Le
Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village.
Le Tage porte de grands navires
Et à ce jour il y navigue encore,
Pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,
Le souvenir des nefs anciennes.
Mais le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon village,
Parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon village.
Le Tage porte de grands navires
Et à ce jour il y navigue encore,
Pour ceux qui voient partout ce qui n’y est pas,
Le souvenir des nefs anciennes.
Le Tage descend l’Espagne
Et le Tage se jette dans la mer au Portugal.
Tout le monde sait çà.
Mais bien peu savent quelle est la rivière de mon village
et où elle va
et d’où elle vient.
Et par là même, parce qu’elle appartient à moins de monde,
elle est plus libre et plus grande, la rivière de mon village.
Par le Tage on va vers le Monde.
Au-delà du Tage il y a l’Amérique
Et la fortune pour ceux qui la trouvent.
Nul n’a jamais pensé à ce qui pouvait bien exister
Au-delà de la rivière de mon village.
La rivière de mon village ne fait penser à rien.
Celui qui se trouve auprès d’elle est auprès d’elle, tout simplement.
Fernando
Pessoa (sous le nom d'Alberto Caeiro), « Le
gardeur de troupeaux »,
Poésie/Gallimard, traduction d'Armand Guibert.
Ce
poème magnifique de Fernando Pessoa présenté sous son hétéronyme
d'Alberto Caeiro traite de notre fascination de ce qu'on pourrait
appeler en anglais « the place to be ». Tout le
monde voudrait être à New-York, Paris, Milan, Shanghai ou dans la
City parce que c'est là que les choses se passent. On a envie d'être
là-bas avec tout ce beau monde qui brille, avec tout ce qui compte
d'important, et certainement pas végéter dans un bled misérable
dont tout le monde se fout. Ainsi, « le
Tage est plus beau que la rivière qui traverse mon village »
parce que tout le monde dit du Tage que c'est grandiose, que c'est un
fleuve majestueux et que personne ne parle de la rivière qui
traverse mon village. Mais si précisément je suis dans ma village,
le Tage, ce n'est pas ce que je vois, ce n'est pas ce que je côtoie,
ce n'est pas ce que je peux admirer, apprécier. « Mais
le Tage n’est pas plus beau que la rivière qui traverse mon
village, parce que le Tage n’est pas la rivière qui traverse mon
village ». Ce qui est beau, ce n'est pas ce
que les mondanités déclarent être belle selon les règles en
vigueur dans la snobinardise, mais c'est ce que je perçois être
beau. Et si la rivière traverse mon village dans lequel j'habite,
alors la rivière traverse aussi du même coup ma vie. Et la rivière
est alors en demeure en moi d'éveiller ce sentiment du beau.
C’est
par son Histoire que le Tage se rend grandiose. C’est « le
souvenir des nefs anciennes »
qui ont battu pavillon le long des rives du Tage qui ont contribué
à son identité de Tage, tout comme le Pont-Neuf enjambe les siècles
de la Seine et que Big Ben résonne des soubresauts de l’Histoire
d’Angleterre par-delà le clapotis des vaguelettes de la Tamise. On
ne voit pas le Tage ou la Seine ou le Gange avec son eau, ses flots,
ses tourbillons, son lit, mais une Histoire, une aura, une rumeur des
faits d’armes passés, le souffle des navigateurs anciens. On n’est
pas en présence du Tage, mais confrontés aux fantômes du passé
qu’évoque le Tage.
Le
Tage réel se dérobe à nous, tandis qu'a
contrario
la rivière de notre village ne se donne pas à travers les faits
glorieux du passé, une renommée, mais elle se donne simplement,
telle qu’elle est. Et c’est là sa grande qualité qui la rend
plus admirable que le Tage ou tous les grands fleuves du monde. La
rivière est là. La rivière de notre village est la rivière de
notre village. La rivière de notre village est moins attachée à
toutes sortes de concepts ou de notions que le Tage. En cela, la
rivière de notre village est plus précieuse que le Tage parce que
plus libre. Ce n’est the
place to be,
le lieu où il faut être, mais le lieu où l’on est, le lieu où
l’on peut être et où l’on peut se contenter d’être sans la
nécessité de paraître et de se préparer à raconter à tout le
monde : « J’ai été là, j’y étais » et
d’alimenter la comédie mondaine d’être quelqu’un parce que
j’étais en tel lieu, tel endroit du beau monde.
