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jeudi 31 mars 2016

L'empathie est-elle une calamité ?





   Je suis tombé hier sur un étrange article en ligne du Courrier International. Il parlait d'un professeur de psychologie et de sciences cognitives de l'université de Yale aux États-Unis, Paul Bloom qui pense que l'empathie est une calamité pour le monde. Cela fait quelques années que des philosophes, des psychologues, des éthologues, des spécialistes de la neuro-évolution mettent en exergue l'empathie comme le facteur qui permet une communication complexe entre les hommes, qui permet des comportements moraux et qui est une base forte pour le développement de l'altruisme. Ces penseurs et ces scientifiques s'opposent à une idée jusque là largement dominante qui veut que les hommes soient mauvais par nature, que jusqu'à leurs gènes soient égoïstes et qu'ils ne se montrent pacifiques que par crainte d'une sanction de l'autorité qui les contrôle et les surveille. Un éthologue comme Frans de Waal a écrit un livre au titre évocateur : « L'âge de l'empathie : leçons de la nature pour une société plus apaisée » (Éditions Les Liens qui libèrent,‎ 2010). Il y aurait en nous une prédisposition à la bonté qui serait précisément cette empathie que l'évolution a donné aux hommes, mais pas seulement puisqu'on la retrouve chez les singes, les dauphins, les chiens, etc... Dans la nature, tout ne serait pas que prédation et combat incessant pour la survie comme une certaine interprétation des théories de Charles Darwin a voulu nous le faire croire. Il y aurait aussi une place pour la coopération, l'entraide, la solidarité. Ces penseurs et ces scientifiques comme Frans de Waal annoncent avec cette mise en lumière de l'empathie le retour en grâce de Jean-Jacques Rousseau contre Thomas Hobbes. La bonté naturelle contre la guerre de tous contre chacun.






     Pour autant, ce plaidoyer pour l'empathie ne remporte pas tous les suffrages. Paul Bloom, dans une interview à The Atlantic, voit dans l'empathie une très mauvaise chose pour l'humanité. Que reproche le psychologue à l'empathie ? L'empathie nous aveugle en nous focalisant sur les choses immédiates au détriment d'une pensée plus construite qui anticipe les conséquences à long terme de certains phénomènes. A cause de l'empathie, nous dit Paul Bloom, les humains se préoccupent plus du sort d'un bébé qui serait tombé dans un puits que des conséquences à long terme du réchauffement climatique. Or le réchauffement climatique va impacter la vie de milliards d'êtres humains. Il pourrira la vie de l'humanité future.

    Plusieurs réflexions s'imposent. Tout d'abord, l'empathie est une disposition naturelle de notre cerveau, quelque chose qui s'est transformé au cours de l'évolution sur des milliers d'années, voire des centaines de milliers d'année, voire même des millions d'années. Elle nous pousse à se sentir extrêmement concernés par des menaces immédiates. Si je dis : un rhinocéros passera par ce sentier en 2056 et risquera de nous écraser, cela ne va rien activer dans notre cerveau reptilien parce que cela ne signifie rien pour notre intuition naturelle des choses. Par contre, un rhinocéros qui menace d'écraser maintenant un petit enfant va engendrer un tonnerre de réactions empathiques en nous. Pour le réchauffement climatique, l'empathie ne nous sert pas à grand-chose parce que nous ne pouvons pas voir l'humanité future dans une boule de cristal. L'humanité future n'existe pas encore. Il faut donc utiliser d'autres dispositions de notre cerveau comme la raison, la sagesse, la curiosité, la volonté de savoir. En fait, l'empathie peut être activée, mais par des œuvres de l'imaginaire comme les récits de science-fiction. Quand on lit ou qu'on voit au cinéma des récits comme Blade Runner, Matrix, Mad Max, Children of Men, on comprend que l'humanité pourrait mal tourner du fait de nos actions présentes. Cela suscite en nous un certain degré de conscience.

      Deuxièmement, cet exemple d'un bébé qui serait tombé dans un puits ne va sans évoquer ce penseur de l'Antiquité chinoise, Mencius. Mencius, un lointain disciple de Confucius, pensait que l'homme est naturellement bon et la preuve en est qu'on se sent immédiatement concerné si l'on voit un enfant dans un puits. On veut tout de suite le sortir de ce puits : « Tout homme est doté d’un cœur qui ne supporte pas la souffrance d’autrui. (…) Ce qui nous fait affirmer que tout homme est doué de compassion, c’est que toute personne qui apercevrait aujourd’hui un petit enfant sur le point de tomber dans un puits, éprouverait en son cœur panique et douleur, non pas parce qu’il connaîtrait ses parents, non pas pour acquérir une bonne réputation auprès des voisins ou amis, ni non plus par aversion pour les hurlements de l’enfant ».

