Dans
la spiritualité et dans la religion, on parle souvent d'amour. Jésus
disait : « Aimez-vous les uns les autres » ou « Aime
ton prochain comme toi-même ». Dans le Soûtra de l'Amour, le
Bouddha appelle à aimer chaque être dans l'univers comme une mère
aime et chérit son unique enfant : « Ainsi
qu'une mère au péril de sa vie, surveille et protège son unique
enfant, ainsi avec un esprit sans limite, doit-on chérir tout être
vivant, aimer le monde en son entier, au-dessus, au-dessous et tout
autour, sans limitation, avec une bonté bienveillante et infinie ».
Mais que signifie l'amour dans ce cas précis ? Le mot semble
évident, mais au nom de l'amour, on fait toutes sortes de choses
déraisonnables, voire même condamnables. Telle personne bat sa femme
qu'il croit infidèle, telle autre fait une crise de jalousie, telle
autre se suicide de désespoir parce que la personne aimée le ou la
rejette.... On sait tous que la passion amoureuse peut avoir des
conséquences funestes. Toute la littérature est remplie de ces
histoires d'amour qui finissent mal, très mal parfois... De Roméo
& Juliette à Tristan & Iseult en passant par
Autant en emporte le vent....
Est-ce
que c'est cet amour qu'ont prôné Jésus et le Bouddha ? Non,
évidemment. Poser la question revient évidemment à y répondre !
Mais la volonté de se mettre à distance des conséquences
délétères de la passion amoureuse a conduit les courants religieux
et spirituels à fermement condamner l'amour charnel d'une façon
souvent très dure. Les religions se sont attelées à refréner les
pulsions sexuelles des hommes et des femmes, à les encadrer
strictement dans le cadre du mariage et encore dans la seule optique
de la reproduction et la perpétuation de la société. L'amour
charnel qui déborderait d'une manière ou d'une autre de ce cadre
strict a été lourdement frappé du sceau du péché, de l'impureté
ou de l'infamie. Pourtant, dans l'amour charnel, il y a de l'amour,
peut-être entaché d'imperfections et de manque de sagesse, mais de
l'amour quand même, un amour qui jaillit et qui persiste dans la
conscience des gens.
Face
à cette volonté de contrôler la sexualité et celle de cadenasser
les relations amoureuses, les sociétés occidentales ont connu dans
les années '60 une révolution sexuelle qui a modifié en profondeur
la manière d'aborder le couple et les relations amoureuses. Ce fut
aussi une époque de renouveau pour l'idéal de l'amour avec
l'idéologie hippie du « Peace & Love ». Ce fut une
manière souvent naïve et parfois assez cacophonique de réhabiliter
autant l'amour charnel qu'une fraternité entre tous les humains qui
conduirait à la paix universelle. On peut sourire aujourd'hui des
grandes espérances de cette époque, et certains condamneront avec
fermeté l'excès des libertés que cette période de l'Histoire des
sociétés occidentales a permis. Dans les Manifs pour Tous qui
s'opposaient au mariage pour tous, c'est-à-dire le mariage accordé
aux personnes de même sexe, on voyait beaucoup de pancartes qui
condamnaient la pensée '68 et sa permissivité ainsi que le déclin
des valeurs qu'elle aurait engendré.
Mais
au fond, le débat reste toujours au niveau de la liberté ou des
contraintes que l'on devrait exercer par rapport à l'amour charnel.
On a peu de réflexions sur la manière de conjuguer l'amour charnel,
l'amour familial et l'amour universel que prônaient Jésus et le
Bouddha. Aimer tout le monde implique d'abandonner sa femme et sa
famille. Dans la Chine ancienne, « sortir de la famille »
était une expression qui désignait le fait de devenir moine. La
question est : peut-on développer en nous cet amour universel
sans renier les amours teintées d'attachement que sont l'amour pour
nos proches, l'amour charnel ou l'amitié envers nos amis ?
Voilà pourquoi une réflexion qui pense les différents moments de
l'amour me paraît intéressante.
Classiquement,
en philosophie, pour rendre compte de cette diversité de l'amour, on
distingue éros, philia et agapé. Éros est l'amour qui désire, qui
prend. Philia qui donne, qui partage, qui unit une famille ou un
groupe d'amis. Agapé est l'amour qui cherche à s'étendre à tous
les êtres sensibles. Agapé est un amour universel qui ne connaît
pas de limites, pas d'appartenances. Dans le contexte de la pensée
occidentale, agapé est clairement lié à la spiritualité
chrétienne. Le terme grec agapé
a
donné le latin caritas, qui a donné le français « charité ».
L'amour de charité est pour les chrétiens l'amour au plein sens du
terme, l'amour qui se soucie de son prochain, peu importe sa
provenance ou son appartenance, c'est l'amour qui aime autant l'ami
que l'ennemi. Mais agapé peut aussi être rapproché du sanskrit
maitri
(metta
en langue pâlie). Maitri dans la philosophie bouddhique désigne
l'amour bienveillant qui s'étend à tous les êtres. Maitri est le
souhait que tous les êtres connaissent de manière durable le
bonheur et les causes du bonheur. Il ne s'agit pas ici d'identifier
agapé au sens chrétien (qui signifie aussi l'amour de Dieu ;
« Dieu est amour :
celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui »,
dit l'évangile de Jean) et maitri au sens bouddhiste, mais de
montrer que ces deux notions sont proches. Il me semble aussi que
l'on peut avoir d'agapé
une compréhension laïque : un amour désintéressé pour
l'humanité (et éventuellement pour tous les êtres doués de
conscience) qui ne passe pas nécessairement par l'expérience
chrétienne et notamment sa référence à la divinité et à la
transcendance.
Éros
et philia sont deux formes de l'amour qui sont plus cantonnées à un
nombre limité de personnes. Le mot grec éros a donné le mot
français érotisme ; mais il serait réducteur de limiter éros
à la seule dimension érotique de l'amour charnel. Éros est cet
amour qui cherche à combler un manque ; on peut bien sûr aimer
quelqu'un pour sa beauté physique, mais aussi pour ses talents
artistiques, combien de fans ne rêvent-ils d'être auprès de leurs
artistes, musiciens, chanteurs préférés ? On peut aussi aimer
quelqu'un pour son argent, pour son pouvoir, pour ses talents ou pour
son aura en société... Éros est souvent à la base de la passion
amoureuse et de tous ses débordements. C'est pourquoi on l'oppose
souvent dans la religion à agapé. La mentalité religieuse a besoin
de ce genre d'opposition : ce qui est matériel / ce qui est
spirituel, ce dont il faut se détacher / ce qu'il faut pratiquer
pour être une sainte personne. Pourtant, Platon, dans Le
Banquet, considère qu’éros
est à la base de la progression spirituelle : le fait d'être
fasciné de la beauté physique d'une personne en particulier est le
prélude à s'émerveiller de la beauté qui réside dans ce monde,
dans les êtres et dans les choses, la beauté d'une vallée ou la
beauté d'une montagne, la beauté d'un brin d'herbe ou la beauté du
cosmos. Éros nous conduit à nous émerveiller de la beauté des
actes nobles et des conduites justes, et enfin à nous émerveiller
de la beauté intérieure qui réside dans l'âme.
Constantin Brancusi, le Baiser |
Philia
est beaucoup plus dans le don et le partage. C'est notamment l'amour
que l'on a envers ses enfants, l'amour et les soins qu'on leur donne.
C'est un amour moins passionné qu'éros, mais qui crée des liens
solides plus durables et plus profonds aussi. On traduit souvent
philia
par amitié, notamment quand on traduit les textes d'Aristote et
d’Épicure. Dans l’Éthique
à Nicomaque,
Aristote explique que philia nous pousse aimer quelqu'un pour ce
qu'il est, et non pour ce que cette personne a à nous apporter.
Épicure rapproche philia d'agapé quand il dit animé par une vision
extrêmement positive des progrès moraux de l'humanité :
« L’amitié
mène sa ronde autour du monde habité, comme un héraut nous
appelant tous à nous réveiller pour nous estimer bienheureux ».
Mais il s'agit là de la vision selon laquelle les êtres humains
partout sur la Terre seraient unis localement à leurs amis avec
lesquels ils passeraient du bon temps et auraient du plaisir et du
bien-être à se retrouver ensemble. Il ne s'agit pas tellement que
tout le monde aime tout le monde, mais que chacun puisse rencontrer
un ou plusieurs amis, et que cette amitié harmonieuse l'emporte sur
les dissensions, les disputes, les querelles, les rivalités et les
guerres qui séparent les humains les uns des autres, et nous rendent
extrêmement malheureux. On peut se demander bien sûr si la philia
d’Épicure n'a pas besoin d'agapé, comme on peut se demander si
l'agapé spirituelle n'a pas besoin de la même philia d’Épicure
pour s'incarner de manière plaisante dans le monde.
Mais
la distinction est là. Philia s'adresse toujours à nombre restreint
de personnes dans le monde, tandis qu'agapé (ou maitri) tend à
s'étendre à toute l'humanité, voire à tous les êtres conscients
de l'univers. Aristote disait : « Il
n'est l'ami de personne celui qui est l'ami de tout le monde ».
Je suis un peu mitigé par cette citation, car on pourrait imaginer
un monde tellement apaisé, tellement bienheureux, qu'il suffirait de
rencontrer quelqu'un pour sympathiser et devenir son ami. Mais même
dans ce monde idéal, on n'a pas le temps de devenir l'ami de tout le
monde ! Et dans ce monde très imparfait qui est le nôtre,
celui qui essaye de plaire à tout le monde ne sera pas probablement
un ami très fiable. Il y a donc un nombre très limité de gens sur
lequel on peut compter et envers qui on va nourrir des sentiments
forts d'entraide et de sollicitude. Cela peut être la famille, cela
peut être un groupe d'amis, mais cela reste très limité par
rapport à la multitude des êtres conscients.
Je
pense qu'il est intéressant de bien montrer cette dualité entre
agapé d'un côté et éros et philia de l'autre avec cette ligne de
démarcation : agapé tend à faire voler en éclat les
limitations, à étendre son amour toujours plus loin, tandis qu'éros
s'adresse à un nombre restreint de personnes, souvent une personne à
la fois, philia s'étend à un cercle plus important de personnes
aimées, mais quand même très restreint tout de même. Agapé/maitri
mesure son progrès spirituel au nombre toujours croissant d'êtres
sensibles, humains ou animaux, envers qui vous êtes capables de
ressentir un amour bienveillant. Comme une pierre qui tombe dans
l'eau et fait des cercles concentriques de plus en plus grands,
l'homme de bien répand partout dans le monde cet amour bienveillant.
Vous pouvez cultiver l'amour bienveillant envers un inconnu dans la
rue, dans le bus, dans des lieux anodins comme des centres
commerciaux. Vous pouvez cultiver cet amour bienveillant envers les
personnes qui souffrent dans les hôpitaux, qui sont victimes
d'attentats ou des conséquences atroces de la guerre qu'on voit à
la télévision. Mais vous pouvez aussi cultiver l'amour pour les
gens qui vont bien, un homme d'affaire élégant à qui tout réussit
ou un tennisman qui remporte un tournoi du grand chelem. Après tout,
tout le monde a besoin d'amour. L'important est de bien voir qu'il ne
faut pas faire de catégories : « les gens qui méritent
mon amour » et « ceux qui ne le méritent pas ou qui n'en
ont pas besoin », car ces catégories sont là des limitations.
Vous pouvez aimer les personnes qui vous sont sympathiques, vous
pouvez aimer les gens qui vous sont indifférents et vous pouvez
aussi aimer les gens qui vous sont antipathiques. Vous pouvez même
aimer vos ennemis et ceux qui vous font du mal si vous avez la force
spirituelle de le faire.
Pour
autant, si agapé/maitri est illimité, infini dans son extension,
éros et philia n'ont-elles aucune valeur ? On le peut le penser
quand on lit les textes spirituels qui condamnent éros comme un
production du Démon et ne tolèrent philia que parce qu'il faut bien
des familles pour perpétuer la société au travers des générations
successives. Jésus appelait à tuer symboliquement père et mère, couper tous les
liens afin de se détacher de ce monde terrestre entaché du péché : « Ne
croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis
pas venu apporter la paix, mais l’épée. Car
je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre
la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère »; et dans le bouddhisme, l'amour conjugal est la source de
tous les attachements. Siddharta a quitté son palais, sa vie de
couple avec Yasodhara et son fils pour embrasser la vie spirituelle
de renonçant. Je serai pour ma part beaucoup plus partagé : si
je reconnais la nécessité de développer un amour bienveillant qui
tend à l'universel et de développer encore et encore cette
intention bienveillante, nous vivons avec notre point de vue
particulier sur les choses qui provient de notre corps et des
relations que l'histoire de notre vie nous a amené a tissé avec
telle ou telle personnes en particulier. Nous éprouverons éros
pour certaines personnes durant notre vie et philia envers
d'autres. Avec certaines personnes, nous éprouverons tantôt éros,
tantôt philia.
Il
est vrai qu'éros peut susciter les passions et que philia crée un
attachement fort envers les personnes aimées. On risque par exemple
de se mettre terriblement en colère si l'on cherche à faire du mal
aux personnes que l'on aime. On risque aussi d'être en rage si l'on
est trahi par nos amis ou nos amants. Cela ne peut être nié ;
il faut cultiver une sagesse du détachement et de l'équanimité par
rapport à cela. Mais en même temps agapé peut transformer éros et
philia, apporter un souffle nouveau, un souffle d'apaisement où nos
liens d'engagement cessent d'être en même temps des liens
d'attachement. On peut éprouver de l'amour bienveillant pour tout le
monde, mais on ne peut pas être l'ami de tout le monde. Pour autant,
agapé peut aider à dissoudre cet attachement clanique profondément
inscrit en nous qui instaure une dualité entre « eux »
et « nous », entre « les autres » qu'il
faudrait accueillir avec défiance et « mes amis, mon clan, ma
famille, les miens » qu'il faut défendre hargneusement.
