J'ai
récemment reçu une question par rapport à un de mes articles sur
un passage d'un texte du maître tibétain Longchenpa
où celui-ci parlait des apparences et de la vacuité. Pour
Longchenpa, les apparences du monde sensible ne contredisent pas la
vacuité, de la même façon que l'eau d'un lac n'est pas en
contradiction avec le reflet de la lune à la surface de ce lac. La
question était donc : « Quand
vous dites que "La forme visuelle de l'arbre renvoie à
l'apparence d'un contact physique de toucher", en quoi le
contact du toucher est une apparence ? Ce contact est bien réel, je
peux en faire l'expérience par mes agrégats, quand bien même
ceux-ci évoluent en permanence ? »
Donc,
une première chose : l'apparence se manifeste toujours en
relation avec un sens donné. Souvent, on associe on associe
l'apparence à la vue : quand on regarde quelqu'un et qu'on dit
de cette personne qu'elle a une « apparence plaisante ».
Mais on fait l'expérience d'une apparence sonore quand on entend un
son, d'une apparence gustative quand on goûte une saveur dans sa
bouche, d'une apparence de contact quand on touche quelque chose. Et
le mental fait l'expérience d'apparences de pensées, de souvenirs,
d'idées quand ces phénomènes se produisent dans le champ du
mental. Souvent, on pense l'apparence en corrélation avec la façon
dont on perçoit une chose, un objet, un être. Souvent aussi avec
l'idée implicite que l'apparence peut s'avérer trompeuse quant à
l'objet dont elle est la forme.
Par
exemple, si on voit une oasis dans le désert, peut-être que cette
oasis n'est jamais que l'apparence illusoire d'une oasis, que ce
n'est rien qu'un mirage qui vient nous tromper. Si un escroc présente
bien, a une « belle apparence », il peut plus facilement
nous charmer et nous embobiner dans son escroquerie. D'où le fait
que l'apparence est souvent associé à une tromperie. Avec la
faculté visuelle, on comprend très bien cela : on sait bien
que toutes sortes d'apparences visuelles sont en fait des tromperies,
les mirages, les hologrammes, les tableaux en trompe-l’œil, les
illusions optiques, les rêves... Donc, on n'a pas trop de problèmes
pour associer la vue avec l'illusion qui se cache derrière l'objet
apparent. De nombreuses apparences visuelles sont vides d'un objet
réel.
Mais
pour le toucher alors ? Quand je vois l'arbre, peut-être
était-ce un hologramme ? Mais quand je touche l'arbre, l'arbre
n'est-il pas réel dans toute sa matérialité ? Il est dur,
m'oppose une résistance à la pression que je peux exercer sur lui.
C'est donc qu'il doit exister réellement. Le contact physique me
fait expérimenter la matérialité brute du monde plus que tout
autre faculté sensorielle. C'est indéniable. Pour autant, la
sensation de rugosité sous la paume de mes mains quand je touche
l'arbre est elle-même une apparence. Une apparence de toucher. Si je
ferme les yeux et ne me concentre que sur cette sensation d'être en
contact physique avec l'arbre au niveau de mes mains, je fais
l'expérience de l'apparence tactile de l'écorce de l'arbre. Je
pourrais aussi monter sur une branche de l'arbre, et sentir sous mes
pieds le poids de mon corps qui fait pression sur la branche. C'est
l'apparence de la branche.
*****
Dans
un premier temps, je demande seulement de faire l'exercice mental qui
consiste à séparer l'apparence de la chose de la chose elle-même.
Quand je vois l'arbre, ma conscience visuelle fait l'expérience de
la forme d'un arbre, l'apparence visuelle de cet arbre. Quand je
touche cet arbre, mon conscience corporelle fait l'expérience d'une
apparence tactile de l'écorce ou de la branche. Quand j'entends le
vent souffler dans les branchages, je fais l'expérience de
l'apparence sonore du vent dans le feuillage. De même, quand je me
tiens dans l'arbre et que j'entends la branche craquer sous mon
poids, je fais l'expérience de l'apparence sonore de ce craquement.
Après, on se posera la question plus ontologique de savoir si il y a
quelque chose derrière l'apparence, si c'est réel ou si c'est
illusoire. Mais d'abord, faire cette expérience de prendre
conscience de l'apparence de la chose sans s'embarrasser de savoir si
on est en contact ou non avec la chose.
