Je
suis tombé hier sur un étrange article en ligne du Courrier International. Il parlait d'un
professeur de psychologie et de sciences cognitives de l'université
de Yale aux États-Unis, Paul Bloom qui pense que l'empathie est une
calamité pour le monde. Cela fait quelques années que des
philosophes, des psychologues, des éthologues, des spécialistes de
la neuro-évolution mettent en exergue l'empathie comme le facteur
qui permet une communication complexe entre les hommes, qui permet
des comportements moraux et qui est une base forte pour le
développement de l'altruisme. Ces penseurs et ces scientifiques
s'opposent à une idée jusque là largement dominante qui veut que
les hommes soient mauvais par nature, que jusqu'à leurs gènes
soient égoïstes et qu'ils ne se montrent pacifiques que par crainte
d'une sanction de l'autorité qui les contrôle et les surveille. Un
éthologue comme Frans de Waal a écrit un livre au titre évocateur :
« L'âge de l'empathie :
leçons de la nature
pour une société plus apaisée »
(Éditions Les Liens qui libèrent, 2010). Il y aurait en nous une
prédisposition à la bonté qui serait précisément cette empathie
que l'évolution a donné aux hommes, mais pas seulement puisqu'on la
retrouve chez les singes, les dauphins, les chiens, etc... Dans la
nature, tout ne serait pas que prédation et combat incessant pour la
survie comme une certaine interprétation des théories de Charles
Darwin a voulu nous le faire croire. Il y aurait aussi une place pour
la coopération, l'entraide, la solidarité. Ces penseurs et ces
scientifiques comme Frans de Waal annoncent avec cette mise en
lumière de l'empathie le retour en grâce de Jean-Jacques Rousseau
contre Thomas Hobbes. La bonté naturelle contre la guerre de tous
contre chacun.
Pour
autant, ce plaidoyer pour l'empathie ne remporte pas tous les
suffrages. Paul Bloom, dans une interview à The Atlantic, voit dans
l'empathie une très mauvaise chose pour l'humanité. Que reproche le
psychologue à l'empathie ? L'empathie nous aveugle en nous
focalisant sur les choses immédiates au détriment d'une pensée
plus construite qui anticipe les conséquences à long terme de
certains phénomènes. A cause de l'empathie, nous dit Paul Bloom,
les humains se préoccupent plus du sort d'un bébé qui serait tombé
dans un puits que des conséquences à long terme du réchauffement
climatique. Or le réchauffement climatique va impacter la vie de
milliards d'êtres humains. Il pourrira la vie de l'humanité future.
Plusieurs
réflexions s'imposent. Tout d'abord, l'empathie est une disposition
naturelle de notre cerveau, quelque chose qui s'est transformé au
cours de l'évolution sur des milliers d'années, voire des centaines
de milliers d'année, voire même des millions d'années. Elle nous
pousse à se sentir extrêmement concernés par des menaces
immédiates. Si je dis : un rhinocéros passera par ce sentier
en 2056 et risquera de nous écraser, cela ne va rien activer dans
notre cerveau reptilien parce que cela ne signifie rien pour notre
intuition naturelle des choses. Par contre, un rhinocéros qui menace
d'écraser maintenant un petit enfant va engendrer un tonnerre de
réactions empathiques en nous. Pour le réchauffement climatique,
l'empathie ne nous sert pas à grand-chose parce que nous ne pouvons
pas voir l'humanité future dans une boule de cristal. L'humanité
future n'existe pas encore. Il faut donc utiliser d'autres
dispositions de notre cerveau comme la raison, la sagesse, la
curiosité, la volonté de savoir. En fait, l'empathie peut être
activée, mais par des œuvres de l'imaginaire comme les récits de
science-fiction. Quand on lit ou qu'on voit au cinéma des récits
comme Blade Runner,
Matrix,
Mad Max,
Children of Men,
on comprend que l'humanité pourrait mal tourner du fait de nos
actions présentes. Cela suscite en nous un certain degré de
conscience.
Deuxièmement,
cet exemple d'un bébé qui serait tombé dans un puits ne va sans
évoquer ce penseur de l'Antiquité chinoise, Mencius. Mencius, un
lointain disciple de Confucius, pensait que l'homme est naturellement
bon et la preuve en est qu'on se sent immédiatement concerné si
l'on voit un enfant dans un puits. On veut tout de suite le sortir de
ce puits : « Tout
homme est doté d’un cœur qui ne supporte pas la souffrance
d’autrui. (…) Ce qui nous fait affirmer que tout homme est doué
de compassion, c’est que toute personne qui apercevrait aujourd’hui
un petit enfant sur le point de tomber dans un puits, éprouverait en
son cœur panique et douleur, non pas parce qu’il connaîtrait ses
parents, non pas pour acquérir une bonne réputation auprès des
voisins ou amis, ni non plus par aversion pour les hurlements de
l’enfant ».