En
fait, tout le monde a besoin d'amour sous la forme d'éros et de
philia. Quand le Bouddha décrit maitri, c'est bien en comparant
l'amour qu'une mère peut éprouver envers son unique enfant, mais
étendu à tous les êtres. Quelqu'un qui n'aurait jamais connu et
jamais vu l'amour qu'une mère peut porter à son enfant aurait
beaucoup de mal à comprendre cette comparaison. Même un moine qui
vit dans le détachement et le renoncement par rapport à l'amour
charnel et à l'amour conjugal a besoin du soutien bienveillant de sa
communauté monastique ; le moine a besoin de sentir qu'il a des
amis spirituels ; sinon il aura à affronter une désolante
solitude. Il suffit de lire les « appels au lama de loin »
dans la tradition tibétaine pour s'en convaincre. On pourrait d'ailleurs
décrire les termes de la relation du disciple envers le maître
spirituel comme une forme d'éros. Je ne parle pas ici de quelque
chose qui serait érotique, lié à des pulsions sexuels ou qui
exprimerait un désir charnel, mais bien du désir de combler un
manque de sagesse, d'accomplissement spirituel, de réalisation,
etc... grâce à la fréquentation du maître. Les textes tantriques
tibétains parlent d'ailleurs de manière récurrente de l'union de
l'esprit du maître et du disciple dans le guru yoga, le yoga du
maître. Il y a donc bien là une dimension fusionnelle qu'on
retrouve dans éros.
En
fait, l'idée d'opposer agapé à éros et philia en mettant en
valeur que seul agapé peut nous conduire à l'absolu me laisse
sceptique, car précisément dans notre réalité relative, c'est
d'abord éros et philia qui se manifestent par leur présence parfois
encombrante ou leur absence qui peut être aussi très encombrante !
Dans notre expérience de la réalité relative, agapé semble très
éthérée. C'est pourquoi il est bon de ne pas les négliger, ne
serait-ce que pour que les relations soient plus harmonieuses entres
les individus. On m'objectera que l'on peut vivre sans amour, seul et
loin de tout si on a une âme suffisamment forte. Oui, bien sûr.
Tout comme on peut survivre à une famine. On peut s'accommoder de
manger très peu de nourriture, mais personne ne décrira cela comme
une chance dans la vie. De la même façon, on peut survivre sans
éros et philia, et beaucoup de gens vivent dans la solitude. Mais
c'est là un malheur qu'il ne faut certainement pas continuer à
alimenter. La spiritualité peut nous aider à aller au-delà de
situations pénibles comme la famine, la pauvreté ou la solitude,
mais cela ne devrait pas être le but de la spiritualité de nous
obliger à vivre dans l'abstinence de nourriture, d'argent et de
biens matériels ou de relation amoureuse. Si certains veulent
volontairement vivre cette abstinence, qu'ils le fassent, mais qu'ils
n'imposent pas cela à tout le monde non plus.
Personnellement,
je prône un modèle où agapé/maitri se développe en harmonie avec
éros et philia. Parfois, agapé prend le relais d'éros. Par
exemple, quand une relation se termine, on a souvent des sentiments
remplis de ressentiment et de jalousie. J'essaye de cultiver agapé,
un amour bienveillant illimité et inconditionné envers la femme que
j'ai aimée. Cela apaise les blessures et la colère que l'on peut
ressentir. On ressasse moins tous les griefs que l'on peut avoir à
l'encontre de cette personne, on est moins aigri par tout ce qui
vient heurter notre amour-propre. Et agapé nous aide à mieux vivre
la solitude en nous reconnectant à l'énergie de ce vaste monde.
Dans un monde où on met tout le monde en concurrence et en rivalité
avec tout le monde, où on isole les gens les uns des autres et où
les seuls liens autorisés sont ceux que permettent la technologie,
je pense qu'il est urgent d'avoir une vision renouvelée d'éros,
philia et agapé.
Frank Horvat |
- La parabole des hérissons (d'Arthur Schopenhauer)
- Song (d'Allen Ginsberg)
- L'union de deux de ces êtres si imparfaits (d'Alfred de Musset)
- Il faut beaucoup aimer les hommes
- Amour et sagesse dans le Banquet de Platon
Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique du "Reflet de la Lune" ici.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire