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dimanche 30 août 2015

Émotions



   Dans l'esprit de nos contemporains, la façon la plus courante de traiter avec les émotions – tant sur un plan ordinaire que thérapeutique – est de croire que plus on exprime une émotion, plus on s'en libère. Si nous sommes coléreux, plus nous exprimons notre colère et plus nous croyons avoir habilement négocié avec cette colère. Pour finir, le réservoir émotionnel est censé tomber en panne sèche.

     Certains, qui ont des problèmes de désir ou d'attachement, s'imaginent que réaliser ses désirs est le meilleur moyen de s'en affranchir. Pour quelqu'un qui n'a aucune idée des enseignements du Dharma, peut-être est-ce en effet la seule solution ; mais du point de vue du Dharma, c'est là une manière vraiment stupide de se conduire, car plus nous exprimons d'émotions, plus il y a d'émotions à exprimer. Plus nous exprimons une émotion particulière, et plus nous renforçons sa tendance à apparaître.


    En s'abandonnant à l'émotion quand elle survient, nous l'amplifions, nous l'embellissons, la développons plutôt que nous ne l'épuisons. Le fait même que les émotions soient vacuité signifie qu'elles sont intarissables. Si l'esprit était quelque chose de solide, tangible, réel, il en découlerait que les émotions le seraient également, que nous pourrions les laisser s'extérioriser jusqu'à ce qu'il n'y en ait plus. Mais l'esprit est par essence vide, et les émotions qui en surgissent le sont également et n'ont donc pas de limite. Elles peuvent être prolongées et développées autant que nous choisissons de le faire, car il n'y a pas de moyen d'épuiser cette émotivité. L'important est de percer à jour la nature de l'esprit afin de comprendre celle de l'émotion, plutôt que de considérer seulement son aspect superficiel.

Kalou Rimpotché, Instructions fondamentales (Introduction au bouddhisme Vajrayana), Albin Michel / Spiritualités vivantes, Paris, 1990.




William Klein, New York, 1954-55.





    C'est une notion vraiment inscrite dans la culture des hommes que les émotions sortent de nous et se manifestent vers l'extérieur. Le mot lui-même « émotion » vient du latin de e(x) – hors de et motio – action de mouvoir, mouvement. Mais cette notion de dedans et dehors est trompeuse dès lors que l'on parle des émotions. Le lama tibétain Kalou Rimpotché nous rappelait judicieusement que les émotions sont d'abord des mouvements dans l'esprit ; et l'esprit ne peut pas être localisé matériellement. On peut avoir la sensation que l'âme se situe dans le corps ; mais l'esprit n'est plus pas à l'intérieur qu'à l'extérieur. Simplement, l'esprit appréhende beaucoup le monde à travers les perceptions du corps ; ce qui fait que le corps est comme un point de vue particulier sur le monde. Mais sa position intrinsèque n'est pas le corps ou dans le corps, car on peut prendre conscience d'un paysage ou penser à un autre lieu.

     Kalou Rimpotché opère une mise en garde importante en ce que cette image fausse d'un contenant de nos émotions à l'intérieur et d'un monde extérieur dans lequel on peut déverser ces émotions conduit à entretenir un rapport singulièrement inefficace avec ses émotions. Quand la colère monte en nous, on a par exemple d'être comme une marmite dans laquelle la pression monte, monte... Il faudrait relâcher cette pression en expulsant cette colère hors de nous. Mais en dehors du fait que cette colère risque de blesser les gens autour de nous et risque aussi d'amener des réponses agressives et représailles futures, cette colère ne s'épuisera absolument pas par cette méthode. C'est seulement le corps qui a déchargé sa tension accumulée ; mais il aurait mieux valu décharger cette tension par un autre moyen que de piquer une crise de colère, par le sport ou l'exercice physique par exemple. La nature de l'esprit étant vide, le fait d'exprimer une émotion n'épuise pas cette émotion, mais crée au contraire une tendance dans l'inconscient (ou conscience base-de-tout pour employer le terme bouddhique) qui fera que la colère réapparaîtra plus facilement à l'avenir. Comme le dit Kalou Rimpotché : « plus nous exprimons d'émotions, plus il y a d'émotions à exprimer. Plus nous exprimons une émotion particulière, et plus nous renforçons sa tendance à apparaître ».


     On ne peut pas épuiser nos émotions comme on laisserait échapper la vapeur contenue dans une marmite à pression, car l'esprit est sans limite, vastitude infinie et que les émotions sont virtuellement inépuisables dans cet esprit infini. Ce qui va apaiser les émotions et faire redescendre la tension due au fait d'être assailli par ces émotions perturbatrices et conflictuelles, c'est in fine de voir que les émotions sont comme des vagues dans l'océan qu'est l'esprit. Ces vagues se résorbent d'elles-mêmes dans cet océan de vacuité qu'est l'esprit. La méditation est le lieu par excellence où on peut reprendre conscience du caractère infini de cet esprit. Dans la vie de tous les jours, on est tout le temps de s'identifier à son petit soi qui est écrit sur notre carte d'identité ou à son corps ou à ses pensées ; mais la conscience dépasse largement ces définitions étriquées de nous-mêmes.






Morgan Maassen, "Caribbean swell energy", Barbades




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