Fernando
Pessoa, à travers son personnage hétéronymique d’Alberto
Caeiro, rejoint ici les intuitions d’un maître Zen tel que
Bodhidharma pour qui « lelieu où l’on se tient est le lieu de l’Éveil ».
Nous sommes au monde ; et c’est dans cette présence au monde
que nous pouvons nous éveiller à la vérité de ce monde. Nous
n’avons pas besoin d’être quelque part ; où que nous
soyons, nous sommes, et c’est ce mystère de l’être qu’il faut
sonder dans la perception vive de l’instant présent. L’être
pour autant qu’il y ait de l’être n’est pas séparé de notre
vision du monde ici et maintenant.
Et
ce maintenant est libre des fantômes du passé, mais aussi libre des
projets et des espoirs qui encombrent le futur. Fernando Pessoa,
alias Caeiro, dit : « Par
le Tage on va vers le Monde. Au-delà du Tage il y a l’Amérique.
Et la fortune pour ceux qui la trouvent
».
The
place to be
est toujours aussi le lieu où il faut être en vue d’un projet de
carrière, d’un espoir de gloire, d’une ambition de réussite,
d’une aspiration à la réussite ; en bref, c’est le lieu
d’une projection vers le futur où ce lieu présent n’a de sens
que par rapport au futur où la fortune doit nous sourire, mais rien
nous dit qu’elle nous sourira vraiment.
Le
lieu sans gloire et sans prestige où nous sommes est par contre un
lieu sans projet, ni avenir. On ne publiera pas un roman à succès
dans notre village, on ne fera pas une carrière fulgurante dans le
monde des affaires sur la place du village, on ne gagnera pas les
Jeux Olympiques dans le champ du voisin. Le lieu où nous sommes ne
nous réserve que l’instant présent, et c’est très bien comme
cela. C’est la valeur du lieu où nous sommes. C’est le trésor
du lieu où nous sommes.
La
rivière de mon village ne fait penser à rien.
Celui
qui se trouve auprès d’elle est auprès d’elle, tout simplement.
Fernando Pessoa |
O Tejo é mais belo que o
rio que corre pela minha aldeia,
Mas o Tejo não é mais belo que o rio que
corre pela minha aldeia
Porque o Tejo não é o rio que corre pela minha aldeia.
Mas o Tejo não é mais belo que o rio que
corre pela minha aldeia
Porque o Tejo não é o rio que corre pela minha aldeia.
O Tejo tem grandes navios
E navega nele ainda,
Para aqueles que vêem em tudo o que lá não está,
A memória das naus.
E navega nele ainda,
Para aqueles que vêem em tudo o que lá não está,
A memória das naus.
O
Tejo desce de Espanha
E o Tejo entra no mar em Portugal.
Toda a gente sabe isso.Mas poucos sabem qual é o rio da minha aldeia
E para onde ele vai
E donde ele vem.
E por isso porque pertence a menos gente,
É mais livre e maior o rio da minha aldeia.
E o Tejo entra no mar em Portugal.
Toda a gente sabe isso.Mas poucos sabem qual é o rio da minha aldeia
E para onde ele vai
E donde ele vem.
E por isso porque pertence a menos gente,
É mais livre e maior o rio da minha aldeia.
Pelo
Tejo vai-se para o Mundo.
Para além do Tejo há a América
E a fortuna daqueles que a encontram.
Ninguém nunca pensou no que há para além
Do rio da minha aldeia.
Para além do Tejo há a América
E a fortuna daqueles que a encontram.
Ninguém nunca pensou no que há para além
Do rio da minha aldeia.
O
rio da minha aldeia não faz pensar em nada.Quem
está ao pé dele está só ao pé dele.
Rives du Tage - Lisbonne |
Autres poèmes de Fernando Pessoa:
Un tout grand merci à Raphaël Denys et Claire Blach de l'asbl CDM 2047 pour m'avoir fait découvrir "Le gardeur de troupeaux" de Fernando Pessoa lors d'une soirée littéraire "Lire à table" à Spa en Belgique.
Voir aussi ce très beau petit film d'animation basé sur ce poème "Le Tage" de Fernando Pessoa
Voir aussi ce très beau petit film d'animation basé sur ce poème "Le Tage" de Fernando Pessoa
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Lisbonne - estuaire du Tage - Pierre Guibert |
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire