Le
don d'organes suscite souvent des interrogations en matière de
bioéthique : l'idéal du médecin de sauver des vies se heurte
parfois au respect que les religions demandent d'avoir par rapport au
corps du défunt. Mais qu'en est-il de la position de la philosophie
bouddhiste ? Est-ce un bien? Est-ce un mal ? Que faut-il en
penser à l'aune des enseignements du Bouddha ? Je commencerai
tout de suite par dire que je ne prétends pas ici parler au nom de
tous les bouddhistes, j'essaye ici de produire une réflexion
pertinente tant vis-à-vis du problème éthique ici posé que des
différentes approches de la mort qui peuvent exister dans le
bouddhisme. Cette réflexion qui est mienne peut converger ou
diverger d'autres penseurs bouddhistes ou d'approches culturelles qui
peuvent exister dans les différents pays bouddhistes comme la
Thaïlande, la Chine, le Japon ou le Tibet.
Les
enseignements originels du Bouddha parlent fréquemment de la mort,
mais se concentre plutôt sur notre peur et notre appréhension de la
mort. Pour trouver la sérénité, nous dit le Bouddha, on ne peut
pas se détourner de cette réalité qu'est la mort qui tôt ou tard
nous frappera et engloutira notre être. L'idée est de méditer sur
l'impermanence et la mort pour que nous nous détachions de ce qui
nous occupe dans cette vie. De ce détachement peuvent naître la
sérénité et la béatitude. L'idéal bouddhiste est de pouvoir
mourir sans peur, ni attachement à cette vie, de manière sereine et
apaisée.
Qu'y
a-t-il après la mort ? Le bouddhisme se situe dans la
conception qui était dominante à l'époque dans l'Inde ancienne et
qui pense qu'on transite d'une vie à l'autre, que cette vie soit
humaine ou animale. Le terme le plus souvent utilisé est
réincarnation, mais, dans le contexte bouddhiste, il est un peu
impropre. Le mot « réincarnation » suggère qu'une âme
éternelle rentre à nouveau (-ré) dans (-in) la chair (-carne) :
l'âme sauterait d'une vie à l'autre, d'un corps à un autre. Il
serait plus correct concernant le bouddhisme de parler de renaissance
ou de transmigration : le bouddhisme ne reconnaît pas d'âme
éternelle, tout dans notre être, que ce soit le corps ou le mental,
se transforme d'instant en instant, un peu comme le flux d'un fleuve
qui fait que le fleuve n'est jamais identique à lui-même deux
instants consécutifs, mais reste tout de même le fleuve.
Donc
après la mort, nous subissons une transformation plus brutale qui
fait que nous passons dans une autre vie. Mais plusieurs choses
doivent d'emblée être dites : premièrement, cette croyance
dans la renaissance ou transmigration n'est pas un dogme. Dans le
Soûtra des Kālāma
(Kālāma
Sutta1),
le Bouddha défend que sa Voie, le Dharma est profitable à tous,
même si on ne croît pas à la transmigration ou que l'on a des
doutes à ce sujet ou au sujet de la rétribution des actes (théorie
du karma). Deuxièmement, le processus de la mort et de ce qui se
passe après la mort n'est pas décrit avec précision. Le Bouddha
considérait de toute façon que cela dépassait largement
l'entendement humain et il mettait en garde sur le fait de tirer des
conclusions hâtives sur le processus de la mort ou de la théorie du
karma. Par ailleurs, il considérait les questions métaphysiques
touchant à l'après de la mort comme « un fourré
d'opinion, un désert d'opinions, un cirque d'opinions, un
frétillement d'opinions, un lien d'opinion qui s'accompagne de
chagrin, d'affliction, de trouble, de peine, mais qui ne conduit pas
au dégoût, ni au détachement, ni à l'extinction, ni au calme, ni
à la connaissance, ni à la sagesse parfaite, ni au Nirvāna
2 ».
À
l'époque du Bouddha, on se demandait si un Sage qui s'est libéré
du cycle des existence existait ou non après la mort. Certains
prétendaient que ce Sage demeurait dans un état paradoxal où il
existait et n'existait pas à la fois ; d'autres plus hardis
encore disaient qu'il n'était ni existant, ni non-existant. Mais
cette interrogation métaphysique était une perte de temps au regard
du véritable problème de l'existence qui devait être résolu, à
savoir : la souffrance.
