddha recommande d'aimer tous les êtres
comme une mère aime son unique enfant. Cela veut dire que la
frontière entre l'amour bienveillant infini, illimité,
inconditionnel, universel d'un côté et de l'autre toutes les formes
de l'amour limité à une ou à quelques personnes, l'amour
conditionnel, temporel que sont l'amour maternel, l'amour filial,
l'amour érotique, l'amour charnel ou l'amour conjugal, cette
frontière n'est pas complètement étanche. Pour développer l'amour
bienveillant envers tous les êtres, il faut partir du modèle qu'est
cet amour intense qu'une mère voue à son unique enfant, et répandre
ce modèle à des parfaits inconnus, à des animaux, même ceux qui
semblent complètement insignifiants.
Il
y a donc un fil commun dans toutes les formes de l'amour. L'amour
maternel ou filial transcende en débordant le cadre de la famille et
en se propageant comme une onde de plus en plus vaste à travers tous
l'univers. Mais le mouvement inverse me semble aussi important :
que l'amour bienveillant infini, illimité, inconditionnel vienne
éveiller les autres formes de l'amour dont la portée est évidemment
beaucoup plus restreinte, mais qui joue un rôle si importantes dans
nos vies individuelles. Éveiller veut dire apporter un courant de
sagesse, faire que ces formes d'amour ne soient pas si attachés à
ces émotions conflictuelles et ne conduisent pas à des déceptions
et à l'insatisfaction.
Quand
Aragon dit :
« Le
temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux »,
Que pleurent dans la nuit nos cœurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
Il n'y a pas d'amour heureux »,
je
me dis : mais est-on vraiment condamné à répéter les mêmes
fautes de génération en génération ? Est-on condamné à
attendre d'avoir les cheveux blancs pour éviter les déchirements
pour un oui ou pour un non, ces déchirements qui n'ont d'autres
causes que notre aveuglement ou des émotions incontrôlées, des
paroles que l'on regrette au moment où elles sortent de notre
bouche, des actes complètement irrationnels et malheureux ?
Quand
Aragon dit :
« Il
n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il
n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri »,
je
me dis : s'il arrive fréquemment que les histoires d'amour
finissent mal, est-ce une fatalité ? Est-ce dans la nature de
l'homme et de la femme que l'amour soit une sorte d'idéal
impossible ? Est-on condamné à l'insatisfaction et au malheur
quand on est amoureux ? En quel cas, il conviendrait de suivre
dans les plus brefs délais l'exemple du Bouddha en devenant moine et
en renonçant à toute forme d'amour charnel ou conjugal ! À
quoi bon alimenter ce cycle de la souffrance dès lors ?
Mais
peut-être qu'il est possible de donner tort à Aragon en insufflant
une certaine dose de sagesse et d'amour bienveillant dans nos
histoires d'amour. Quel que soient ces histoires d'amour. Je veux
dire par là que certains schémas de société n'aident pas à
trouver son bonheur en amour : on a vendu des siècles durant
cette mythologie de l'amour éternel entre deux êtres. Or le seul
amour éternel, c'est maitri, l'amour bienveillant qui échappe
tout attachement à telle ou telle personne et qui s'en va de manière
fulgurante à travers le monde. Et encore cet amour est éternel, non
pas parce qu'il dure éternellement, mais parce qu'il se renouvelle à
chaque instant comme un soleil qui ne cesse de briller et d'apporter
sa chaleur au monde.
Nos
histoires d'amour, par contre, s'inscrivent dans le temps. Bien sûr,
elles nous donnent parfois un incroyable sentiment d'éternité. Mais
c'est parce que cet amour entre en résonance avec l'amour
bienveillant pour une part. Mais pour une autre part, ces histoires
vont et viennent. Elles durent un temps, et puis s'émoussent ou
s'effilochent. Peut-être faut-il admettre que le caractère temporel
de ces histoires d'amour : un jour, une nuit, un mois, un an,
deux ans, dix ans ou vingt ans, sans voir une tragédie là où il
n'y a que la fin naturelle d'une histoire d'amour. On n'est pas
obligé de vouer une détestation et un ressentiment éternel à
notre ancien conjoint, à notre ancien amoureux ou amoureuse.
Bien
sur, c'est souvent plus compliqué que cela (l'amour est de manière
générale une affaire compliquée) : si Pierre pense que son
histoire d'amour avec Marie touche à sa fin, Marie n'est peut-être
pas de cet avis. Ou vice-versa. Léo Ferré disant que : « le
malheur dans un couple, c'est qu'on est deux ». Et en
effet, deux aspirations, deux volontés, deux désirs, deux ressentis
qui ne s'accordent pas toujours. Mais je n'essaye pas de vendre une
solution simple, inodore, incolore et indolore à nos problèmes
amoureux. J'essaye juste d'envisager une perspective de bonheur au
travers des difficultés que l'amour peut susciter. Que l'amour ne
soit pas ce cortège de lamentations que la littérature romantique
n'a cessé de chanter et de célébrer, mais que l'amour soit cette
vraie force qui apporte la joie à l'existence.
En
même temps, il me semble, et je voudrais terminer par cela, que si
comme le dit Aragon : « « Il n'y a pas d'amour
qui ne soit à douleur. Il n'y a pas d'amour dont on ne soit
meurtri », c'est aussi parce que l'amour est dans sa nature
profonde l'extrême sensibilité, l'extrême faiblesse de notre
condition humaine, l'ouverture à la souffrance de l'autre. « Il
n'y a pas d'amour heureux ». Mais peut-être faut-il
comprendre cette phrase, non pas dans un sens personnel, égocentré,
mais plutôt comme la sensibilité à la douleur de l'autre, qui
envahit notre cœur comme une coquille qui viendrait à se craqueler
à certains endroits et laissent rentrer l'air ambiant, la lumières,
mais aussi les larmes et la nuit qu'on accepte enfin de partager.
L'amour est un chevalier qui a abandonné son armure. En ce sens,
dire « Il n'y a pas d'amour heureux » n'est pas
une prophétie de malheur. Après tout, il y a peut-être dans le
monde des gens qui s'aiment authentiquement d'un amour heureux. Mais
c'est le constat de cette sensibilité qui nous fait partager
intimement la condition de nos frères et sœurs humains, avec ce que
cette condition peut avoir de tristesse et de malheur.
Elliott Erwitt - New Hampshire - 1975 |
Quelques
artistes qui ont mis ce poème en chanson :
Georges
Brassens
Françoise
Hardy
Marc
Ogeret
Nina
Simone
Voir aussi de Louis Aragon :
Voir aussi sur le Reflet de la Lune :
- Pas de remède à l'amour (selon Henri David Thoreau)
- Méditation des 4 Incommensurables : amour, compassion, joie et équanimité
- La parabole des hérissons (d'Arthur Schopenhauer)
- Song (d'Allen Ginsberg)
- L'union de deux de ces êtres si imparfaits (d'Alfred de Musset)
- Il faut beaucoup aimer les hommes
- Amour et sagesse dans le Banquet de Platon
Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire