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mardi 14 juin 2022

La méditation comme voie et comme pratique

 

Suite à mon article « Réflexions sur Krishnamurti », on m'a demandé ce que je pensais de la conversation en 1972 entre Krishnamurti et le lama tibétain Chögyam Trungpa (que l'on peut trouver sur YouTube ici). Je ne connaissais pas ce dialogue, qui est surtout un monologue de Krishnamurti, Trungpa n'étant finalement qu'un faire-valoir de cette conversation et ne faisant que valider les intuitions du maître. Quand Trungpa essaye d'opposer quelques objections, il est rapidement et fermement ramené au point de vue de Krishnamurti, totalement imbu de lui-même et de son « génie », prenant d'autorité toute la place disponible.


Je me contenterai dans un premier temps de résumer les opinions de Krishnamurti présentées dans cette vidéo, puis je dirai ce que j'en pense. Krishnamurti commence par remettre en question la valeur de l'expérience personnelle pour trouver la Vérité. « L'expérience personnelle n'a aucune valeur dès lors que la Vérité est en jeu », nous dit-il. Car en fait, cette expérience personnelle repose entièrement sur la « personne », sur le « moi ». Dès lors, toute méditation qui s'inscrit dans un cadre donné (bouddhisme, hindouisme, christianisme) sera forcément une activité qui renforcera le moi et l'illusion d'une expérience personnelle salvatrice : si je pratique la méditation, je vais être près de Dieu, ou alors je vais atteindre le Nirvâna ou la paix de l'âme, etc... Krishnamurti conteste cet enchaînement causal : si je fais des efforts pour atteindre tel ou tel résultat, je m'inscris dans un rapport temporel de l'expérience personnelle, j'essaye d'être une personne, mais le problème est justement d'être une personne, de ne pas mettre fin au « moi ».


Par ailleurs, dans la méditation, nous dit Krishnamurti, on essaye de mettre en ordre le désordre de l'existence. Or on met cet ordre avec une vision préconçue de cet ordre, une vision qui correspond à la conception de notre idéologie spirituelle. Cette vision préconçue s'oppose à la Vérité. Pour Krishnamurti, il faudrait plutôt observer ce désordre sans le juger, sans le catégoriser, le laisser être en dissolvant la dualité entre le « moi » et ce désordre. Une fois libéré de ce « moi » qui juge le désordre et qui s'inscrit dans le temps avec l'aide de la mémoire, on peut connaître l'ordre véritable.


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Répondons donc à ces arguments. L'expérience personnelle n'est pas le lieu de la Vérité ? Mais où le trouver dès lors en-dehors de cette expérience ? En matière de science, la vérité peut être se trouver en-dehors du sujet. Si personne ne connaissait la loi de la gravitation universelle, ce vérité de la gravitation n'en est pas moins vraie. Mais en matière de spiritualité ? La Vérité n'a d'intérêt que parce que vous en faites l'expérience. Alors certes, pour accéder à cette vérité, il faudra vous défaire de l'illusion de la personne, il faudra cesser de voir toute l'expérience de la vie sous l'angle de la personne, sous l'angle de votre ego. Mais c'est dans cette expérience que le cheminement spirituel fera sens. Expérience emprisonnée par l'ego au départ, expérience libérée de l'ego ensuite, mais expérience tout de même ! C'est dans l'expérience que l'on s'enchaîne à la souffrance et aux tourments, c'est dans l'existence que l'on peut espérer être sauvé de tout cela, se libérer des entraves de l'existence. S'il y a un salut, mais que ce salut est en-dehors de vous, à quoi bon ?


Ensuite, je ne suis pas d'accord avec Krishnamurti quand il nous explique que l'expérience personnelle, c'est le « moi », que ce « moi » est l'essence de toute expérience. Il y a d'abord l'expérience subjective ici et maintenant que l'on fait à chaque instant, c'est expérience subjective suppose un instant de conscience, mais ne suppose nécessairement un « sujet » existant de manière absolue, une « personne » clairement distincte du monde. Il y a simplement la conscience d'être là, de faire telle ou telle chose ou de ne rien faire, et cela ne suppose pas un ego permanent et séparé du monde. C'est après que vient la création du « moi », reliant tous ces moments d'expérience subjective, passés, présents et à venir, le mental crée cette fiction qu'est « l'ego », le « moi », le « sujet », la « personne ». Appelez cela comme vous voudrez.


Reliant tous ces moments, le mental cherche à extraire une identité durable, une « personne » qui s'exprimera en « je » et qui correspondra plus ou moins bien à tous ces instants de conscience qui se succèdent plus ou moins chaotiquement dans le cours de l'existence. Du point de vue bouddhiste, le problème n'est pas que vous ayez cette idée du « moi », de votre personne, mais que vous vous identifiez totalement à ce personnage fictif et que vous ne soyez plus capable de relativiser tout ce qui arrive ensuite à ce personnage. Ce n'est pas un problème d'imaginer le personnage d'Harry Potter ; par contre, c'est un problème de croire que Harry Potter est réel ! Pareillement, votre « moi » n'a pas d'existence absolue. Si vous voyez son caractère relatif, impermanent et fluctuant, alors vous pouvez être libre de lui. Si, par contre, le « moi » s'impose à vous, vous allez tomber dans toutes sortes de problèmes.


