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samedi 20 juin 2020

Ces trois choses



Le corps, aussi impermanent que la brume printanière ;

L'esprit, aussi immatériel que le ciel vide ;

Les pensées, aussi évanescentes que la brise qui passe :

À ces trois choses songe continûment.


Godrakpa Sonam Gyaltsen

(né selon les sources en 1170 ou 1182 dans la région de Tingri au Tibet, mort en 1249 ou 1261)






Georges Souche, Saint-Saturnin en Terrasses Du Larzac et vallée de l'Hérault.







Nous avons tendance à figer la réalité des choses comme le froid fige l'eau en glace. Pourtant, la réalité est beaucoup plus fluide et évanescente que ce qu'on veut bien croire. C'est pourquoi le lama tibétain Godrakpa conseillait ces trois choses : voir notre corps physique comme un brouillard dont la présence semble très tangible et compacte, mais qui se dissipe très rapidement avec les lueurs du soleil, voir l'esprit comme l'immensité du ciel et non comme ce processus d'identification à notre nom, notre personne, notre maison, notre métier et les quelques événements qui jalonnent notre vie, voir enfin les pensées et tous les états d'esprit comme le vent qui pousse les nuages dans l'immensité du ciel, vent qui ne fait que passer sans s'arrêter à notre position.



Ne faites pas cela une seule fois, mais imprégnez-vous de ces trois choses le plus souvent possible. Nos processus d'identification sont puissants et ancrés dans notre être et nos réactions, le progrès spirituel, lui, vient lentement, lentement, lentement. Il faut élargir sa vision encore et encore, pour ne plus dépendre de cette identification à des choses très limitées dans le temps et l'espace. Vous avez un corps, un nom, une personnalité, une position sociale plus ou moins haute, une fortune plus ou moins grosse et une vie sociale qui vous définit aux yeux des autres. C'est vrai, mais vous n'êtes pas que cela. Vous êtes aussi l'ouverture à cette immensité sans même qu'il soit nécessaire d'ouvrir quoi que ce soit, et votre corps est en relation avec le cosmos tout entier. C'est pourquoi il est nécessaire de se rappeler encore et encore de ces trois choses.





vendredi 19 juin 2020

L'utilité de la philosophie


Je suis tombé récemment sur un article sur la philosophe Adèle Van Reeth pour la sortie de son nouveau bouquin. Dans cette interview, elle se prononce assez clairement sur l'inutilité de la philosophie : « La vie ordinaire est une vie d’hypocrite. On fait comme si c’était “déjà ça” de vivre “tranquillement”, comme si on ne voulait pas d’aventure. Comme s’il suffisait de se la couler douce dans les plis du laisser être pour atteindre la tranquillité tant recherchée. Sauf que la plupart du temps, on n’y arrive pas ». Selon elle, la philosophie ne sert à rien, surtout pas à mieux vivre sa vie.



C'est en fait une position assez banale dans les facultés de philosophie, presque un lieu commun : la philosophie n'est pas là pour servir à quelque chose, et c'est précisément dans cette gratuité de la philosophie que s'y trouve sa beauté et son intérêt. Cette position m'a toujours laissé extrêmement sceptique. Si la philosophie ne sert à rien, pourquoi alors l’État finance-t-il des départements de philosophie dans les universités ? Pourquoi paie-t-on des professeurs pour enseigner la philosophie ? Pourquoi les étudiants perdent-ils des heures et des heures à étudier cette philosophie ? Pourquoi organise-t-on des colloques de philosophie avec l'argent du contribuable ?



