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jeudi 28 août 2014

Alceste et Philinte dans le "Misanthrope" de Molière

     Voici le début savoureux du Misanthrope de Molière. S'y affrontent deux amis que tout oppose, ou plutôt deux ex-amis, car Alceste, le Misanthrope, est très fâché à l'encontre de Philinte, car celui-ci a fait preuve de courtoisie chaleureuse et d'amabilités convenues envers un homme qu'il connaît à peine. « Je vous vois accabler un homme de caresses, et témoigner pour lui les dernières tendresses ; de protestations, d' offres et de serments, vous chargez la fureur de vos embrassements ; et quand je vous demande après quel est cet homme, à peine pouvez-vous dire comme il se nomme  ». C'en est trop pour Alceste qui ne veut pas d'un tel hypocrite, un tel bonimenteur comme ami. « Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers ».






     S'entame alors un débat entre les deux hommes afin de savoir s'il faut respecter les convenances sociales avec tout ce que cela comporte de fausseté et de manque d'authenticité ou, au contraire, comme le voudrait Alceste, toujours dire la vérité, toujours dire ce que l'on a sur le cœur sans s'accommoder des humeurs de ses concitoyens et sans souci de froisser l'une ou l'autre sensibilité.

     Ce que questionnent Alceste et Philinte, c'est le bien-fondé ou non de la politesse, de la courtoisie et des bonnes mœurs qui veulent que l'on cache aux autres ses états d'âme et que l'on présente toujours en société un visage avenant et des paroles plaisantes, quand bien même cela serait un mensonge avéré que l'on oublierait la seconde d'après. Pour Alceste, la politesse et les bonnes manières sont une porte grande ouverte sur l'hypocrisie et les tromperies, le visage plaisant et affable de toutes les injustices. En cela, il est un héritier de Diogène le Chien qui vivait dans un tonneau, qui se moquait de toutes les convenances sociales, préférant une vie naturelle au grand air et qui se moquait ouvertement de tous les citoyens d'Athènes. Alceste et Diogène refusent de maquiller ce que nous sommes véritablement : « Je veux qu'on soit sincère, et qu'en homme d'honneur, on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur ». Et aussi : « Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre le fond de notre cœur dans nos discours se montre  ».

Pour Philinte, ces faux-semblants sont un mal nécessaire pour pouvoir assurer le vivre-ensemble dans une société, une communauté d'êtres humains très dissemblables et animés par de profonds antagonismes. Il faut bien se montrer accommodant et poli pour ne pas entrer en conflit avec les autres. Philinte souligne aussi l'importance de la réciprocité dans les relations humaines, qui fait le lien social : don et contre-don rythment les échanges sociaux et créent le sentiment de la communauté : « Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie, il faut bien le payer de la même monnaie, répondre, comme on peut, à ses empressements, et rendre offre pour offre, et serments pour serments ».

Par ailleurs, Philinte accepte les gens comme ils sont, avec leurs faux-semblants, leurs vanités et leurs faiblesses. « J'observe, comme vous, cent choses tous les jours, qui pourraient mieux aller, prenant un autre cours ; mais quoi qu'à chaque pas je puisse voir paraître, en courroux, comme vous, on ne me voit point être ; je prends tout doucement les hommes comme ils sont, j'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ; et je crois qu'à la cour, de même qu' à la ville, mon flegme est philosophe autant que votre bile ».

Le nom Philinte vient du grec « philia », l'amour ou l'amitié. Par amitié envers les hommes, Philinte accepte de jouer le jeu des convenances sociales, là où Alceste s'abîme dans la détestation de l'humanité : « l'ami du genre humain n'est point du tout mon fait  ». La critique des hommes par Alceste est acerbe : soit les hommes sont cruels et fourbes, soit la politesse et les bonnes manières les poussent à se montrer affables et souriant envers ces fourbes, là où il faudrait les couvrir de reproches. « Je hais tous les hommes : les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants, et les autres, pour être aux méchants complaisants, et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses que doit donner le vice aux âmes vertueuses  ».

Le débat est ouvert entre les deux hommes. Molière semble avoir donné raison à Philinte et s'être moqué d'Alceste. Jean-Jacques Rousseau prendra fait et cause pour Alceste. Pour ma part, je serai plutôt du côté de Philinte. Nos pensées de haine, de jalousie déplacée ou d'irritation sont trop nombreuses, mais surtout trop éphémères et impermanentes pour que l'on les expose ouvertement en public avec les conséquences que cela peut supposer : des rancœurs tenaces et des prises de becs inutiles. Avec un peu de politesse et de courtoisie, les différends s'apaisent très vite et tombent dans l'oubli. Pour autant, faut-il accepter cette société inauthentique, où la communication prime sur la véracité, où les apparences convenues et l'hypocrisie générale conduisent toujours plus à rompre les liens de confiance entre les hommes et nourrissent le ressentiment généralisé des uns à l'encontre des autres ? C'est là qu'Alceste entre en scène et nous interroge....