    Ce que Paul Bloom met en évidence, ce n'est pas une faiblesse de l'empathie, mais la difficulté pour une conscience humaine ou animale d'avoir une représentation complexe du temps et la capacité cérébrale à anticiper un avenir. Réagir par rapport au réchauffement climatique demande d'imaginer une humanité future et développer une empathie par rapport à cette humanité qui n'existe pas encore. Il faudra quitter l'immédiateté de la situation présente pour se faire une représentation d'un phénomène complexe et global (le climat dans un siècle) marquée du sceau de l'incertitude (aucune prévision ne sera absolue). Pour autant, on ne peut pas sérieusement quitter ce rapport à l'immédiateté pour la simple et bonne raison que seul existe l'instant présent. Le passé n'est plus, le futur n'est pas encore. Admettons qu'un climatologue du GIEC ait son fils qui soit tombé dans un puits. L'immédiateté de l'empathie fait qu'il voudra intervenir maintenant, tout de suite. Ce serait un monstre s'il venait à dire : attendez que j'ai terminé mes travaux sur le réchauffement climatique avant que je ne sauve mon fils du puits dans lequel il est tombé. Certes, il y a le devenir universel de l'humanité qui doit nous tracasser, mais nous sommes toujours aux prises avec une situation particulière et momentanée aux-quel il faut répondre dans l'ici et maintenant. Or l'empathie nous donne l'impulsion de répondre le plus rapidement possible à une situation urgente. C'est maintenant qu'il faut consoler votre bébé et pas demain. C'est maintenant qu'il faut tout faire pour sauver l'enfant du puits dans lequel il est tombé. Demain, ce sera trop tard.


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      Autre lacune de l'empathie selon Paul Bloom, c'est qu'elle nous fait réagir de manière émotionnelle à toutes sortes de problèmes. On s'éparpille en donnant un peu d'argent par charité aux bébés aveugles, aux travailleurs agricoles déshérités et aux poulets dans les batteries des fermes industrielles, parce qu'on a vu des images révoltantes ou tristes qui ont touché notre petit cœur. Mais il serait beaucoup plus efficace d'avoir une gestion rationnelle et structurée de tous ces problèmes sociaux, politiques ou écologiques. La raison devrait résoudre les problèmes au lieu d'être animé par les bons sentiments de l'empathie qui ne règlent concrètement aucun problème.

      Le problème de cette mentalité, c'est la raison peut rester aveugle à toutes sortes de problèmes du fait qu'elle est peut être enfermée dans des conceptions idéologiques qui semblent extrêmement rationnelles. Tous les véganes le savent. Combien de fois n'a-t-on pas entendu : vous, les défenseurs de la cause animale, vous êtes des sentimentaux. Les animaux ne souffrent pas réellement. Descartes pensait même que les animaux étaient comme des machines ! Il a fallu un sursaut de l'empathie pour briser ces conceptions soi-disant rationnelles : non, on ne peut pas faire souffrir de la sorte les animaux ! C'est monstrueux !

    Avant Descartes, Aristote trouvait que l'esclavage était parfaitement justifié. Il a défendu dans son ouvrage canonique, La Politique, les bienfaits de l'esclavage. Pour lui, il y a des maîtres par nature et des esclaves par nature. Un régime cohérent devait donc être basé sur un système esclavagiste. Au XXème siècle, les nazis avaient toutes sortes de théories pseudo-scientifiques pour justifier les inégalités de race. Les camps d'extermination étaient bâtis sur un modèle extrêmement rationnel. Tout était conçu comme une entreprise moderne où tout fonctionnait à la chaîne. La raison seule ne peut pas régler véritablement les problèmes, parce qu'elle ne s'ancre pas au cœur de ce qui fait le fait d'être un être humain.

      Je ne soutiens pas la thèse inverse que seule l'empathie devrait entrer en ligne de compte pour résoudre les problèmes du monde. Ce serait tout autant un non-sens. Évidemment que la raison a un rôle à jouer pour faire preuve de discernement dans la meilleure façon d'apporter une contribution bénéfique au monde. Mais la raison s'égarerait si elle se coupait de ces intuitions premières de l'empathie. Aujourd'hui, j'ai partagé la photo d'un petit agneau tout mignon avec le slogan « Je veux vivre ». Bien sûr, l'intention est de susciter une réaction empathique massive : vous n'allez pas être le salaud qui va faire que ce petit ange innocent va être mis à mort dans un abattoir sordide. Go vegan ! J'ai bien conscience que cette photo n'est pas une réflexion approfondie sur l'impact de l'élevage sur le réchauffement climatique et la déforestation ou sur les bases éthiques de la critique de l'exploitation animale. Mais je pense qu'il est important de renouer avec cette intuition première qu'il y a quelque chose de mal dans cette façon que les humains ont de répandre la mort, la douleur et la désolation aux êtres doués de conscience.


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     Un autre reproche que Paul Bloom adresse à l'empathie, c'est ce que celle-ci peut être utilisée à très mauvais escient. Par exemple, un politicien peut utiliser l'empathie pour que nous nous identifions à des victimes d'un attentat et nous précipiter dans la guerre. Or cette guerre risque de faire bien plus de victimes que les attentat en eux-mêmes. L'empathie pourrait servir la cause de la haine, de la guerre et de la destruction plutôt qu'un altruisme et une bienfaisance réelle.

    Effectivement, l'empathie crée du lien social, mais ce lien social peut s'avérer une mauvaise chose quand il unit contre une communauté contre une autre communauté. On ne peut nier cet effet délétère ; par contre, ce n'est pas un argument contre l'empathie. La solution à ce problème n'est pas moins d'empathie, mais bien d'élargir le cercle de la compassion et de la bienveillance. Les êtres humains ont tous en eux une tendance au repli, à vouloir se renfermer dans ce que le philosophe Karl Popper « une société close ». Les processus d'identification à ces groupes ou sociétés closes se manifestent de bien des manières : quand on voit des hooligans affronter les supporters d'un autre club, quand on voit le nationalisme s'exacerber un partout en Europe et dans le monde, quand on voit certains fanatiques s'identifier à la prétendue Vérité de leur religion, quand on voit la peur et le dégoût que suscite l'actuelle vague migratoire aux confins de la forteresse Europe... Mais je pense qu'il faut élargir sa vision bienveillante plutôt que de brimer son empathie

   Ce qui est problématique ici, ce n'est pas seulement l'empathie, mais une peur foncière par rapport à tout ce qui menace notre existence ainsi que l'ignorance de l'autre qui bloque toute empathie pour lui. Pour dépasser cette peur, on a besoin de toutes les ressources de notre esprit : notre intelligence, notre amour, notre bienveillance, notre sagesse... Il faut développer tous ces aspects de l'esprit plutôt que de s'en prendre à l'empathie.

Cela ne me pose pas de problème que Paul Bloom critique certains dérapages de l'empathie. L'empathie n'est pas en soi une bonne chose, mais l'empathie a le potentiel d'être la source de la morale, de la communication entre les hommes, de la bienveillance envers tous les êtres sensibles, pas seulement les humains. C'est pourquoi il faut développer l'empathie tout en exerçant son intelligence et sa raison pour qu'elle ne soit pas utilisée avec de mauvaises intentions ou qu'elle nous donne une vision tronquée de la réalité.


     Je pense qu'il faut aller à contre-courant de cette société ultra-individualiste, uniquement dopée par le culte de la compétition et de la performance. L'empathie a le don de nous faire comprendre que nous pourrions être une autre personne ou un autre être vivant. En se mettant à la place des autres, on comprend mieux qu'il est insensé de toujours vénérer uniquement sa propre personne, de ne songer qu'à ses intérêts personnels. Les gens seraient beaucoup plus heureux s'ils se connectaient plus souvent à autrui, et pas seulement les membres de leur famille, de leur clan, de leur équipe ou de leur société. Voilà on peut appeler de ses vœux un âge de l'empathie consciente et critique.















Voir aussi :

- Empathie et altruisme

   Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste ‪‎Matthieu Ricard‬ sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme‬ pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?


-Le bonheur et les autres

    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?


    Quel équilibre doit-on trouver entre soi-même et autrui ?



Qu'est-ce que la compassion?

   On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.







Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

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