C'est
ce que les Grecs anciens appelaient la « suspension
du jugement », l'époché
en grec (ἐποχή). Expression qu'à l'époque contemporaine
Husserl et les phénoménologues ont repris à leur compte. Faire
l'expérience de l'apparence-même sans émettre de jugement quant à
l'existence ou l'inexistence de la chose apparue. Toucher l'arbre en
sentant l'apparence du contact entre la paume de la main et l'écorce
du tronc de cet arbre sans juger de la réalité de l'arbre.
*****
Une
fois que l'on a fait ça, on peut se demander le statut ontologique
de la chose derrière l'apparence. Réalité ou illusion ?
Substance ou vacuité ? C'est une question complexe : les
philosophes bouddhistes ont sur ce sujet eu des avis divergents.
Certains pensaient que les phénomènes existent réellement, même
s'il est illusoire de croire à un « moi », à une
identité fixe et immuable qui existerait derrière les phénomènes
changeants. À
cet égard, la question de l'internaute que j'ai cité en début de
cet article : « Ce
contact (avec l'arbre) est bien réel, je peux en faire l'expérience
par mes agrégats, quand bien même ceux-ci évoluent en permanence
? » trahit en fait cette
position réaliste que l'on retrouve dans deux écoles philosophiques
du bouddhisme, les Vaibhāṣhika
et les Sautrāntika.
Ces deux écoles réalistes sont regroupées sous le nom de
Sarvāstivāda,
littéralement « l'école
de tout ce qui existe ».
Les
Vaibhāṣhika
croient en l'existence réelle des atomes, les plus petits composants
de la matière. Ils croient aussi en l'existence des instants de
conscience qui composent le flux du mental. Ce que nous expérimentons
a donc une existence réelle. Mon corps a donc une existence réelle,
l'arbre a une existence réelle, puisque que tant mon corps et
l'arbre sont constitués d'atomes de matière bien réels. Et les
instants de conscience que j'ai de cet arbre sont aussi réels, que
ce soit l'instant de conscience visuelle où je vois l'apparence de
l'arbre ou l'instant de conscience corporelle où je touche
l'apparence de l'arbre. Je fais donc une expérience réelle de cet
arbre ; mais je m'égare grandement si je crois que le « je »
qui expérimente la conscience de l'arbre existe réellement de
manière ultime. Le « je » n'est qu'une création
momentanée pour regrouper dans un même concept toute la diversité
de l'expérience. Mon corps change en permanence, l'arbre change en
permanence, mon mental change en permanence. Il n'y a donc aucun
« moi » ou « je » éternel, permanent,
durable. Il n'y a que la succession des agrégats de l'expérience
toujours changeants. C'est une citation célèbre du philosophe
Buddhaghoṣha qui dit : « Il
y a un acte, mais pas d'acteur. Il y a une pensée, mais pas de
penseur ».
Dans le cas présent, il y a la vision d'un arbre, mais pas de
« voyeur », il y a le toucher d'un arbre, mais pas de
« toucheur ».
Les
Sautrāntika sont une autre école réaliste. Deux différences
essentielles avec les Vaibhāṣhika qui font qu'on les catégorise
parfois comme des « semi-réalistes ». Tout d'abord, la
durée est une illusion pour les Sautrāntika. Les Vaibhāṣhika
admettaient que tous les choses sont impermanentes, mais ont une
durée : l'arbre comme notre corps ont une naissance, une durée
qui s'achève nécessairement par la mort ou la disparition. Cette
durée peut être plus ou moins longue : l'arbre a plus de
chance de vivre plus longtemps que notre corps d'être humain. Cela,
les Sautrāntika ne l'acceptent pas : la durée est elle-même
une illusion, une apparence trompeuse dans laquelle tombe le mental
quand il remarque une certaine constance dans l'apparence d'un être
ou d'un objet. En réalité, tous les corps, toutes les choses de ce
monde se transforment d'instant en instant, même si très souvent
nous ne sommes pas capables d'observer les changements infinitésimaux
qui s'opèrent d'instant en instant dans les corps solides. Derrière
l'impermanence grossière où l'on remarque l'apparence de la chose
qui change, évolue, vieillit, meurt ou se casse, il y a une
impermanence subtile qui transforme les choses à chaque instant,
même si ces différences peuvent ne se voir qu'au niveau des atomes,
des molécules ou des cellules d'un corps.
