En attendant le bus
Qui
n'a pas connu la frustration très agaçante d'attendre un bus ou un
train qui ne venait pas ? L'attente pénible nous plonge souvent
dans l'irritation et l'énervement, elle nous remplit de pensées
noires. A fortiori, quand les conditions climatiques sont
dures, par temps de grand froid ou de pluie battante. Cela m'est
arrivé souvent, mais une fois en particulier que j'attendais à
Liège un bus dont l'attente s'éternisait, j'ai eu la chance d'avoir
un livre avec moi, et pas n'importe quel livre, le
Bodhisattvacharyāvatāra
(L'entrée
dans la conduite des bodhisattvas) de
Shāntideva1.
Et dans ce livre, dans le chapitre VI sur la patience, Shāntideva
donne ce conseil précieux :
« Il
n'est rien qui, par l'accoutumance,
Ne
devienne aisé.
Ainsi,
en vous familiarisant avec de moindres maux ,
Apprenez
à en supporter de grands.
N'a-t-on
pas vu cela pour des douleurs moindres
Comme
les piqûres de serpents et de taons,
Les
sensations de faim et de soif
Et
autres démangeaisons ?
Je
ne serai pas impatient
Avec
la chaleur, le froid, la pluie, le vent,
La
maladie, l'emprisonnement et les coups,
Sinon
le mal augmentera ».
L'idéal
de patience doit nous conduire à supporter sans broncher les pires
des maux, les pires des tortures, les pires des humiliations, mais en
général, on n'en est pas capable du tout. On ne supporte même pas
une piqûre de moustique ! En fait, l'entraînement à la
patience doit être quelque chose de progressif. Supporter patiemment
d'abord les plus petits maux pour endurer de plus grands ensuite. Et
j'ai pensé à ce moment-là qu'attendre un bus sans s'énerver était
un de ces exercices de base pour développer la perfection de
patience des bodhisattvas !
Attendre
le bus ou le train est devenu pour moi une sorte de méditation.
Savoir gérer sa frustration de cette arrivée du train ou de bus qui
se postpose sans cesse est un premier pas pour cultiver la patience
envers des affronts et des agressions beaucoup plus graves. Savoir
attendre un bus peut sembler un sujet risible au regard de
préoccupations morales beaucoup plus élevées. Mais bon, si on
n'est pas capable de patienter à l'arrêt de bus sans ruminer sa
colère, on risquera de ne pas être un modèle de non-violence quand
on nous frappera ou qu'on nous jettera en prison ! C'est dans
les petites choses qu'on trouve les meilleurs entraînements !
Tout
d'abord, dans ces occasions, il est bon de se rappeler l'impermanence
fondamentale des phénomènes. L'attente ne va pas durer
éternellement. Cela peut être cinq minutes, dix minutes, un quart
d'heure, une demi-heure, une heure, voire deux heures dans les cas
les plus longs. Mais ce temps finit toujours par passer. Se remémorer
l'impermanence est essentiel pour dissiper ce sentiment frustrant et
pénible que l'attente s'éternise.
On
peut répandre le sentiment d'amour bienveillant autour de soi. En
attendant le bus ou le train, avez-vous déjà souhaité que les
inconnus qui attendent avec vous le bus ou le train soient heureux et
connaissent les causes du bonheur ? (Les causes du bonheur sont
les actes positifs et les actes de sagesse, produits par le corps, la
parole et l'esprit, qui amènent du bien-être autour du soi et qui
construisent notre propre bonheur en retour au fil du temps). Si vous
n'avez rien à faire, pourquoi ne pas disposer de ce temps libre pour
avoir une pensée bienveillante envers ces inconnus que, peut-être,
vous en reverrez jamais dans votre vie, mais qui ont tout autant
envie que vous d'expérimenter une longue suite de moments de
bonheur. Même si vous ne les connaissez pas, et même si certains
d'entre eux peuvent vous être désagréables avec leur mine
patibulaire, pourquoi ne pas engendrer des souhaits bienveillants à
leur égard ? Cela vaut mieux en tous cas de râler, de ruminer
votre ressentiment et de pester contre tous ces gens qui envahissent
votre espace de vie !
En
attendant le bus ou le train, vous pouvez aussi développer un
sentiment de compassion à l'égard de ces inconnus. Vous pouvez
émettre cette pensée à leur égard : « Que tous ces
êtres soient libérés de la souffrance et des causes de la
souffrance ». On ne souhaite pas seulement que les souffrances
de tout type, de toute ampleur, mais aussi que les causes qui
engendrent dans un avenir proche ou lointain de la souffrance ne se
produisent plus dans le comportement des gens. Ces causes de la
souffrance sont tous les obscurcissements de l'esprit qui attachent
l'individu à l'existence ainsi que tous les actes négatifs du
corps, de la parole et de l'esprit qui créent de la douleur et du
mal-être autour de soi. Tous ces inconnus qui attendent dans la rue
ou sur le quai connaissent des difficultés, des moments d'angoisse,
des épreuves et des tourments que vous-mêmes ne connaissez pas. Il
est bon de leur souhaiter qu'ils soient délivrés de toutes ces
douleurs, quelles qu'elles soient.
Et
cela ne doit pas seulement se limiter aux gens qui attendent avec
vous. On peut aussi propager ce sentiment d'amour bienveillant et de
compassion envers les gens qui conduisent les voitures dans la rue,
aux habitations tout autour de vous, à la ville toute entière,
voire encore beaucoup plus loin. On ne devrait pas avoir de
sensations de limite quand on répand l'amour bienveillant autour de
soi. Le monde entier peut être l'objet de la bienveillance et de la
compassion, même si on part de notre petite situation personnelle,
dans une rue, sur un quai quelque part sur la Terre !
En
attendant le bus ou la train, on peut aussi répandre autour de soi
le sentiment de joie sacrée. Cette joie sacrée et bienveillante
consiste à se réjouir de tout ce qui est positif autour de soi, de
toutes les qualités et de toutes les actions positives des gens. On
peut se réjouir de la beauté et de l'élégance d'une personne à
côté de nous au lieu de la jalouser, on peut se réjouir de leur
stature athlétique, on peut a fortiori se réjouir des gens qui
viennent en aide à leur prochain, comme d'aider une vieille personne
à traverser ou une mère avec son landau. On peut simplement se
réjouir de la présence des autres. On peut se réjouir de ce que
chaque être a en lui un potentiel d’Éveil qu'on appelle la
« nature-de-Bouddha ». On peut enfin se réjouir que, là
maintenant à cet endroit précis, en attendant le bus, le train ou
la rame de métro, on peut mettre en pratique ces activités de
transformation de l'esprit pour le bien et le profit des êtres.
En
attendant le bus ou le train, on peut également répandre
l'équanimité tout autour de soi. Attendre le bus ou le train peut
être une activité pénible et ennuyeuse. L'équanimité nous permet
de vivre ce monde de la même manière égale que si nous vivions un
moment plus divertissant. L'équanimité permet de vivre plus en paix
les événements, et c'est un sentiment que l'on peut souhaiter à
tout le monde, aux gens qui attendent avec nous, aux gens dans les
rues et les véhicules qui passent, à l'ensemble des êtres.
*****
Voilà,
si, en pratiquant ces quatre qualités incommensurables, votre train,
votre tram, votre bus, votre rame de métro n'est toujours pas
arrivé, vous pouvez avec votre profit méditer sur les trois portes
de la sagesse que sont la vacuité, l'absence de caractéristiques et
l'absence de souhait.
Méditer
la vacuité que vous fera reprendre conscience que le bus n'a pas la
consistance réelle que vous voulez bien lui donner. Bien sûr, il
semble lourd, massif et pourrait vous écraser sans problème s'il
vous passait sur le corps ! Mais c'est que vous-même avez un
corps illusoire qui subirait dans ce cas des dommages illusoires et
qui connaîtraient des blessures illusoires ou une mort illusoire !
