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dimanche 17 mai 2020

Peu doué pour la sagesse





- Mais ce qu'il y a de grand, ce qu'il y a d'exceptionnel convient peut-être à d'autres, à Socrate et aux individualités de sa trempe. Pourquoi donc si nous sommes aptes par nature à de telles prouesses, tous les hommes ou la plupart des hommes ne leur ressemblent-ils pas ?


- Est-ce que tous les chevaux sont rapides ? Ou tous les chiens habiles à suivre une piste ? Non ! Mais après ? Parce que je ne suis pas bien doué, devrai-je pour cela renoncer à faire de mon mieux ? À Dieu ne plaise ! Moi, Epictète, je ne serai pas meilleur que Socrate, mais même si je n'arrive pas à son niveau, je m'en contente. Je ne serai pas non plus Milon, mais je ne néglige pas pour autant de mon corps, ni Crésus, et pourtant je ne me désintéresse pas de ma fortune. En un mot, il n'est aucune autre chose dont nous ne renoncions à prendre soin sous prétexte que nous désespérions d'atteindre le plus haut niveau dans ce domaine.


Épictète, Entretiens, Livre I, chapitre II.





jeudi 7 mai 2020

Empathie et compassion





La semaine passée, sur les réseaux sociaux, lors d'un débat sur l'empathie, un ami a eu la gentillesse de partager un de mes articles : « L'empathie est-elle une calamité ? » . Une intervenante a réagi à mon article en affirmant : « C’est quand même déroutant cette automatisme d’utiliser empathie à la place de compassion ou au préalable de la compassion ». Je voudrais réagir à cela.


Pour moi, non, l'empathie n'est pas la même chose que la compassion même si beaucoup assimilent les deux notions, un peu trop vite à mon goût. Par contre, je pense effectivement que l'empathie est une condition préalable à la compassion. C'est une condition qui favorise son apparition, mais peut-être pas non plus une condition absolument nécessaire. S'il n'y avait pas l'empathie, peut-être que la compassion serait encore possible, même s'il y a peu de chance qu'elle puisse se répandre dans une population qui serait complètement privée d'empathie.


Tout d'abord, définissons ces deux termes : empathie et compassion. L'empathie est la capacité de se mettre à la place des autres. Très grossièrement, on peut voir deux types d'empathie : 1°) une empathie affective où, intuitivement, on peut comprendre ce que perçoit l'autre, parfois en se mettant à sa place et en éprouvant ce qu'il éprouve, 2°) une empathie cognitive où on utilise la réflexion pour comprendre ce que l'autre ressent. Pour moi, l'empathie est une disposition mentale pré-morale. Qu'est-ce que j'entends par là ? Simplement le fait que l'empathie nous prédispose à être attentif aux autres et donc à veiller à leur bien-être, mais ce n'est pas non plus une disposition complètement morale, car l'empathie peut être utilisée à des fins qui ne sont pas morales.


Prenons un tueur à gage ou un chasseur : avec l'empathie cognitive, ce sombre individu peut se mettre à la place de sa victime et anticiper l'endroit où il sera le plus facile de l'abattre. Une personne manipulatrice peut utiliser une certaine forme d'empathie pour séduire et manipuler une autre personne : comprendre où sont ses faiblesses, ses manques, ses fragilités pour pouvoir mieux faire pression sur cette personne et l'exploiter à sa guise.


Donc l'empathie n'est pas nécessairement morale : elle peut être utilisée à mauvais escient, et elle peut nous tromper de temps en temps. Par exemple quand l'empathie nous met dans la situation d'éprouver la détresse d'un alcoolique en manque d'alcool et à qui on va donner de l'alcool pour combler la détresse du moment présent, ce qui n'est pas très sage vu que donner de l'alcool ne lui sera pas une aide très propice. Néanmoins, malgré ces usages déviants ou erronés de l'empathie, on peut dire que l'empathie nous prédispose à des comportements moraux d'entraide et de solidarité, ce qui est précieux dans une société. La balance bénéfice/risque de l'empathie me semble très en faveur de l'empathie. Rien d'ailleurs que la sagesse ne puisse corriger.