Maintenant, quelle est la
conception du corps dans la pensée originelle du Bouddha ? Le
Bouddha refusait la dualité simpliste corps/esprit comme une autre
position dogmatique en matière de métaphysique ; mais il
refusait aussi le monisme : l'idée de l'identité du corps et
de l'esprit, le fait que le corps et l'esprit soit une seule et même
chose, comme la neurobiologie moderne où l'on tend à considérer
« l'esprit comme un épiphénomène du cerveau » selon la
formule consacrée. Ce sont là deux dogmes métaphysique qui sont
des fourrés d'opinions, des déserts d'opinions qui ne conduisent
pas à la libération de la souffrance. Le Bouddha n'acceptait pas
l'idée d'une conscience pure par opposition à un corps impur, idée
que l'on retrouve dans beaucoup de religions et dans la philosophie
néo-platonicienne, mais pour autant le corps n'est pas encensé,
loin de là : le corps est impermanent, voué à vieillir et à
tomber malade, voué enfin à mourir tôt ou tard. Il y aussi une
dualité entre l'apparence du corps qui peut être belle et
l'intérieur du corps que l'on considère généralement comme
dégoûtant : les entrailles, les viscères, le sang, tout cela
nous inspire le dégoût. De ces défauts et imperfections du corps,
le Bouddha en tire la conclusion qu'il faut se détacher du corps et
essayer de voir le corps pour ce qu'il est.
C'est pourquoi on retrouve
une méditation qui consiste à visualiser son propre corps après la
mort en train de connaître les neufs stade de la décomposition d'un
cadavre. Cela doit aider à ne pas s'attacher au corps. Le corps ne
doit donc pas être détesté, il faut bien l'entretenir car il est
le véhicule avec lequel vous allez traverser la vie. Si vous traitez
votre corps avec douceur et respect, vous serez en meilleur santé,
dans un meilleur état pour pratiquer la méditation et les actes
positifs que si vous maltraitez votre corps. Si vous avez une
voiture, vous la maintenez en bon état, vous ne la mettez pas
délibérément dans une situation où elle pourrait être abîmée.
Pourtant, une fois à destination, vous sortez de votre voiture sans
état d'âme pour vous rendre là où vous voulez aller. Une fois
arrivé au terme de ce voyage qu'est votre vie, si vous êtes un bon
pratiquant bouddhiste, vous quittez sereinement ce corps. En tant que
ce pratiquant, vous savez que ce corps servira à nourrir d'autres
êtres vivants : les mouches, les vautours, les hyènes, les
insectes, les vers de terre... Dans la nature, tout une série
d'organismes vont dévorer et transformer votre corps. Et il n'y a
aucun mal à cela : c'est là le grand cycle de la vie. C'est
même un bien car la Nature transforme par ce processus la mort en
vie. Les insectes, des bactéries, des larves, des collemboles, des
cloportes, des myriapodes, des vers de terre et toutes sortes
d'autres micro-organismes décomposent et transforment
progressivement votre corps en humus, et de cet humus poussent les
végétaux que les humains et les animaux vont manger....
Dans cette optique, le don
d'organes n'est absolument pas un problème. Si les organes d'une
personne décédée ne sont pas données à une personne vivante qui
a désespérément besoin de ces organes pour continuer à vivre, la
Nature donnera généreusement ces organes et tous les autres
composants du corps à tous ces animaux et organismes et ils en
feront un véritable festin ! Tout le problème est justement
que nous nous attachons au corps de nos proches défunts en tant
qu'apparence physique qui nous rappelle la personne décédée que
l'on a aimée. Et en même temps, l'idée que cette apparence
physique va connaître la décomposition, l'idée que le corps va
grouiller de vers, de larves et d'insectes, nous dégoûte absolument
à tel point que l'on ne préfère pas y penser. La culture fait
beaucoup pour écarter de cette vision d'horreur : les Égyptiens
momifiaient leurs morts, dans beaucoup de cultures, on incinère le
corps pour qu'il n'y ait plus de substrats organiques, les cimetières
modernes avec ses rangées de marbres froids font aussi beaucoup pour
nier la dimension organique de la mort.
Je pense que nous n'allons
pas au bout de notre méditation sur la mort, en fait notre
méditation sur la vie et la mort comme deux choses intrinsèquement
liées. Nous nous détournons de cette dualité illusoire que nous
instaurons entre l'apparence physique du corps (que l'on conçoit
comme pure, apparence que l'on entretient, que l'on lave, que l'on
parfume, que l'on maquille) et le corps dans sa dimension organique
et naturelle, ce corps de chair et de sang qui nous permet de
traverser la vie. Si certaines personnes ont un problème avec le don
d'organes, c'est peut-être que l'idée de découper un être cher
leur est difficile à supporter. Mais dès lors que l'on meurt, ce
corps inanimé n'est plus cet être cher. Ce n'est plus la personne
que l'on a aimé, c'est juste une masse inerte qui va très vite
pourrir et se décomposer s'il n'est pas dévoré avant cela. Celui
qui s'est détaché du corps ne connaît pas ce problème. Au moment
où l'on meurt, le corps cesse d'être à nous. Il retourne à la
Nature où il va être transformé en vie. En ce sens, la méditation
des neufs stade de la décomposition d'un cadavre n'est pas du tout
un exercice morbide, mais bien une ouverture mystique au grand cycle
de la vie.
Quand je mourrai, l'idéal
serait que mon corps soit retourné à la Nature et qu'il puisse
retourner à la terre et redevenir grâce de l'humus dans lequel les
plantes et les arbres prendront racine. Et si avant cela, on veut
enlever à mon cadavre un cœur, des reins ou toute autre partie de
moi pour que quelque part dans le monde un autre humain puisse vivre,
grand bien lui fasse ! L'idée principale est quand, dans la
Nature, le corps des morts sert toujours à la vie d'autres
organismes. Pourquoi ne pas mettre ce corps sans vie au service du
corps vivants d'autres êtres humains ?
Enfin,
l'autre élément essentiel de la philosophie bouddhique dans ce
débat sur le don d'organe est la compassion ainsi que la vertu de
générosité. Le but du Dharma, la Voie du Bouddha, est de remédier
à la souffrance. Pour cela, il faut cultiver la compassion, le
souhait que tous les êtres sensibles soient libérés de la
souffrance et des causes de la souffrance. Cette compassion nous
pousse à faire preuve du plus de générosité possible. La
générosité peut être matérielle ou financière : donner de
l'argent ou de la nourriture à quelqu'un qui en a besoin. Elle peut
consister à donner sa protection à quelqu'un, quand on fait preuve
d'hospitalité à l'égard de quelqu'un. Elle peut aussi consister à
donner son temps et son énergie pour venir en aide aux autres. Il y
a aussi une générosité intellectuelle et spirituelle dans le fait
notamment d'enseigner le Dharma. Mais dans certains cas, la
générosité peut aller jusqu'au sacrifice de soi-même. Dans les
Jataka,
le récit des vies antérieures du Bouddha, on voit celui qui allait
devenir ultérieurement le Bouddha donner de son vivant des parties
de son corps ou carrément donner sa vie pour le biend 'autres êtres
vivants. Ainsi, par miséricorde pour une panthère et ces cinq
petits affamés, le bodhisattva leur a donné son corps à manger. La
légende veut que la panthère et ces cinq petits soient devenus dans
des vies ultérieures les premiers disciples du Bouddha. Si le
Bouddha considérait comme un bien le fait de donner son corps ou des
parties de son corps, pourquoi serait-ce un mal de donner ses organes
après la mort à un moment où on ne ressent de toutes façons plus
rien ! En fait, le don d'organe dans ces conditions est beaucoup
plus facile à pratiquer que le don sacrificiel d'un bodhisattva !
Je pense pour toutes ces raisons que le don d'organe est un bien.
Cela ne nuit à personne puisque le cadavre d'une personne décédée
n'est plus cette personne et cela est d'une grande aide pour celui
qui va bénéficier de cet organe. Cela s'accorde parfaitement avec
la doctrine du Bouddha. Et il convient d'encourager tout le monde à
faire une clause dans son testament pour permettre un don de ses
organes. C'est là un acte de détachement, de compassion et de
générosité. Il conviendrait aussi d'encourager dans cette vie le
don de sang, le don de plasma et le don de plaquettes qui permettent
de sauver des vies en donnant une petite partie de nous-mêmes. Le
don de moelle osseuse ainsi que le don d'un de ses reins sont aussi
extrêmement positifs, cela demande un sacrifice courageux et c'est
là un acte extrêmement louable.
*****
Néanmoins,
certains bouddhistes émettent plus que des réserves par rapport à
ce don d'organes. Ces bouddhistes évoquent des textes ultérieurs
aux enseignement du Bouddha. Le plus connu de ces textes est le Bardo
Thodröl,
plus connu en Occident sous le nom de « Livre
des morts tibétain »3.
