Une
question centrale en philosophie est : « Qu'est ce qui est
juste ? Qu'est-ce qui est injuste ? ». Cette question
touche autant le domaine de la philosophie morale, celui de la
philosophie politique et celui de la philosophie du droit. En
première approximation, la justice a à voir avec la vérité. Il
est particulièrement injuste d'accuser quelqu'un à tort. Mais la
justice a aussi à voir avec l'égalité, l'équité de traitement.
Il est injuste de payer Paul 1000 €
pour un travail et Roger 500 €
pour exactement le même travail. On fait des expériences avec des
grands singes comme des chimpanzés où ceux-ci devaient accomplir
une tâche et étaient récompensés s'ils l'accomplissaient avec
brio. Mais à un chimpanzé, on donnait une simple banane tandis qu'à
l'autre on donnait une grappe de raisin, mets que les chimpanzés
apprécient beaucoup plus. Le chimpanzé qui ne recevait qu'une
simple banane se mettait alors en rogne et jetait la banane de rage
et de dépit. Cela montra que le sentiment de justice et le sentiment
d'injustice est profondément inscrit dans notre nature.
Pour
autant, une fois que l'on a défini la justice comme égalité entre
les membres d'une communauté, on n'a pourtant pas résolu la
question ; « « Qu'est ce qui est juste ?
Qu'est-ce qui est injuste ? ». En effet, l'égalité peut
être conçue de différentes manières. Ce qui fait que différentes
personnes verront le juste et l'injuste de manière différente dans
une situation donnée tout en étant convaincu que leur conception de
l'égalité de traitement est évidente et saute aux yeux pour tout
le monde. Amartya Sen, philosophe et économiste de renom (il a reçu
le prix Nobel d'économie) donne une intéressante illustration de
cette problématique dans son livre « L'idée de justice ».
Il part d'un exemple très simple, mais pourtant très parlant et qui
met au grand jour cette problématique.
*****
« Il
s'agit de décider lequel de ces trois enfants – Anne, Bob ou Carla
– doit recevoir la flûte qu'ils se disputent. Anne la revendique
au motif qu'elle est la seule des trois à savoir en jouer (les
autres ne nient pas) et qu'ils serait vraiment injuste de refuser cet
instrument au seul enfant capable de s'en servir. Sans aucune
information, les raisons de lui donner la flûte sont fortes.
Autre
scénario : Bob prend la parole, défend son droit à avoir la
flûte en faisant valoir qu'il est le seul des trois à être pauvre
au point de ne posséder aucun jouet. Avec la flûte, il aurait
quelque chose pour s'amuser (les deux autres concèdent qu'ils sont
plus riches et disposent d'agréables objets). Si l'on entend que Bob
et pas les autres enfants, on a de bonnes raisons de lui attribuer la
flûte.
Dans
le troisième scénario, c'est Carla qui fait remarquer qu'elle a
travaillé assidûment pendant des mois pour fabriquer cette flûte
(les autres le confirment) et au moment précis où elle a atteint le
but, « juste à ce moment-là », se plaint-elle, « ces
pilleurs tentent de lui prendre la flûte ». Si l'on entend que
les propos de Carla, on peut être enclin à lui donner la flûte,
car il est compréhensible qu'elle revendique un objet fabriqué de
ses propres mains.
Mais
si l'on a écouté les trois enfants et leurs logiques respectives,
la décision est difficile à prendre. »
Amartya
Sen, L'idée de justice, éd. Flammarion, Paris, 2010, p. 38.
*****
L'exemple
que met en valeur Amartya Sen est intéressant parce qu'il montre que
différentes logiques peuvent en toute sincérité donner un
sentiment complètement différent de ce qui semble égal et qui ne
l'est pas, de ce qui semble juste et injuste. Anne fait valoir au
fond un principe utilitariste : il est plus utile à nos
oreilles qu'Anne se mette à jouer de la flûte, les deux autres nous
casseront à tous les coups les oreilles s'ils se mettent à jouer de
cet instrument ! Bob fait valoir un principe d'égalitarisme
social : il est juste d'aider ceux qui n'ont pas eu de chance
dans l'existence, qui sont défavorisés par un système social
inique. Enfin, Carla met en avant la valeur du travail et fait valoir
que l'on a le droit de jouir des fruits de son travail.
Au
fond, on retrouve ces différentes logiques à l’œuvre dans la
société : les gens de gauche défendront l'idée que les
personnes défavorisées soient plus défendues par la société, que
ce soient les personnes pauvres, handicapées ou malades. Les
allocations sociales et la sécurité sociale ainsi que les
subventions à la culture, à l'enseignement tentent alors de pallier
aux manques que ces personnes subissent. L'éthique libérale, elle,
mettra plus en valeur les efforts fournis par ceux qui travaillent et
qui méritent d'être récompensés pour leur labeur. Enfin, d'autres
défendront l'idée qu'il faut aider ceux qui ont des bonnes
prédispositions pour faire avancer la société : donner des
bourses à des jeunes chercheurs prometteurs pour qu'ils fassent
avancer la recherche scientifique, ce qui bénéficiera à toute la
société en fin de compte.
La
question devient alors : « comment coordonner cette
différentes logiques de l'égalité et de la justice au sein d'une
même société ? ». Il ne s'agit plus de se comporter
comme Calimero dans le dessin animé qui se lamentait
systématiquement en clamant : « C'est trop injuste... »,
de se plaindre d'être traité de manière injuste parce que les
autres ont d'autres critères d'un égal traitement ou de ce qui est
juste ou injuste, mais de faire évoluer ces différentes logiques et
de les structurer grâce au débat démocratique et à la réflexion
philosophique pour obtenir une société qui soit globalement plus
juste. Ce ne sera pas la société idéale, l'utopie que les
philosophes essayent de penser depuis Platon avec sa République,
mais une société où l'on puisse faire avancer ce sentiment de
justice et de progrès social. Cette société sera peut-être encore
traversée de débats et de luttes sociales, ce ne sera pas une
société parfaite, mais aucune société réelle ne peut revendiquer
ce statut. Et les sociétés totalitaires qui ont revendiqué cette
perfection au cours de l'Histoire étaient en réalité des enfers
sur Terre. Une société parfaite ne peut pas exister quand elle est
composée de citoyens qui sont tous imparfaits. Non, ce ne sera pas
une société parfaite mais une société qui font avancer le bonheur
et le bien-être pour le plus grand nombre. Ce qui en soi est déjà
très louable.
Eric Einhorn - Enfants du Cirque - 1958 |
En effet, quel chemin prendre vers quelle forme de justice ?
RépondreSupprimerSe libérer de l'idée de perfection sociale, de perfection tout court d'ailleurs, en tant qu'absolu, me semble également primordial, et plutôt prendre des caps mais toute société chemine-t-elle seulement vers quelque forme de justice ?
Non, en fait. La Syrie est un exemple extrême et tragique d'un pays qui s'éloigne à grand pas chaque jour de tout sentiment de justice. De manière générale, des leaders haineux essayent de tirer la société vers la violence et l'injustice sociale. Hitler a été élu démocratiquement en 1933.... Mais je pense qu'il faut essayer de penser philosophiquement le juste et l'injuste pour donner des idées qui vont améliorer les choses et contribuer à une société qui soit un peu plus juste. Je ne dis pas que les philosophes ont tous les pouvoirs pour changer la société. En fait, ils en ont très peu: beaucoup moins en tous cas que les banquiers, les agents du monde de la finance, les patrons des multinationales, les magistrats... Mais je pense que s'ils produisent des raisonnements justes et équilibrés, ils peuvent inspirer les acteurs de terrain qui militent au jour le jour pour un monde meilleur.
RépondreSupprimerAttention aux autres, partage et réjouissance semble une belle solution d'avenir (même pour une flute)😌.
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