Développement personnel et philosophie eudémoniste
Il
y a une dizaine de jours, j'ai regardé une vidéo du youtubeur
d'extrême-gauche Usul intitulée « Développements personnels : pensez positif » où il critique vertement
la culture individualiste du développement personnel. Je n'aurai pas
grand-chose à ajouter à cette vidéo si la personne qui figure sur
la vignette de la vidéo n'était autre que le moine bouddhiste
français, Matthieu Ricard. Usul le place comme l'un des exemples de
l'idéologie du développement personnel. Cela m'a mis fort mal à
l'aise : il y a beaucoup de choses à dire sur Matthieu Ricard,
mais certainement pas qu'il faille le ranger dans la catégorie des
coachs en développement personnel. Les livres de Matthieu Ricard
exposent la doctrine bouddhique qui, certes, parlent de
transformation de soi-même afin de mieux vivre, mais pas dans
l'optique du développement personnel, me semble-t-il. C'est pourquoi
il m'apparaît utile de faire ici une distinction entre le
développement personnel et l'eudémonisme, « eudémonisme »
désignant toute philosophie dont le but central est d'atteindre le
bonheur.
Le
développement personnel, comme son nom l'indique, cherche à
développer les individus pour qu'ils soient plus performants, plus
beaux, plus sociables, plus dans la réussite et le leardership, plus
riches, plus heureux et en meilleur santé. Le développement
personnel essaye en général d'encourager avec des méthodes plus ou
moins efficaces de forger dans la tête des gens un mental de
vainqueur, de « winner » nécessaire à
l'obtention des buts que je viens de citer. L'eudémonisme (dont la
philosophie bouddhique est un exemple) cherche à rendre les gens
plus heureux qu'elles que soient les situations. Dans l'optique de
l'eudémonisme, peu importe que vous soyez un « winner »
ou un « loser », peu importe que vous ayez réussi votre
carrière ou non, peu importe que vous soyez riche ou pauvre,
l'important est d'avoir les ressources intérieures pour avoir une
vie plus heureuse et apaisée. Il faut bien être conscient que tout
le monde ne va pas réussir dans le monde du travail ou des affaires.
Échouer dans sa carrière ou son entreprise ne fait pas de vous
quelqu'un qui mérite moins le bonheur et la joie qu'une autre
personne au succès éclatant !
Développement
personnel et eudémonisme s'adressent tous deux à des individus. Ce
qui énerve un communiste comme Usul qui voudrait qu'on ne pense
qu'en termes de collectif et de luttes d'un groupe social contre un
autre groupe social. Néanmoins, le développement personnel et
l'eudémonisme s'adressent de façon très différente à cet
individu : dans le développement personnel, on met l'accent
uniquement sur la réussite individuelle de l'individu, tandis que dans l'eudémonisme, on met l'accent sur le comportement moral de
l'individu envers soi-même, mais aussi et surtout envers les autres.
On n'est pas le seul à chercher le bonheur, et le chercher pour soi
tout seul n'a pas beaucoup de sens.
Ainsi
la compassion pour tous les êtres prônée dans le bouddhisme et
l'accent mis sur l'altruisme. On pense à l'ouvrage de Matthieu
Ricard, « Plaidoyer pour l'altruisme » qui ne
sonne pas vraiment comme un manuel de coaching en développement
personnel... Mais on retrouve cette importance accordée à l'Autre
dans d'autre courants de philosophie eudémoniste : l'éloge de
l'amitié dans l'épicurisme (« De tous les biens que
procure la sagesse, l'amitié est le plus précieux »
disait Épicure) ou encore la conception des autres comme des parties
d'un même corps avec qui on doit collaborer dans le stoïcisme. On
pense aussi à cette formule écrite au couteau dans un panneau en
bois par Christopher McCandless quand il était seul dans l'immensité
de l'Alaska : « Le bonheur n'est pas réel s'il n'est
pas partagé ».