Et un des avantages majeurs de l'empathie, c'est de nous aider à percevoir et comprendre la souffrance des autres. Et parfois on perçoit la tristesse ou le désespoir des autres comme si c'était NOTRE tristesse et NOTRE désespoir. Et comme on ne veut pas souffrir nous-mêmes, l'empathie devient comme un moteur pour développer la compassion. La compassion est définie comme le souhait ardent de voir une personne libérée de la souffrance qui l'accable ainsi que des causes de cette souffrance. Souhaiter l'absence de souffrance ne suffit pas parce qu'on peut ne pas souffrir maintenant, mais travailler activement à son malheur : pour prendre un exemple simple, une personne qui fume des cigarettes ne souffre peut-être pas aujourd'hui, elle apprécie peut-être sincèrement inhaler la fumée d'une cigarette, mais elle contribue maintenant à un cancer futur. Il faut souhaiter pas seulement l'absence de souffrance, mais le fait de mettre en place les causes et les conditions d'une absence durable de souffrance. Ces causes et conditions sont résumées par la Bouddha de la façon suivante : éviter de faire le mal, contribue au bien et développer la sagesse.


Par ailleurs, dans le bouddhisme, une compassion simple devient une compassion incommensurable ou compassion illimitée si cette compassion se tourne vers l'ensemble des êtres sensibles dans l'univers, si elle est inconditionnelle, impartiale et si son essence de vouloir éteindre toutes les souffrances de ces êtres de manière définitive. C'est un exercice spirituel fondamental dans le bouddhisme que de développer et d'étendre le rayon de cette compassion encore et encore.


La compassion est donc quelque chose de beaucoup plus vaste que l'empathie, et elle ne se produit pas nécessairement en dépendance de cette empathie. Imaginez que vous preniez l'avion et que la personne assise à vos côtés souffrent sévèrement de phobie concernant les vols d'avion. Vous, vous n'avez aucune peur ou aucune inquiétude prenant l'avion. Vous ne ressentez absolument pas ce que cette personne ressent ; pourtant, vous êtes capable d'éprouver de la compassion à son endroit. Vous souhaitez qu'elle ne ressente pas cette peur et vous essayez de lui adresser quelques paroles de réconfort : tout va bien se passer, l'avion est un moyen sûr de voyager, etc...


L'empathie est un outil au service de la compassion : elle vous aide à reconnaître qu'une personne souffre, et la compassion prend alors le relais en souhaitant que cette souffrance cesse. Si vous n'aviez aucune empathie, vous passeriez à côté des gens sans jamais voir ou comprendre que ces personnes souffrent. Ce ne serait pas par méchanceté, mais ce serait perçu par les autres comme une indifférence ou de la condescendance. Donc, dans les grandes lignes, l'empathie est effectivement un préalable à la compassion. Dans l'Histoire naturelle de l'évolution des êtres humains, je pense que l'empathie a été première, une évolution biologique que l'on partage avec beaucoup d'animaux eux aussi capables d'empathie, et la compassion est venu ensuite comme une évolution de notre morale.


Maintenant, on pourrait se poser la question : est-ce qu'il en est nécessairement ainsi ? L'empathie est-elle un passage obligé ? Imaginons un être à l'apparence humaine et dotée par des scientifiques d'une intelligence artificielle. Appelons cet être « Dolorès ». Dolorès ressemble en tout point à une jeune femme, elle bouge, elle parle, elle manipule des objets et peut observer le monde, mais elle n'est pas humaine. Les concepteurs de Dolorès n'ont pas jugé bon de la doter de faculté d'empathie, mais elle est capable de produire des raisonnements complexes comme un être humain, voire peut-être plus développés qu'un être humain. Dolorès va-t-elle pouvoir développer une capacité de compassion par elle-même, par sa propre réflexion ? Elle va peut-être constater que les humains décrivent la souffrance comme un problème, et Dolorès va peut-être estimer que c'est son devoir moral de résoudre les problèmes des humains. Dolorès va dès lors inventer la compassion pour résoudre les problèmes de souffrance des humains. Peut-être. Ou peut-être pas. Elle sera peut-être éternellement incapable de voir la souffrance comme un problème et ne souciera jamais de ce que ressentent les humains... Ou peut-être que la faculté de raisonnement de Dolorès la mènera à considérer l'humanité comme le principal problème à éliminer...