La
deuxième différence de taille entre Sautrāntika et Vaibhāṣhika,
c'est la notion d'aspect. Pour l'école Sautrāntika, on ne voit pas
l'objet, mais l'image de l'objet. Si je vois l'arbre, dans ma
conscience, il se produit l'apparence d'un arbre, mais ce n'est pas
l'arbre lui-même. Un peu comme le tableau de René Magritte « La
trahison des images » avec sa célébrissime phrase :
« Ceci
n'est pas une pipe ».
L'image d'une pipe n'est pas la pipe elle-même. De même, la
conscience visuelle d'une pipe n'est pas la pipe, mais un « aspect »
de la pipe. Pareillement, quand je prends la pipe en main, ma
conscience tactile de la pipe n'est pas la pipe elle-même, mais un
autre aspect de la pipe qui vient corroborer l'aspect visuel de la
pipe. Pour les Sautrāntika, il y a tout lieu de penser qu'il y a une
réalité derrière les perceptions sensorielles et les apparences
que les perceptions nous indiquent, comme autant de compte-rendus sur
le monde, mais cette réalité, on ne la touche pas vraiment, en tous
cas, nos perceptions sensorielles limitées. On devine le monde, mais
on ne l'appréhende pas dans sa réalité profonde. Le monde est
toujours là, mais en même temps, il nous est un peu étranger. On
le voit et on ne le touche qu'indirectement : au travers
d'apparences diverses et variées, qui se succèdent les unes aux
autres tout le long de notre vie.
*****
Ensuite,
deux écoles philosophiques associées au Grand Véhicule ne
reconnaissent pas ce lien entre la chose et l'apparence de la chose.
Ce sont l'école
Cittamātra
(l'école idéaliste de l'Esprit Seulement) et l'école Madhyamaka
(l'école du Milieu). Ce sont deux écoles pensent que derrière
l'apparence, il y a la vacuité. Les choses de ce monde comme l'arbre
n'ont pas d'existence réelle même si on a l'impression de le voir,
et qu'on peut même le toucher. Ces impressions semblent très
véridiques, mais elles sont illusoires. L'apparence ne renvoie à
rien de réel.
Ceci
étant dit, la conception de la vacuité diffère grandement selon
que l'on envisage sous l'angle de l'école Cittamātra ou celui de
l'école Madhyamaka. Pour faire simple et schématique (on m'excusera
ici de ne pas rentrer dans les détails), la vacuité de l'école
Cittamātra est la vacuité de la dualité esprit-monde tandis que la
vacuité envisagée par l'école du Milieu est la vacuité
d'existence ultime ou vacuité d'existence réelle. Pour les
Cittamātra, seule existe la conscience. Le monde matériel n'est que
le produit des consciences, comme si toutes les consciences des êtres
sensibles s'unissaient dans l'effort commun de bâtir le rêve d'un
monde. Le rêve au sens habituel du terme est fragile parce que nous
sommes seuls à rêver notre rêve, et avec des couches
superficielles de l'esprit. Un rien suffit à nous éveiller et nous
sortir de ce rêve au sens habituel. Tandis que le rêve du monde se
fait avec la coopération inconsciente de l'esprit de tous les êtres
sensibles de l'univers, et cela implique les parties les plus
profondes de l'esprit qu'on appelle dans la terminologie de l'école
Cittamātra : la « conscience-entrepôt » (ālaya
vijñāna)
ou « conscience base-de-tout » (si on on traduit le
tibétain kunshi
namshe).
C'est pourquoi le monde nous semble si réel et si solide. Cette
conscience est non-duelle, c'est-à-dire qu'elle inclut le sujet
percevant et l'objet perçu. L'arbre que je perçois n'est pas dans
un rapport de dualité avec ma conscience. Le monde entier se résorbe
dans cette conscience non-duelle, cette « conscience qui se
connaît et s'illumine elle-même » en prenant intimement
conscience que les objets extérieurs ne sont en fait pas extérieurs
à elle-même, mais des productions de la conscience.
L'autre
vision de la vacuité, c'est de l'école du Milieu, l'école
Madhyamaka. Pour les adeptes de cette école, les phénomènes n'ont
aucune existence réelle, pas même la conscience qui est dépourvue
d'une existence ultime. L'école Madhyamaka se tient dès lors au
milieu entre l'extrême de l'existence réelle (l'idée que l'arbre
aurait une existence ultime derrière le contact de notre main avec
lui) et l'extrême du néant (qui viendrait à nier même l'apparence
de l'arbre). L'arbre apparaît à la conscience en relation avec
toutes sortes de causes et de conditions : c'est la production
interdépendante des phénomènes. Mais ceux-ci n'ont aucune
existence ultime. S'ils nous semblent solides et remplis de matière,
ce n'est qu'une apparence. Derrière la solidité, il n'y a que la
vacuité. Cette solidité n'est elle-même qu'un phénomène produit
en interdépendance, à la suite d'un ensemble de causes et de
conditions.
