Rien n'est plus utile à l'homme que l'homme.
Baruch Spinoza,
L’Éthique, IV,35, Corollaire I.
Dans son livre le plus
fameux, L’Éthique, Spinoza se livre à une étude
minutieuse de l'esprit humain, des passions qui affectent cet esprit,
de ce qui enchaîne l'âme humaine dans un état misérable de
servitude et enfin de ce qui la libère. Spinoza arrive au constat
que l'ignorance et les passions tristes aliènent et asservissent
l'esprit ; et si les hommes sont dominés par les passions
tristes comme l'avidité ou la haine, ils vont nécessairement entrer
en conflit entre eux : « En tant que les hommes sont
dominés par des affections qui sont des passions, ils peuvent être
contraire les uns aux autres » (proposition IV, 34). La
haine poussera les uns à détester, à médire ou à combattre
contre les autres . Cette haine appellera à la haine en retour
et à la vengeance si un tort a été commis. L'avidité poussera
plusieurs personnes à rechercher la même chose ; et donc à
entrer en compétition et en conflit, ce qui provoquera haine et
ressentiment... La jalousie incite à la rivalité, au commérage et
à la médisance. L'orgueil pousse à s'élever soi-même
inconsidérément au dépens des autres que l'on va rabaisser et
mépriser. Les règnes des passions tristes rend nos rapports humains
difficiles et conflictuels, douloureux en tous cas.
Mais si, par contre, les
hommes élèvent leur conscience en comprenant le mécanisme des
passions, « accèdent au deuxième, voire au troisième genre
de connaissance » pour reprendre la terminologie de Baruch
Spinoza, alors les hommes vont pouvoir dépasser ces haines, ces
chamailleries, ces disputes, ces conflits pour vivre en harmonie :
« Dans la mesure seulement où les hommes vivent sous la
conduite de la Raison, ils s'accordent toujours nécessairement en
nature » (proposition IV, 36). Les passions tristes nous
font voir le monde comme autant de sources de conflit d'intérêt ;
la Raison dépasse cette vision des choses en nous montrant que nous
sommes plus mutuellement complémentaires qu'opposés les uns aux
autres. La Raison nous montre que nous avons plus intérêt à nous
entendre et à nous épauler les uns les autres que de se tirer dans
les pattes en permanence. Certes, les hommes cherchent leur intérêt
comme les passions nous poussent à le faire ; mais notre
intérêt, c'est d'être soutenu par les autres quand les choses vont
mal ou pour entreprendre toutes sortes de projet qu'un seul homme ne
pourrait entreprendre par lui-même en autarcie. Les hommes
recherchent certes ce qui leur est le plus utile ; mais
précisément ce qui nous est le plus utile, c'est l'aide des autres,
leur collaboration à toutes sortes de moments de notre existence.
Dès lors, que l'on est
guidé par le pouvoir de la Raison qui nous permet de dépasser une
vision à court terme où l'on voit seulement son intérêt égoïste
au dépens des autres et qui nous permet de troquer cette vision à
court terme pour une point de vue plus étendu, plus élevé sur le
devenir des relations humaines, on voit alors combien on a besoin des
autres, combien « rien n'est plus utile à l'homme que
l'homme » et on se dispose d'autant plus aisément à
développer en nous les passions joyeuses, qui augmentent notre
puissance d'être en tant qu'être relié à tous les autres êtres
et qui a envie de collaborer au bien commun, plutôt que d'être
enfermé dans un petit égoïsme individuel qui, au final, ne fait
réellement ni du bien à soi-même et encore moins aux autres.
Spinoza, dans sa scolie
de la proposition XXXV, commente cela : « Ce que nous
venons de montrer, l'expérience même l'atteste chaque jour par des
témoignages si clairs que presque tous répètent : l'homme est
un dieu pour l'homme. Il est rare cependant que les hommes vivent
sous la conduite de la Raison ; telle est leur disposition que
la plupart sont envieux et cause de peine les uns pour les autres.
Ils ne peuvent cependant guère passer la vie dans la solitude et à
la plupart agrée fort de cette définition que l'homme est un animal
sociable ; et en effet les choses sont arrangées de telle sorte
que de la société commune des hommes naissent beaucoup plus
d'avantages que de dommages ». La plupart des hommes ne
sont pas vraiment animés par la Raison ; et pourtant la société qui
nous oblige à vivre en commun avec toutes sortes de gens
complètement différents est plus intéressante et profitable que de
se retrouver tout seul dans la jungle ou dans le grand Nord à vivre
en autarcie. Que l'on pense aux services que procurent les hôpitaux,
les écoles, les casernes de pompier, les magasins qui nous évitent
de devoir cultiver tous les aliments que nous ingérons ou de devoir
tricoter nous-mêmes tous nos pulls et chemises. Ce sont là des
avantages indéniables.
Spinoza offre alors une
piste réjouissante qui est l'augmentation du bien commun par le
progrès de la Raison et l'intensification des passions joyeuses qui
augmentent notre puissance d'être en rendant la vie commune plus
fluide et plaisante : la générosité, la solidarité, la
bienveillance, la fraternité, toutes ces passions qui vivent dans la
Joie notre communion avec les autres, qui nous donnent envie d'être
utile aux autres. « Un autre monde est possible » nous
dit le slogan altermondialiste. Ce serait bien là une devise
spinoziste si l'on considère que le monde peut effectivement
s'améliorer du fait de la propagation de ces passions joyeuses et de
leur puissance communicative à envisager les autres utiles aux
autres, et non plus comme des problèmes récurrents. L'éthique
spinoziste permet alors d'envisager des pistes et des perspectives
sur le plan de la politique d'un monde plus juste et apaisé.
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