On peut se poser la question. Mais nous qui sommes des êtres humains, l'empathie fait partie de notre nature. Ce n'est pas un outil parfait certes, mais nous sommes plein d'imperfections... L'empathie est pour une grande part une bonne chose, mais elle devient une meilleure chose si celle-ci se développe avec la compassion et la sagesse. Elle peut alors s'étendre plus facilement aux inconnus, aux étrangers ou aux autres espèces animales, et elle est moins susceptible de nous tromper.




mardi 5 mai 2020

Une certaine obsolescence des relations humaines




« Le coronavirus, au contraire, devrait avoir pour principal résultat d'accélérer certaines mutations en cours depuis pas mal d'années. L'ensemble des évolutions technologiques, qu'elles soient mineures – les vidéos à la demande, le paiement sans contact – ou majeures – le télétravail, les achats par internet, les réseaux sociaux – ont eu pour principale conséquence, pour principal objectif, de diminuer les contacts matériels et surtout humains. L'épidémie de coronavirus offre une magnifique raison d'être à cette tendance lourde, une certaine obsolescence qui semblent frapper les relations humaines ».


Michel Houellebecq dans une tribune intitulée dans « En un peu pire. Réponse à quelques amis » (lue sur France Inter, le 4 mai 2020).







Peter Stewart - Yellow Passages (Hong-Kong, Kennedy Town)







Je ne suis pas un fan de Michel Houellebecq, je n'ai lu aucun de ses romans. Je sais que c'est un écrivain encensé et adulé, mais j'avoue que ses livres ne m'ont jamais attiré. À tort peut-être. Il est souvent décrit comme l'écrivain majeur de notre temps. Je ne sais donc pas si ses livres manquent à ma culture, ou si je fais bien de m'en passer. Toujours est-il que je suis tombé sur cette lettre de Houellebecq lue à France Inter où il tempère quelque peu l'enthousiasme de ses collègues écrivains. Non, il n'y aura pas un monde « d'après » le coronavirus, juste le même monde un peu en pire.


Ce qui m'intéresse le plus dans cette lettre, c'est justement le passage que j'ai cité plus haut. Cette idée que le monde dérive toujours un peu plus vers la distanciation sociale me parle. Et cela a commencé bien avant le coronavirus. Les réseaux sociaux ont remplacé la vie sociale, les centres historiques se désertent de ses habitants au profit des grands centres commerciaux, quand ce n'est pas au profit désormais d'Amazon et de ses livraisons impersonnelles que bientôt une armée de drones accomplira. Ces drones auront aussi bientôt remplacé nos oiseaux dans le ciel. Plus question aujourd'hui de rencontrer une charmante personne dans une fête ou un bistrot, les applications de rencontre sont là en façade pour assouvir nos désirs de la proximité momentanée d'un autre corps, mais surtout pour garder nos distances la majeure partie du temps.


Au début de la crise du coronavirus, on ne parlait pas encore de distanciation sociale. On n'employait que l'expression anglaise « social distancing ». Ce terme m'a beaucoup dérangé, pas parce qu'il me dérangeait de faire barrière au virus, mais parce qu'il sonnait trop comme un mot d'ordre de la Start-Up Nation. Un mot d'ordre qui s'insérait trop bien dans une mentalité pré-existante d'atomisations des individus, qui n'attendait qu'une crise pour faire son chemin dans les cerveaux et s'imposer un peu plus dans les attitudes et les mentalités.


Vers où ira le monde ? Je ne peux pas le dire. Vers quelque chose d'un peu pire ? Ou de beaucoup pire ? Vers moins de chaleur humaine, certainement. Et c'est à cela qu'il faut résister. Et mettre toute notre joie et notre humanité dans la bataille. Le côté dépressif de Houellebecq qui contemple désabusé un monde décadent n'est franchement pas ma tasse de thé. Il faut résister à cette marche du monde qui voudrait faire de nous des machines et nous mettre comme dans des petites cases. Il faut plus de bienveillance, plus de camaraderie, plus de solidarité et plus d'amitié. Un apéro-skype n'est pas un apéro. Un fil d'actualité n'est pas une fête. J'aime la solitude, mais j'apprécie aussi la compagnie. Faites en sorte que votre compagnie soit agréable. Faites-en sorte que le monde soit un peu meilleur chaque jour. On ne peut pas se penser séparément du monde sans aller vers la catastrophe. Pensons alors à être solidaire et fraternel, pas « après », mais maintenant et à tout moment de notre vie.



Frédéric Leblanc, 
le 5 mai 2020.