*****
Dès
lors, qui croire dans ce débat complexe ? Personnellement, je
ne me prononcerai pas ici. Comme je l'ai déjà dit plus haut, je
trouve que le plus essentiel est de se tenir encore et encore à la
conscience de l'apparence : voir, sentir qu'il y a là des
apparences sous nos yeux, sous nos doigts, avant même d'avancer des
jugements et des idées arrêtées sur ce qu'il y a derrière ces
apparences : réalité, rêve ou illusion. Faites votre idée,
mais ne vous arrêtez à vos idées. Soyez prêt à tout remettre en
question. Comme le disait Nāgārjuna, le grand penseur de l'école
du Milieu :
« Si
j'avançais une quelconque thèse,
Je
serais en défaut.
Or,
je n'en avance aucune,
Et
je suis donc sans défaut.
Si,
au moyen de la perception directe, etc, je concevais quelque chose,
Je
pourrais l'affirmer ou le nier.
Mais
puisqu'il n'en est pas ainsi,
Je
n'encours aucune critique ».
(Réfutation
des objections,
Vigrahavyārtanī,
29 et 33)
Soyez
toujours en recherche et ne vous fixez dans une position dogmatique.
Voilà mon conseil. La réalité peut s'avérer trompeuse. Qu'il
suffise de considérer les évolutions de la science. Quand on
observe un atome avec son atome de noyau de neutron et de proton d'un
côté, et l'électron tournoyant de saut quantique en saut quantique
tout autour, on se rend compte qu'un vide énorme existe entre le
noyau de l'atome et les couches de l'électron. La matière qui
semble si pleine d'elle-même n'est peut-être pas aussi pleine que
ça. En même temps, ce concept de vacuité mérite d'être
constamment questionné.
*****
Enfin,
je voudrais revenir à la strophe de Longchenpa qui est à l'origine
de ce questionnement présent :
« Il
n'y a pas de vacuité qui contredise l'apparence,
De
même que le feu est indissociable de la chaleur, le propre du feu.
La
conviction d'une différence n'est qu'une distinction
intellectuelle :
L'eau
et le reflet de la lune dans l'eau sont indistincts dans la mare.
Apparence
et vacuité sont une dans la réalité absolue ».
Longchenpa
était un grand maître du Dzogchen, une école tibétaine de
méditation qui s'inspire tant du Cittamātra que du Madhyamaka, dans
sa conception de la vacuité. Ce qui me semble important, c'est que
cette strophe va à l'encontre d'une certaine conception qui est de
considérer une vérité ultime (qu'elle soit en définitive
plénitude ou vacuité) comme « derrière » les
apparence. Caché derrière les formes et les apparences, un peu
comme le lapin caché dans le chapeau du magicien, il y aurait une
réalité cachée qui, selon les philosophes, serait une existence
réelle cachée dans les atomes élémentaires ou dans les
soubassements le plus profonds de l'esprit, et, selon d'autres
philosophes, ne seraient qu'une infinie vacuité. Mais selon
Longchenpa, il y a là une erreur essentielle : la vacuité
n'entre pas en contradiction avec les apparences. La vacuité ne
s'oppose pas à l'apparence : on sent vraiment la solidité de
l'arbre quand on le touche. Le paradoxe est que la vacuité est dans
cette solidité, cette chose qui nous semble si présente, si massive
au toucher.
Tout
cela fait écho à cette formule célèbre du Soûtra du Cœur de la
Perfection de Sagesse :
« La
forme est vide.
Le
vide est forme.
La
forme n'est autre que la vide.
Le
vide n'est autre que la forme ».
Hoshi Joichi, Japon, 1913-1979 |
Voir aussi :
- Apparence et vacuité (Longchenpa)
- Ce qui, non-duel, est duellement perçu (Longchenpa)
- La trahison des image (Magritte)
Voir également :
- Berkeley et l'Esprit Seulement
- la Vingtaine (Vasubandhu)
- la Trentaine (Vasubandhu)
- L'enseignement sur les trois natures (Vasubandhu)
Anish Kapoor |
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