ACTE I, SCENE I.


Philinte.
Qu'est-ce donc ? Qu'avez-vous ?


Alceste.
                                                                Laissez-moi, je vous prie.


Philinte.
Mais encor dites-moi quelle bizarrerie...


Alceste.
Laissez-moi là, vous dis-je, et courez vous cacher.


Philinte.
Mais on entend les gens, au moins, sans se fâcher.


Alceste.
Moi, je veux me fâcher, et ne veux point entendre.



Philinte.
Dans vos brusques chagrins je ne puis vous comprendre,
et quoique amis enfin, je suis tout des premiers...


Alceste.
Moi, votre ami ? Rayez cela de vos papiers.
J'ai fait jusques ici profession de l'être ;
mais après ce qu'en vous je viens de voir paroître,
je vous déclare net que je ne le suis plus,
et ne veux nulle place en des cœurs corrompus.


Philinte.
Je suis donc bien coupable, Alceste, à votre compte ?


Alceste.
Allez, vous devriez mourir de pure honte ;
une telle action ne sauroit s'excuser,
et tout homme d'honneur s'en doit scandaliser.
Je vous vois accabler un homme de caresses,
et témoigner pour lui les dernières tendresses ;
de protestations, d'offres et de serments,
vous chargez la fureur de vos embrassements ;
et quand je vous demande après quel est cet homme,
à peine pouvez-vous dire comme il se nomme ;
votre chaleur pour lui tombe en vous séparant,
et vous me le traitez, à moi, d'indifférent.
Morbleu ! C'est une chose indigne, lâche, infâme,
de s'abaisser ainsi jusqu'à trahir son âme ;
et si, par un malheur, j'en avois fait autant,
je m'irois, de regret, pendre tout à l'
instant.


Philinte.
Je ne vois pas, pour moi, que le cas soit pendable,
et je vous supplierai d'avoir pour agréable
que je me fasse un peu grâce sur votre arrêt,
et ne me pende pas pour cela, s'il vous plaît.


Alceste.
Que la plaisanterie est de mauvaise grâce !


Philinte.
Mais, sérieusement, que voulez-vous qu'on fasse ?


Alceste.
Je veux qu' on soit sincère, et qu'
en homme d' honneur,
on ne lâche aucun mot qui ne parte du cœur.


Philinte.
Lorsqu'un homme vous vient embrasser avec joie,
il faut bien le payer de la même monnoie,
répondre, comme on peut, à ses empressements,
et rendre offre pour offre, et serments pour serments.


Alceste.
Non, je ne puis souffrir cette lâche méthode
qu'affectent la plupart de vos gens à la mode ;
et je ne hais rien tant que les contorsions
de tous ces grands faiseurs de protestations,
ces affables donneurs d'embrassades frivoles,
ces obligeants diseurs d'inutiles paroles,
qui de civilités avec tous font combat,
et traitent du même air l'honnête homme et le fat.
Quel avantage a-t-on qu'un homme vous caresse,
vous jure amitié, foi, zèle, estime, tendresse,
et vous fasse de vous un éloge éclatant,
lorsque au premier faquin il court en faire autant ?
Non, non, il n'est point d'âme un peu bien située
qui veuille d' une estime ainsi prostituée ;
et la plus glorieuse a des régals peu chers,
dès qu'on voit qu'on nous mêle avec tout l'univers :
sur quelque préférence une estime se fonde,
et c' est n'estimer rien qu'estimer tout le monde.
Puisque vous y donnez, dans ces vices du temps,
morbleu ! Vous n'êtes pas pour être de mes gens ;
je refuse d'un cœur la vaste complaisance
qui ne fait de mérite aucune différence ;
je veux qu'on me distingue ; et pour le trancher net,
l'ami du genre humain n'est point du tout mon fait.


Philinte.
Mais, quand on est du monde, il faut bien que l'on rende
quelques dehors civils que l'usage demande.


Alceste.
Non, vous dis-je, on devroit châtier, sans pitié,
ce commerce honteux de semblants d'amitié.
Je veux que l'on soit homme, et qu'en toute rencontre
le fond de notre cœur dans nos discours se montre,
que ce soit lui qui parle, et que nos sentiments
ne se masquent jamais sous de vains compliments.


Philinte.
Il est bien des endroits où la pleine franchise
deviendroit ridicule et seroit peu permise ;
et parfois, n'en déplaise à votre austère honneur,
il est bon de cacher ce qu'on a dans le cœur.
Seroit-il à propos et de la bienséance
de dire à mille gens tout ce que d'eux on pense ?
Et quand on a quelqu'un qu'on hait ou qui déplaît,
lui doit-on déclarer la chose comme elle est ?


Alceste.
Oui.


Philinte.
       Quoi ? Vous iriez dire à la vieille Emilie
qu' à son âge il sied mal de faire la jolie,
et que le blanc qu'elle a scandalise chacun ?