Ce
que Paul Bloom met en évidence, ce n'est pas une faiblesse de
l'empathie, mais la difficulté pour une conscience humaine ou
animale d'avoir une représentation complexe du temps et la capacité
cérébrale à anticiper un avenir. Réagir par rapport au
réchauffement climatique demande d'imaginer une humanité future et
développer une empathie par rapport à cette humanité qui n'existe
pas encore. Il faudra quitter l'immédiateté de la situation
présente pour se faire une représentation d'un phénomène complexe
et global (le climat dans un siècle) marquée du sceau de
l'incertitude (aucune prévision ne sera absolue). Pour autant, on ne
peut pas sérieusement quitter ce rapport à l'immédiateté pour la
simple et bonne raison que seul existe l'instant présent. Le passé
n'est plus, le futur n'est pas encore. Admettons qu'un climatologue
du GIEC ait son fils qui soit tombé dans un puits. L'immédiateté
de l'empathie fait qu'il voudra intervenir maintenant, tout de suite.
Ce serait un monstre s'il venait à dire : attendez que j'ai
terminé mes travaux sur le réchauffement climatique avant que je ne
sauve mon fils du puits dans lequel il est tombé. Certes, il y a le
devenir universel de l'humanité qui doit nous tracasser, mais nous
sommes toujours aux prises avec une situation particulière et
momentanée aux-quel il faut répondre dans l'ici et maintenant. Or
l'empathie nous donne l'impulsion de répondre le plus rapidement
possible à une situation urgente. C'est maintenant qu'il faut
consoler votre bébé et pas demain. C'est maintenant qu'il faut tout
faire pour sauver l'enfant du puits dans lequel il est tombé.
Demain, ce sera trop tard.
*****
Autre
lacune de l'empathie selon Paul Bloom, c'est qu'elle nous fait réagir
de manière émotionnelle à toutes sortes de problèmes. On
s'éparpille en donnant un peu d'argent par charité aux bébés
aveugles, aux travailleurs agricoles déshérités et aux poulets
dans les batteries des fermes industrielles, parce qu'on a vu des
images révoltantes ou tristes qui ont touché notre petit cœur.
Mais il serait beaucoup plus efficace d'avoir une gestion rationnelle
et structurée de tous ces problèmes sociaux, politiques ou
écologiques. La raison devrait résoudre les problèmes au lieu
d'être animé par les bons sentiments de l'empathie qui ne règlent
concrètement aucun problème.
Le
problème de cette mentalité, c'est la raison peut rester aveugle à
toutes sortes de problèmes du fait qu'elle est peut être enfermée
dans des conceptions idéologiques qui semblent extrêmement
rationnelles. Tous les véganes le savent. Combien de fois n'a-t-on
pas entendu : vous, les défenseurs de la cause animale, vous
êtes des sentimentaux. Les animaux ne souffrent pas réellement.
Descartes pensait même que les animaux étaient comme des machines !
Il a fallu un sursaut de l'empathie pour briser ces conceptions
soi-disant rationnelles : non, on ne peut pas faire souffrir de
la sorte les animaux ! C'est monstrueux !
Avant
Descartes, Aristote trouvait que l'esclavage était parfaitement
justifié. Il a défendu dans son ouvrage canonique, La
Politique, les bienfaits de
l'esclavage. Pour lui, il y a des maîtres par nature et des esclaves
par nature. Un régime cohérent devait donc être basé sur un
système esclavagiste. Au XXème
siècle, les nazis avaient toutes sortes de théories
pseudo-scientifiques pour justifier les inégalités de race. Les
camps d'extermination étaient bâtis sur un modèle extrêmement
rationnel. Tout était conçu comme une entreprise moderne où tout
fonctionnait à la chaîne. La raison seule ne peut pas régler
véritablement les problèmes, parce qu'elle ne s'ancre pas au cœur
de ce qui fait le fait d'être un être humain.
Je
ne soutiens pas la thèse inverse que seule l'empathie devrait entrer
en ligne de compte pour résoudre les problèmes du monde. Ce serait
tout autant un non-sens. Évidemment que la raison a un rôle à
jouer pour faire preuve de discernement dans la meilleure façon
d'apporter une contribution bénéfique au monde. Mais la raison
s'égarerait si elle se coupait de ces intuitions premières de
l'empathie. Aujourd'hui, j'ai partagé la photo d'un petit agneau
tout mignon avec le slogan « Je veux vivre ». Bien sûr,
l'intention est de susciter une réaction empathique massive :
vous n'allez pas être le salaud qui va faire que ce petit ange
innocent va être mis à mort dans un abattoir sordide. Go vegan !
J'ai bien conscience que cette photo n'est pas une réflexion
approfondie sur l'impact de l'élevage sur le réchauffement
climatique et la déforestation ou sur les bases éthiques de la
critique de l'exploitation animale. Mais je pense qu'il est important
de renouer avec cette intuition première qu'il y a quelque chose de
mal dans cette façon que les humains ont de répandre la mort, la
douleur et la désolation aux êtres doués de conscience.
L214 |
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Un
autre reproche que Paul Bloom adresse à l'empathie, c'est ce que
celle-ci peut être utilisée à très mauvais escient. Par exemple,
un politicien peut utiliser l'empathie pour que nous nous identifions
à des victimes d'un attentat et nous précipiter dans la guerre. Or
cette guerre risque de faire bien plus de victimes que les attentat
en eux-mêmes. L'empathie pourrait servir la cause de la haine, de la
guerre et de la destruction plutôt qu'un altruisme et une
bienfaisance réelle.
Effectivement,
l'empathie crée du lien social, mais ce lien social peut s'avérer
une mauvaise chose quand il unit contre une communauté contre une
autre communauté. On ne peut nier cet effet délétère ; par
contre, ce n'est pas un argument contre l'empathie. La solution à ce
problème n'est pas moins d'empathie, mais bien d'élargir le cercle
de la compassion et de la bienveillance. Les êtres humains ont tous
en eux une tendance au repli, à vouloir se renfermer dans ce que le
philosophe Karl Popper « une société close ». Les
processus d'identification à ces groupes ou sociétés closes se
manifestent de bien des manières : quand on voit des hooligans
affronter les supporters d'un autre club, quand on voit le
nationalisme s'exacerber un partout en Europe et dans le monde, quand
on voit certains fanatiques s'identifier à la prétendue Vérité de
leur religion, quand on voit la peur et le dégoût que suscite
l'actuelle vague migratoire aux confins de la forteresse Europe...
Mais je pense qu'il faut élargir sa vision bienveillante plutôt que
de brimer son empathie
Ce
qui est problématique ici, ce n'est pas seulement l'empathie, mais
une peur foncière par rapport à tout ce qui menace notre existence
ainsi que l'ignorance de l'autre qui bloque toute empathie pour lui.
Pour dépasser cette peur, on a besoin de toutes les ressources de
notre esprit : notre intelligence, notre amour, notre
bienveillance, notre sagesse... Il faut développer tous ces aspects
de l'esprit plutôt que de s'en prendre à l'empathie.
Cela
ne me pose pas de problème que Paul Bloom critique certains
dérapages de l'empathie. L'empathie n'est pas en soi une bonne
chose, mais l'empathie a le potentiel d'être la source de la morale,
de la communication entre les hommes, de la bienveillance envers tous
les êtres sensibles, pas seulement les humains. C'est pourquoi il
faut développer l'empathie tout en exerçant son intelligence et sa
raison pour qu'elle ne soit pas utilisée avec de mauvaises
intentions ou qu'elle nous donne une vision tronquée de la réalité.
Je
pense qu'il faut aller à contre-courant de cette société
ultra-individualiste, uniquement dopée par le culte de la
compétition et de la performance. L'empathie a le don de nous faire
comprendre que nous pourrions être une autre personne ou un autre
être vivant. En se mettant à la place des autres, on comprend mieux
qu'il est insensé de toujours vénérer uniquement sa propre
personne, de ne songer qu'à ses intérêts personnels. Les gens
seraient beaucoup plus heureux s'ils se connectaient plus souvent à
autrui, et pas seulement les membres de leur famille, de leur clan,
de leur équipe ou de leur société. Voilà on peut appeler de ses
vœux un âge de l'empathie consciente et critique.
Voir aussi :
- Empathie et altruisme
Le psychologue Serge Tisseron critique le moine bouddhiste Matthieu Ricard sur la question de l'empathie. Celui-ci ne distingue pas suffisamment les différents types d'empathie. Et face à la détresse émotionnelle qui peut survenir à cause d'un trop-plein d'empathie, il oppose la compassion au sens bouddhiste du terme. Mais comment le bouddhisme pense-t-il vraiment des notions telles que l'empathie, l'altruisme et la compassion ?
-Le bonheur et les autres
Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?
- Hillel : la relation aux autres
Quel équilibre doit-on trouver entre soi-même et autrui ?
- Qu'est-ce que la compassion?
On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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