Ce qui est important, c'est de bien de comprendre cette notion de deux vérités : la vérité relative et la vérité ultime. Selon la vérité ultime, la vérité ne peut pas s'approcher par palier ou par étapes. Il n'y a pas d'effort ou de pratique qui conduise à elle. Sur ce point, Krishnamurti a raison. Mais le problème est qu'il y a aussi la vérité relative (et Krishnamurti l'oublie). Cette vérité relative peut sembler dérisoire face à la vérité ultime, tout au plus une illusion, un masque, un voile qui empêche la contemplation de ce qui est réellement. Ceci étant dit, la vérité relative contient toute notre expérience personnelle du monde, toute notre vie, toute notre existence ! Du point de vue subjectif, non seulement ce n'est pas rien, mais c'est même tout ce que l'on expérimente !


Le problème est qu'il intellectualise trop les choses. Du point d'une métaphysique profonde, on peut ne vouloir qu'envisager la vérité ultime, la Vérité avec un grand « V ». Mais ce faisant, on oublie la vie, le cours de l'existence, tous les phénomènes que l'on expérimente au quotidien et qui s'accommodent mal de toutes les catégories subtiles de la métaphysique ! La vie, le cours de l'existence, c'est tout cela la « vérité relative » ! Il ne faut pas se contenter de penser le spirituel, il faut surtout le vivre ! C'est dans ce vécu intime que se trouve le véritable spirituel, pas dans de grandes idées ou de grandes pensées, si lumineuses soient-elles !


S'il n'y pas de pratique, pas de voie, pas de palier dans la vérité ultime, du point de vue de la vérité relative par contre, il y a bien des choses à faire, des idées à réfléchir, un cheminement à accomplir et la méditation à pratiquer. En réalité, il faut se mettre dans les bonnes conditions et les bonnes attitudes d'esprit pour voir le réel tel qu'il est. Dans la vérité relative, il y a des paliers à franchir pour laisser l'Eveil illuminer nos jours. Cela ne vient pas d'un coup, cela vient lentement, lentement, lentement....


Dans le bouddhisme, on parle de shamatha et de vipashyanā. Shamatha est l'apaisement de l'esprit, vipashyanā est la vision profonde. La métaphore que l'on donne souvent pour expliquer cela, c'est de voir à travers de l'eau boueuse. Cela n'est pas possible : l'eau trouble empêche la vision à travers elle. Mais laissez l'eau au repos, sans l'agiter, sans la troubler et faites preuve de patience, la boue finira par se déposer lentement au fond de son contenant et vous pourrez voir à travers elle. La vérité ultime est toujours là, certes. Mais vous n'êtes pas nécessairement dans les conditions favorables pour la voir. En journée, le soleil est toujours là, mais si des nuages noirs cachent le soleil, vous ne le verrez pas. Pareillement pour la vérité ultime, vous pouvez y réfléchir et tenter de la conceptualiser, mais voir la vérité ultime est une autre affaire si l'agitation dans votre corps et votre esprit vient obscurcir votre existence.


Je vous invite à ne jamais sous-estimer l'importance de shamatha et de vipashyanā et d'y revenir encore et encore, même si vous avez l'impression de cotoyer l'absolu. Faites très attention parce que le cheminement spirituel vous donnera parfois l'impression de tutoyer la vérité ultime. Pourtant, un moment, vous contemplez la non-dualité de l'existence, vous êtes à la cime de l'expérience mystique, le moment d'après vous vous débattez dans les difficultés de l'existence. Revenez encore et encore à shamatha et à vipashyanā.


Dans la conversation, Chögyam Trungpa explique (dans une de ses rares interventions) que : « méditer au sens extraordinaire, c'est voir le désordre comme une partie de la direction, de la Voie ». Krishnamurti réplique : « Il faut d'abord voir le désordre sans le juger pour qu'il devienne de lui-même de l'ordre ». Trungpa fait référence au mahāmudrā et au dzogchen ainsi qu'à toutes les pratiques tantriques soutenues intellectuellement et philosophiquement par ces approches supérieures de la méditation dans le bouddhisme tibétain. Dans le dzogchen, la « grande perfection », on observe simplement ce qui est pour que tout le désordre de l'existence se libère de soi-même. On parle d'auto-libération.


Je ne conteste pas cette approche : il peut être intéressant de changer de point de vue sur le désordre, le trouble, l'agitation. Au lieu de chercher à tout apaiser, voir ce chaos comme faisant partie du Dharma, de le voir comme une matière qui peut enrichir notre expérience spirituelle comme du compost qui aide à faire pousser la fleur. Mais par contre, mon conseil est de ne pas oublier shamatha et vipashyanā sous prétexte que ce serait des méditations « inférieures ». Après avoir pratiqué le dzogchen ou le mahāmudrā, revenez à une pratique plus humble, plus « ordinaire » de la méditation comme l'attention au va-et-vient de la respiration. Si, par moment, voir le désordre comme une partie de la Voie peut être enrichissant, ne voir que le désordre et se complaire dedans sous prétexte de liberté spirituelle ne peut être qu'une source de confusion et de désarroi.


Pratiquer la Voie du Bouddha suppose pratiquer la conduite éthique, la concentration méditative et la sagesse. Cela demande un effort long et prolongé dans l'existence toute entière, mais ce n'est pas une contrainte ou une façon de se compliquer la vie comme le suggère Krishnamurti, c'est une aide précieuse pour apaiser nos problèmes existentiels, et pour progressivement se préparer à voir le réel tel qu'il est. Mon conseil est de vous inviter à cheminer dans ce Dharma plutôt que vous égarer dans des pays sans chemin.



Frédéric Leblanc

le 14 juin 2022












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