Pour moi, la philosophie sert à quelque chose : essentiellement à développer sa sagesse afin d'avoir une vie plus heureuse. En tant que philosophe eudémoniste, trouver le bonheur est pour moi le but principal qui devrait occuper notre esprit. Ce n'est pas le seul toutefois : la philosophie cherche la vérité et s'interroge sur les obstacles qui nous empêchent d'accéder à la vérité ainsi que sur nos croyances fausses qui nous font prendre une idée fausse ou une idée trop grossière comme étant la vérité. Du coup, la philosophie devrait avoir pour fonction de nous encourager à développer notre esprit critique. La philosophie peut aussi nous amener à cultiver notre sens de la beauté et à rendre notre existence plus belle. Ce ne sont que quelques unes des fonctions de la philosophie ; on pourrait évoquer le fait de contribuer à une société plus juste, le fait de clarifier certaines questions ou le fait de mettre un peu de sens dans notre existence, mais je ne compte pas ici être exhaustif dans la liste des choses pour lesquelles la philosophie peut s'avérer utile.



Adèle Van Reeth nous dit que, la plupart du temps, on échoue à « se la couler douce dans les plis du laisser être pour atteindre la tranquillité tant recherchée ». C'est parfaitement vrai : malgré tous nos efforts, nous ne parvenons pas à trouver la sérénité et la paix de l'âme. Mais ce n'est pas une raison pour abandonner ces efforts. Il faut dépasser ce modèle de la philosophie où il y aurait une marche à suivre comme un mode d'emploi qui nous permettrait d'atteindre « l'ataraxie » avec deux ou trois exercices de pensée du premier coup.



Vous avez peut-être entendu l'argument d’Épicure pour ne plus avoir peur de la mort : « Si vous êtes vivant, c'est que vous n'êtes pas encore mort. Si vous êtes mort, c'est que vous n'êtes plus là pour craindre la mort ». Le raisonnement est élégant, mais il n'est pas suffisant pour dissiper toute angoisse. Vous avez peut-être aussi entendu les arguments des stoïciens pour distinguer ce qui dépend de vous (votre volonté) et ce qui ne dépend pas de vous (les événements de la vie), et l'idée qu'il faut rester imperturbable face aux calamités qui vous accablent puisque celles-ci ne dépendent pas de vous. Là encore l'argumentation est éloquente, mais ces quelques raisonnements ne vous éviteront pas l'anxiété et l'angoisse.



En fait, le laisser-être ne vient qu'avec un long chemin spirituel où la philosophie doit s'incarner dans la vie de tous les jours. Et cela vient lentement, lentement, lentement. Il ne faut pas s'attendre à devenir du jour au lendemain un être imperturbable et d'une sérénité à toute épreuve. Parfois, nous sommes sensibles même à de très petites choses qui viennent perturber notre tranquillité. Adèle Van Reeth explique : « Ces sons en apparence anodins du bercement du lave-vaisselle, le vrombissement du frigo, le bruit d’une cuillère contre la tasse, par moments vont être lestés et chargés d’une grande violence. Soudain, ce bruit familier va avoir quelque chose d’absolument insolent par son caractère répétitif et va provoquer en nous un malaise qui nous donnera l’envie de nous échapper sur une autre planète ». Et c'est vrai, parfois la philosophie, c'est simplement apprendre à vivre plus sereinement le vrombissement du frigo ou le tic-tac d'une horloge. Il ne s'agit pas de faire l'impasse sur nos faiblesses ou nos fragilités. Il s'agit de mieux vivre avec ces faiblesses et ces fragilités.



La philosophie a au moins cette utilité-là. Cela me paraît très contestable de le nier au prétexte que l'on ne répondrait pas parfaitement aux critères d'un Sage de l'Antiquité imperturbable en toutes circonstances. En fait, il me semble que nier l'utilité de la philosophie est d'abord une attitude bourgeoise de celui qui a le loisir d'alimenter sa conversation de bons mots seulement pour briller en société. Un philosophe devrait se demander toujours en quoi il peut améliorer les choses et être utile aux autres et à la société.




Frédéric Leblanc, 

le 15 juin 2020.











Aaron Joel Santos en Sicile









Voir aussi : 


- Une cure d'extraordinaire


- Un bien véritable


- Méditer sur ce qui procure le bonheur


Joie 


- Le bonheur est-il une compétence ? 


- L'idéal du bonheur








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