L'attente elle-même n'est que la succession illusoire de secondes et
de minutes illusoire. Quand vous vous laissez imprégner de cette
vacuité, vous vous rendez compte que c'est cette crispation sur le
moment présent de l'attente qui rend l'attente longue, ennuyeuse,
interminable et pénible. C'est cette crispation qui donne à
l'attente sa réalité si pesante. Une fois que l'on prend conscience
de l'irréalité de ce moment, on peut lâcher prise, ne plus prendre
cette attente trop sérieux et laisser une certaine légèreté nous
gagner. On peut s'amuser à observer la clarté des apparences.
Méditer
sur l'absence de caractéristiques revient d'abord à prendre
conscience à quel point le mental passe énormément de temps à
étiqueter tout ce qui nous arrive dans l'existence. L'attente est
ennuyeuse, le bus ou le train n'est toujours pas là, l'attente
devient même insupportable. Il est dix heures huit, il reste dix
minutes, il est dix heures neuf, il reste neuf minutes, il est dix
heures dix, il reste 8 minutes, il est dix heures dix minutes et
vingt secondes et il reste.... Toutes cette activité du mental à
qualifier et caractériser les choses nous enchaînent à la réalité
relative du moment. Dans la réalité absolue, plus aucun concept
n'est de mise. Le réel tel qu'il est échappe aux concepts et aux
caractéristiques que le mental essaye de plaquer sur lui. Méditer
sur l'absence de caractéristiques permet de se libérer de cette
tendance à accrocher toutes sortes de concepts et de jugement par
rapport à la réalité vécue. Cela permet in
fine
de libérer l'esprit de ce carcan conceptuel.
Enfin
méditer sur l'absence de souhaits est justement ne pas attendre que
des choses bonnes et désirées arrivent (le bus en l'occurrence).
C'est savoir apprécier l'instant présent tel qu'il advient, en
laissant de côté toute frustration. Que le bus arrive ou n'arrive
pas, vous serez heureux. Équanimité et absence de souhaits sont
proches, mais doivent être nuancés : l'équanimité est la
qualité qui vient apaiser la frustration et l'agacement de ce que le
bus n'arrive pas. On voulait que le bus arrive, mais on se fait une
raison et on apprend à faire avec cette situation. L'absence de
souhait, elle, devance la frustration et l'agacement : dans
l'absence de souhait, on se détache du désir qui crée cette
attente du bus. On n'a même plus à apaiser une frustration qui ne
vient pas. Inconsciemment, on est toujours poussé à souhaiter que
le bus arrive, comme les bonnes choses de l'existence ; mais la
sagesse de l'absence de souhaits aide à se délivrer de cette
propension inconsciente à engendrer des désirs et des envies sur
toutes choses et qui nous mettent dans un rapport de tension avec
l'existence, comme quand on s'agace de ce que le bus ou le train
n'arrive pas.
*****
Après
s'être exercé des minutes durant à la méditation de
l'impermanence, aux quatre qualités incommensurables et aux trois
portes de la sagesse, il reste à espérer que votre bus ou train ait
fait son apparition. Si ce n'est pas le cas et que l'attente
s'éternise, pourquoi ne pas observer attentivement les quatre
établissements de l'attention ? L'attention au corps,
l'attention aux sensations, l'attention à l'esprit et l'attention
aux objets de l'esprit. Certes, c'est plus facile et commode à faire
quand on est assis chez soi en posture de méditation ; mais
rien ne vous interdit de prêter une attention soutenue au corps, aux
sensations, à vos états d'esprit et aux objets dont vous prenez
conscience. Cette attention que l'on a développée dans la séance
de méditation, il faudra bien la diffuser dans la vie de tous les
jours. Et quelle meilleure occasion que le moment où on n'a rien à
faire pour cultiver l'attention à son corps, à ses sensations, à
son esprit et à ce que nous percevons grâce à l'esprit ?