Alceste.
Sans doute.


Philinte.
                  À Dorilas, qu'il est trop importun,

et qu'il n'est, à la cour, oreille qu'il ne lasse
à conter sa bravoure et l'éclat de sa race ?


Alceste.
Fort bien.


Philinte.
                Vous vous moquez.


Alceste.
Je ne me moque point,
et je vais n' épargner personne sur ce point.
Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
ne m'offrent rien qu'objets à m'échauffer la bile ;
j'entre en une humeur noire, en un chagrin profond,
quand je vois vivre entre eux les hommes comme ils font ;
je ne trouve partout que lâche flatterie,
qu'injustice, intérêt, trahison, fourberie ;

je n'y puis plus tenir, j'enrage, et mon dessein
est de rompre en visière à tout le genre humain.


Philinte.
Ce chagrin philosophe est un peu trop sauvage,
je ris des noirs accès où je vous envisage,
et crois voir en nous deux, sous mêmes soins nourris,
ces deux frères que peint l'Ecole des maris,
dont...


Alceste.
          Mon Dieu ! Laissons là vos comparaisons fades.


Philinte.
Non : tout de bon, quittez toutes ces incartades.
Le monde par vos soins ne se changera pas ;
et puisque la franchise a pour vous tant d'appas,
je vous dirai tout franc que cette maladie,
partout où vous allez, donne la comédie,
et qu' un si grand courroux contre les mœurs du temps
vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.


Alceste.
Tant mieux, morbleu ! Tant mieux, c'est ce que je demande ;
ce m'est un fort bon signe, et ma joie en est grande :
tous les hommes me sont à tel point odieux,
que je serois fâché d'être sage à leurs yeux.


Philinte.
Vous voulez un grand mal à la nature humaine !


Alceste.
Oui, j'ai conçu pour elle une effroyable haine.


Philinte.
Tous les pauvres mortels, sans nulle exception,
seront enveloppés dans cette aversion ?
Encore en est-il bien, dans le siècle où nous sommes...


Alceste.
Non : elle est générale, et je hais tous les hommes :
les uns, parce qu'ils sont méchants et malfaisants,
et les autres, pour être aux méchants complaisants,
et n'avoir pas pour eux ces haines vigoureuses
que doit donner le vice aux âmes vertueuses.
De cette complaisance on voit l'injuste excès
pour le franc scélérat avec qui j'ai procès :
au travers de son masque on voit à plein le traître ;
partout il est connu pour tout ce qu'il peut être ;

et ses roulements d' yeux et son ton radouci
n'imposent qu'à des gens qui ne sont point d' ici.
On sait que ce pied plat, digne qu' on le confonde,
par de sales emplois s'est poussé dans le monde,
et que par eux son sort de splendeur revêtu
fait gronder le mérite et rougir la vertu.
Quelques titres honteux qu'en tous lieux on lui donne,
son misérable honneur ne voit pour lui personne ;
nommez-le fourbe, infâme et scélérat maudit,
tout le monde en convient, et nul n'y contredit.
Cependant sa grimace est partout bienvenue :
on l'accueille, on lui rit, partout il s'insinue ;
et s' il est, par la brigue, un rang à disputer,
sur le plus honnête homme on le voit l' emporter.
Têtebleu ! Ce me sont de mortelles blessures,
de voir qu'avec le vice on garde des mesures ;
et parfois il me prend des mouvements soudains
de fuir dans un désert l'approche des humains.


Philinte.
Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
ne l'examinons point dans la grande rigueur,
et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
à force de sagesse, on peut être blâmable ;
la parfaite raison fuit toute extrémité,
et veut que l' on soit sage avec sobriété.
Cette grande roideur des vertus des vieux âges
heurte trop notre siècle et les communs usages ;
elle veut aux mortels trop de perfection :
il faut fléchir au temps sans obstination ;
et c' est une folie à nulle autre seconde
de vouloir se mêler de corriger le monde.
J' observe, comme vous, cent choses tous les jours,
qui pourroient mieux aller, prenant un autre cours ;
mais quoi qu' à chaque pas je puisse voir paroître,
en courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
j'accoutume mon âme à souffrir ce qu'ils font ;
et je crois qu'à la cour, de même qu' à la ville,
mon flegme est philosophe autant que votre bile.


Alceste.
Mais ce flegme, monsieur, qui raisonne si bien,
ce flegme pourra-t-il ne s'échauffer de rien ?
Et s' il faut, par hasard, qu'un ami vous trahisse,
que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
ou qu'on tâche à semer de méchants bruits de vous,
verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?


Philinte.
Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure
comme vices unis à l'humaine nature ;
et mon esprit enfin n'est pas plus offensé
de voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
que de voir des vautours affamés de carnage,
des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.







Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

2 commentaires:

  1. c'est parfait pour mon bac en Allemagne, merci beaucoup!!!

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  2. Parfait pour mon cours de littérature au Québec

    Merci
    Daniel Su

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