C'est
la vieille distinction entre réussir sa vie et réussir dans la
vie : le développement personnel dans sa logique de performance
appelle à réussir dans la vie, avoir une belle carrière, une belle
maison, une belle voiture, une belle femme, une belle réputation, un
succès étincelant. L'eudémonisme appelle plutôt à réussir sa
vie, à embellir sa vie et sa relation aux autres plutôt que
d'embellir les apparences en affichant tous les standards de la
réussite. Certes, on ne peut pas nier qu'il est plus facile d'être
heureux quand tout va bien, que l'amour nous sourit, qu'on va de
succès en succès et que tout roule financièrement. On peut donc
comprendre sans peine l'intérêt des gens pour le développement
personnel. Mais dans une perspective eudémoniste, il conviendra
d'être un minimum sceptique face à cette obsession de la réussite
personnelle. Et ne pas oublier que s'il y a des gagnants, il y a
forcément du même coup des perdants et une violence sociale
impitoyable. La vie peut être belle, même sans gagner plus que son
voisin.
Mais
pour comprendre cela, il fait élargir sa vision des choses. Là où
le développement personnel se limite à donner des techniques pour
mieux réussir dans le management, la communication, la drague, les
philosophies eudémonistes proposent une vision du monde et une
théorie de l'esprit et du corps qui dépassent largement des
conseils psychologisants ; elles nous amènent à nous demander
comment être au monde, comment s'insérer dans un cosmos toujours
infiniment plus vaste que le cadre étroit de notre petite vie....
J'admets
que cette frontière entre développement personnel et eudémonisme
peut sembler parfois floue dans la mesure où les coachs vont souvent
pêcher quelques concepts à des philosophies plus anciennes :
ainsi la « pleine conscience » directement inspirée de
la méditation bouddhisme et qui se retrouve à toutes les sauces
dans le monde de l'entreprise. Ou encore certains concepts comme
l'injonction stoïcienne à se détacher de tout ce qui ne dépend
pas de nous. Néanmoins, ces emprunts et ces citations de sagesses
plus anciennes sont faits sans s'embarrasser de prendre la
philosophie dans son entièreté et la réduisant à un objectif
limité et, si pas égoïste, au moins très égocentré.
Dans
sa vidéo, Usul parle « d'atomisation de la société »,
le fait que tout le monde a tendance à se replier sur soi-même et
le cadre familial. Cet encouragement à penser de manière de plus en
plus individualiste est certainement un problème. Mais est-ce que la
solution à cette atomisation programmée est-elle seulement du
ressort de la lutte sociale et politique ? Sans nier
l'importance de la politique, je pense que tout ne peut pas être
résolu par la politique. C'est aussi au niveau individuel et
inter-personnel qu'il faut transformer son rapport à autrui :
insuffler dans chaque moment de notre vie un peu plus de fraternité
et de solidarité. Dans la rue, au travail, au cinéma, au café, ici
où là, on peut prendre conscience que les autres sont là et vivent
leur vie. S'entraîner à penser autrement que par rapport à
soi-même, comme si nous étions seuls dans notre petite forteresse.
Combien de fois peut-on se sentir seul au milieu d'une foule de
travailleurs qui rentrent du boulot ? Pourquoi ces gens sont-ils
si étrangers à nous-mêmes ? Pourquoi nous sont-ils si
indifférents ? Et pourquoi leur présence nous agace-t-elle à
ce point ?
Si
les gens étaient plus solidaires et fraternels, s'ils se
considéraient en interdépendance avec les autres et le monde, les
dirigeants de notre société et les groupes d'influences comme les
multinationales auraient beaucoup plus de difficultés à mettre les
travailleurs en concurrence avec les uns avec autres. Et ils auraient
toutes les peines du monde à imposer ce modèle glacial de
l'atomisation de la société.
Frédéric Leblanc,
10 avril 2019
Matt Stuart |
Voir également :
On entend beaucoup parler ces temps-ci de méditation dans les entreprises, des bienfaits de la pleine conscience ou mindfulness dans le management. Mais est-il judicieux de réduire la méditation à une pratique prometteuse en terme d'augmentation de la productivité ?
Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?
- Soûtra des Bénédictions (Mangala Sutta) ainsi que son commentaire.
Matt Stuart |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
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