Vous
pouvez revenir à la conscience qu'il y a un phénomène vital en
vous : le va-et-vient de la respiration. Servez-vous en pour
revenir à l'attention du corps, des sensations qui vous traversent,
de votre état d'esprit du moment et des objets dont vous prenez
conscience. Certes, il y aura beaucoup plus de distractions et
d'animations dans la rue qui risquent de parasiter cet effort
d'attention, mais cela vaut la peine de revenir encore et encore à
cette attention. Cette attention dans la rue va se construire aussi
en dépendance de l'attention que vous allez établir dans la
méditation assise classique. Il y a un proverbe taoïste chinois que
je trouve d'ailleurs éclairant à ce propos : « Le
petit sage vit dans la montagne, le grand sage vit dans la rue ».
Loin du monde, il est certes plus facile d'arriver au calme mental et
à la sérénité, mais la grandeur d'un méditant, c'est de pouvoir
pratiquer dans des circonstances qui ne sont pas idéales...
Voilà.
Si avec tout ça, votre moyen de transport n'est pas encore arrivé,
refaites un tour de chacune de ces pratiques, ou pensez à rentrer
chez vous à pied !
1
Shāntideva,
Bodhisattvacaryāvatāra,
VI. « Vivre
en Héros pour l’Éveil »,
VI, 14-16, traduction de Georges Driessens, Points / Sagesses,
Paris, 1993, pp. 68-69.
Sally Storch - 1952 |
Sur les Quatre Qualités Incommensurables :
Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- la compassion selon Shabkar
- Joie
- Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée
- Méditation des Quatre Incommensurables
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
- la compassion selon Shabkar
- Joie
Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?
L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?
Sur la méditation de manière plus générale :
Pour un commentaire beaucoup plus détaillé des pratiques du Soûtra de l'Attention au Va-et-Vient de la Respiration, voir :
- En compagnie du souffle :
Voir également :
- Commentaires sur « L’Art de la Méditation » de Matthieu Ricard : voir le texte
Pourquoi les enseignements du Bouddha sont-ils si rarement cités par les lamas du bouddhisme tibétains ? Est-ce que la méditation sur la nature de l'esprit n'occulte pas l'établissement de l'attention portée sur le corps (telle que le Bouddha l'enseigne dans le Soutra des Quatre Etablissements de l'Attention) ? Les soutras du Petit Véhicule ont-ils un intérêt dans la méditation sur la vacuité telle que l'expriment les soutras de la Perfection de Sagesse ? Comment intégrer les différents Véhicules du bouddhisme ?
- Slowly, slowly, slowly.... : voir le texte
Le progrès lent et graduel de la méditation. Comment arriver à la pleine conscience ?
- Méditer à la piscine
- Méditer à la piscine
Beaucoup de gens aiment faire quelques longueurs à la piscine pour se relaxer. C'est effectivement quelque chose de délassant de se baigner dans l'eau et d'activer l’entièreté de son corps. Mais je trouve que la piscine est aussi excellent endroit pour pratiquer la méditation et l'attention.
- Faut-il une bonne respiration pour méditer ?
On m'a récemment posé la question : je ne peux pas pratiquer la méditation de l'attention portée à la respiration, puisque je suis asthmatique. Que dois-je faire ? Il se trouve que je suis, moi aussi, asthmatique. En fait, le fait de respirer bien ou mal n'a rien à voir avec la pratique de l'attention telle qu'est enseignée par le Bouddha. Il s'agit de prêter attention à la respiration, pas de la réguler à tout prix. Même pendant une crise d'asthme, on continue à inspirer et expirer. Vous le faites difficilement du fait de la crise, mais vous le faites, sinon vous seriez mort. Il faut seulement prendre conscience de cette conscience de cette respiration et laisser l'esprit se calmer et se libérer de lui-même.
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
Norman Parkinson, Last Train to Dreamland, 1947 |
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