Le Bardo
Thodröl
qui signifie « libération par l'écoute dans l'intervalle (qui
va de la mort à la renaissance) » détaille ce qui se produit
au moment de la mort et après dans la perspective du Dzogchen, un
courent mystique du bouddhisme tibétain. Dans cette perspective,
l'existence se divise en six « bardo », littéralement
« intervalle », des laps de temps significatifs d'un
point de vue existentiel : le bardo de la vie, le bardo de la
méditation, le bardo du rêve, le bardo du moment de la mort, le
bardo de la luminosité et le bardo du devenir. Les trois premiers
concernent la vie et les trois derniers la mort, c'est de ces trois
dont le Bardo
Thodröl,
mais en tout en faisant des corrélation avec les bardos de la vie
correspondant : au bardo de la vie correspond le bardo du moment
de la mort, au bardo de la méditation correspond le bardo de la
luminosité et enfin au bardo du rêve correspond le bardo du
devenir.
Je n'ai pas le temps de
développer en détail le sujet, car je ne veux pas être trop
exhaustif, mais disons que le bardo du moment de la mort est
l'intervalle où le souffle externe (le souffle d'air qui rentre et
sort des poumons) s'arrête et celui où les souffles internes
s'arrêtent complètement (c'est-à-dire où les énergies subtiles
du corps finissent par disparaître complètement). Ce bardo du
moment de la mort dure en moyenne le temps d'un repas, soit une
vingtaine de minutes. Le bardo de la luminosité est un état qui
dure selon le Bardo Thodröl en moyenne 49 jours. C'est un état où
l'esprit est confronté à des projections lumineuses
hallucinatoires. Le bardo du devenir correspond au moment où la
conscience se dirige vers une autre existence.
Certains bouddhistes
arguent donc que la conscience peut être encore sentimentalement
attachée au moment du « bardo de la luminosité ». C'est
pourquoi on trouve dans le Bardo Thodröl des consignes qui demandent
de ne pas toucher le corps du défunt, de ne pas le déplacer ou le
manipuler car cela pourrait placer la conscience du défunt dans un
désarroi profond pendant trois jours. En fait, idéalement, il ne
faudrait pas déplacer ou manipuler le corps pendant 49 jours, mais
pour des raisons d'hygiène, ce n'est évidemment pas possible.
Disons que cette règle des trois jours n'est pas respectée par
temps d'épidémie. On procède tout de suite à la crémation du
corps avec des rituels de « powa » pour éjecter la
conscience.
Donc
certains bouddhistes sont réticents au don d'organe car cela
pourrait perturber le défunt. Mais le fait de ne pas donner un cœur,
un foie ou un rein à celui qui en a un besoin vital risque de
perturber encore plus le vivant ! Je pense qu'il faut mettre
dans la balance le bien que le don d'organe peut susciter. Et de
fait, les vivants ont plus besoin d'organes que les morts. Le lama
tibétain Sogyal Rimpotché dit d'ailleurs à ce sujet : « Les
maîtres auxquels j'ai posé la question s'accorde à penser que le
don d'organes est une action extrêmement positive, puisqu'elle a sa
source dans un désir d'aider authentiquement aider les autres. Par
conséquent, si tel est réellement le vœu du mourant, la conscience
qui quitte le corps n'en sera nullement affectée 4 ».
Voilà ce qui me semble
pertinent à dire sur le don d'organes d'un point de vue bouddhique.
Citipatti, Seigneurs des Cimetières, Tibet |
1Voir
notamment Môhan Wijayaratna, Sermons du Bouddha, éd. Du
Seuil / Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 31-40.
2Aggi
Vacchagotta Sutta (Soûtra de l'ascète Vacchagotta), Majjhima
Nikāya,
I, 483-489. Môhan Wijayaratna, La
philosophie du Bouddha,
éd. LIS, Paris, 2000, pp. 193-197.
3La
meilleure traduction en langue française et la plus complète est
celle de Philippe Cornu : Padmasambhava, « Le livre
des morts tibétain », éd. Buchet/Chastel, Paris, 2009.
Le livre le plus clair et le plus éclairant aussi, destiné à un
grand public, qui explique le Bardo Thodröl ainsi que la relation à
la mort et l'accompagnement des mourants est celui de Sogyal
Rimpotché, « Le livre tibétain de la vie et de la mort »,
éd. La Table Ronde, Paris, 1993.
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