Le
clair de lune à travers les hautes branches,
les
poètes au grand complet disent qu'il est davantage
que
le clair de lune à travers les hautes branches.
Mais
pour moi, qui ne sais pas ce que je pense,
ce
qu'est le clair de lune à travers les hautes branches,
en
plus du fait qu'il est
le
clair de lune à travers les hautes branches,
c'est
de n'être pas plus
que
le clair de lune à travers les hautes branches.
Fernando
Pessoa (Alberto Caiero), Le Gardeur de Troupeaux, éd.
Gallimard, Paris, p. 87.
Elis Podnar |
Voilà
un poème qu'un maître Zen ne renierait probablement pas, je pense
notamment à la simplicité déconcertante des poèmes de Ryokan. Le
poète portugais Fernando Pessoa l'a écrit sous son hétéronyme
d'Alberto Caeiro. Qu'est-ce qu'un hétéronyme ? Un pseudonyme est un
faux nom sous lequel on rédige un livre, un poème ou sous lequel on
signe une œuvre ou un pamphlet. Émile Ajar est le pseudonyme resté
célèbre de Romain Gary qui lui a permis de gagner deux fois le prix
Goncourt. Le sinologue belge Pierre Ryckmans a écrit sous le
pseudonyme de Simon Leys « Les habits neufs de l'empereur
Mao », ce livre où il dénonce les dévoiements monstrueux
et tragiques de la révolution culturelle en Chine, d'une part pour
éviter les foudres dogmatiques des maoïstes soixante-huitards de
Paris qui régnaient alors en maître dans les universités, et
d'autre part pour pouvoir continuer à se rendre en Chine et
travailler comme attaché culturel à Pékin. Mais un pseudonyme
n'est pas un hétéronyme. L'hétéronyme est le nom d'un personnage
proche de Fernando Pessoa, mais qui n'est pas Fernando Pessoa pour
autant. Cela permet à Pessoa de s'incarner dans une posture
métaphysique et existentielle forte tout en prenant ses distances et
en acceptant d'être par moments en contradiction avec lui. Cela
permet d'éviter la lourdeur dogmatique et d'effleurer certaines
intuitions philosophiques avec une légèreté poétique.
L'hétéronyme
d'Alberto Caeiro exprime une mystique paradoxalement matérialiste
qui vise à s'émerveiller de l'être physique des choses autour de
soi, ressenties et éprouvées au moyen des sens, mais sans les
interférences des pensées et des idées qui se superposent aux
perceptions des choses. Pour Alberto Caeiro, il n'y a pas à embellir
les choses : la lune n'est pas la compagne des fous, ni la muse
des poètes, ce n'est pas une lumière bienveillante dans la nuit,
pas plus qu'elle n'est un astre maléfique qui fait tourner les
têtes. La lune est la lune, et il faut prendre le clair de lune avec
simplicité, juste regarder cette clarté, en savourer la douceur et
sentir la plénitude de sentir la fraîcheur de la nuit quand on lève
les yeux vers la lune qui brille derrière les hautes branches.
La
clarté de la lune se donne dans l'instant au travers du feuillage à
l’œil qui veut bien la regarder et l'admirer dans ce moment-là.
Toutes les expressions emphatiques que l'on pourrait faire comme
parler de la majesté de la lune ou de sa splendeur ne rendrait pas
la simplicité de ce moment et l'émerveillement qui naîtrait en
nous. C'est dans ces moments que l'on peut se sentir habité par la
présence de l'être, mais il n'y a rien à en dire. Comme le dit
Pesso/Caiero : « ce qu'est le clair de lune à travers
les hautes branches, en plus du fait qu'il est le clair de lune à
travers les hautes branches, c'est de n'être pas plus que le clair
de lune à travers les hautes branches ». Il n'y a pas à
se demander ce qu'est la lune, ce qu'est sa lumière, ce que sont les
hautes branches. Il n'y a pas à gloser sur al majesté de la lune,
ni sur la splendeurs de ses rayons, ni sur la hauteur des hautes
branches. Il y a à simplement savourer le moment présent où la
forme de la lune se dessine derrière les hautes branches.
Koson Ohara (Japon, XIXe siècle) |
N'hésitez pas à retrouver les poèmes et les photos d'Elis Podnar sur son blog "Quod manet"
Voir les poèmes de Fernando Pessoa sur le "Reflet de la Lune"
- Le Tage
Voir aussi les poèmes du maître zen Ryokan :
- l'envers et l'endroit d'une feuille
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