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dimanche 19 novembre 2017

Battement d'ailes d'un papillon



Battement d'ailes d'un papillon dans le ciel, le vent et le rêve




     Quelques citations poétiques et spirituelles incluant ce petit animal gracieux qu'est le papillon.


        Tout d'abord, un petit texte très célèbre d'un des grands penseurs du Tao en Chine, Tchouang-Tseu (莊子)1 où ce dernier nous raconte un rêve, et le trouble existentiel qui s'en suit :



     « Tchouang-Tseu rêva qu’il était un papillon, voletant, heureux de son sort, ne sachant pas qu’il était Tchouang-Tseu. Il se réveilla soudain et s’aperçut qu’il était Tchouang-Tseu. Il ne savait plus s’il était Tchouang-Tseu qui venait de rêver qu’il était un papillon ou s’il était un papillon en train de rêver qu’il était Tchouang-Tseu »2.


     Sommes-nous réels ? Ou sommes-nous le rêve d'un réel que nous avons inventé et tissé de toutes pièces ? Ou peut-être sommes-nous le rêve de quelqu'un d'autre ? Un papillon qui passait par là ? Un dieu obscur dans la nuit du monde ? Un esprit malin qui se complaît à nous tromper ?


  Tchouang-Tseu, derrière sa petite histoire, un questionnement vraiment profond sur le réel ; il entame toute une réflexion sur l’Être et le non-être, point de départ de la métaphysique et de l'ontologie3. Comment être sûr de la réalité de ce que nous vivons présentement ? Nous avons tellement tellement été trompés : n'avons-nous vécu certains rêves comme quelque chose de très réel, trompé que nous étions par notre propre esprit, inconscient créateur, metteur en scènes de nos désirs et de nos peurs ? Comment dès lors dans l'état de veille être vraiment certain que nous sommes pas dans un rêve ou une illusion ? Et si le réel a bel et bien lieu ici et maintenant, comment tenir la preuve indiscutable de ce réel ? Quel est le socle inébranlable et inamovible de ce réel pour autant qu'un tel socle existe ? Quel est le fondement ontologique de ce réel pour autant que les hommes puissent le connaître et l'expliquer ?


       Autre questionnement qu'induit cette petite histoire du rêve du papillon, quel rôle le rêve joue-t-il dans le monde réel ? En quoi avons-nous besoin du rêve pour insuffler dans ce quotidien terne et décevant tout ce que symbolise le papillon : légèreté, délicatesse, grâce et couleurs chamarrées ? Et en quoi inversement remplit-il nos têtes d'attentes déraisonnables et de désirs qui conduisent nécessairement à la frustration et à l'insatisfaction ? Jusqu'à quel point rêves et réalité s'interpénètrent-ils ? Jusqu'à quel point se complète-t-il comme le jour et la nuit ?












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          Tchouang-Tseu a été une influence absolument majeure dans l'Histoire de la pensée chinoise, mais aussi dans les arts et la culture. Ainsi ce petit poème de Lǐ Zhēn (李祯, 1376 - 1452).

« Dans les nuits de lune
Tandis que chantait le coucou
Je rêvais d'être un papillon
Porté par le vent du printemps »


      On reconnaît un thème cher aux taoïstes et à Tchouang-Tseu en particulier, le non-agir, l'abandon au cours des événements, « être un papillon porté par le vent du printemps ». Ne pas s'opposer au flux créateur qui renouvelle sans cesse la vie. Et dans la contemplation, assis sur cette fragile frontière entre le rêve et la réalité, demeurer sereinement dans le laisser-être au sein de la spontanéité créatrice de la Nature.





Kazuhiko Fukuoji







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     Au Japon aussi, Tchouang-Tseu a inspiré des rêves de papillon. Ainsi ce haïku de Kobayashi Issa (小林 一茶, 1763 – 1828).


« Papillon qui bat des ailes
je suis comme toi
poussière d'être! »


      Le papillon avec ses ailes diaphanes, ces membranes à l'épaisseur plus tenue qu'un grain de poussières évoque ici la fragilité de l'être, notre éphémère insignifiance: tout un plus quelques battements d'ailes dans l'immensité du monde avant de partir sans fracas. Poussière d'être, tu es né, poussière d'être tu retourneras. L'Être de la philosophie occidentale avec un grand Ê, sur lequel pèse le Logos, ce Logos qui est à la fois discours magistral et raison triomphante, cet Être-là avec un grand Ê ne résiste pas à la moulinette de la vacuité : ne reste qu'une poussière d'être dont sont tissés nos rêves et nos jours, une poussière colorée toutefois, rien de grisâtre. « La forme est vide, le vide est forme. La forme n'est autre que le vide, le vide n'est autre que la forme », nous dit le Soûtra du Cœur de la Perfection de Sagesse 4.











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        Paul Claudel est français, mais il est quand même relié à la Chine puisqu'il a été diplomate en Chine de 1895 à 1909. Sa passion pour la Chine a d'ailleurs largement dépassé le cadre de la politique internationale : Claudel avait un intérêt évident pour l'art, la peinture et la pensée chinoise. Probablement que lui aussi a été contaminé par les papillons de Tchouang-Tseu, même s'il est resté un fervent catholique toute sa vie. En tous cas, on lui doit cette belle citation 5 :


« Même pour le simple envol d'un papillon tout le ciel est nécessaire. »


      Insoutenable légèreté de l'être, commenterait un auteur tchèque. Comme si les petites ailes frêles du papillon soutenait le ciel en son entier. Rien n'existe indépendamment du monde environnant. Chaque être individuel n'existe qu'en relation avec le Tout ; et dans ce Tout, il n'y a que les liens d'interdépendance entre les parties de ce Tout en nombre infini. Le tout petit papillon ne pourrait pas voler sans l'immensité du ciel. Pourtant il brasse si peu d'air de ce ciel. Le vaste monde n'est pas seulement autour de nous ; mais il est aussi en nous, et notre existence n'est intelligible qu'à travers lui. Ce macrocosme qui opère et rayonne au cœur du microcosme que nous sommes. Il est bon de s'en rappeler de temps en temps, surtout dans une société qui donne l'impression aux individus qu'il sont autant d'atomes totalement séparés les uns des autres. Il est bon de se rappeler que nous sommes réunis sous un même ciel, et que nous respirons le même air sur cette Terre.










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        Dernière citation, en provenance de l'Inde cette fois-ci, du penseur et poète Rabindranath Tagore (1861 - 1941)  :


« Le papillon ne compte pas en mois mais en moments, et il a suffisamment de temps. »


           Un rappel du moment présent. Se focaliser sur l'instant et le vivre intensément, plutôt qu'être obsédé par la durée et les projets que l'on va essayer de mener à bien durant cette durée de temps. Je me souviens d'un slogan anarchiste : « Ne perdez pas votre vie à la gagner ». Comme un papillon qui virevolte au hasard des effluves, allez respirer la fleur du moment présent.











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       Alors, après ce petit tout d'horizon, on pourrait me reprocher de ne pas aborder la figure récurrente du papillon dans la théorie du chaos. On y parle souvent du battement d'ailes d'un papillon à Rio qui engendrerait un ouragan à Tokyo par un enchaînement de causes et de conséquences totalement imprévisibles. Il y aurait beaucoup de choses à en dire. Ce qui me semble particulièrement intéressant, c'est de prendre conscience qu'un système complètement déterministe peut engendrer des situations complètement désordonnées du fait d'une variation minime d'un des paramètres. J'avais étudié le sujet il y a longtemps. Mais je préfère me donner le temps de revoir le sujet en détail avant d'écrire dessus. On écrit tellement de bêtises à consonance New Age sur ce battement d'ailes. Je préfère attendre d'avoir quelque chose d'intelligent à dire sur le sujet. Et en attendant, rester silencieux, autant que ce léger battement d'ailes du papillon.





















1 Notez bien qu'en pinyin qui est la transcription officielle des caractères chinois en caractères latins, « Tao » qui signifie simplement « chemin » ou « voie » s'écrit Dǎo, en caractère . Et Tchouang-Tseu s'écrit en pinyin Zhuāngzǐ, en caractères traditionnels 莊子, en caractères simplifiés 庄子.


2 Dans un ouvrage simplement intitulé le « Tchouang-Tseu » ou « Zhuāngzǐ  » en pinyin, dans le chapitre II, « Discours sur l'identité des choses ».


3 NB pour les philosophes et les gens qui aiment couper les cheveux en quatre : pour être tout à fait précis, les catégories d’Être et de non-être sont des catégories de la philosophie occidentale. La simple traduction du verbe « être » est problématique dans la langue chinoise, ainsi que les catégories d'existence et de réalité. Néanmoins, Tchouang-Tseu pose frontalement la question de notre degré de certitude quant à la réalité de ce qui nous entoure, et le rêve a aussi servi d'exemple probant pour mettre en doute le réel, chez Descartes et Pascal notamment. C'est pourquoi ce rêve du papillon semble s'insérer adéquatement dans une réflexion plus large de la métaphysique ou ontologie, « science de l'Être en tant qu'Être » pour reprendre les mots d'Aristote sur ce qu'il appelait pour sa part la « philosophie première ». Ou en tous cas il me semble possible et pertinent d'exprimer les questionnements de Tchouang-Tseu dans les termes de philosophie occidentale.

Il serait peut-être aussi intéressant de citer la suite du texte de Tchouang-Tseu : « Entre Tchouang-Tseu et un papillon, il doit bien exister une différence ! C'est ce qu'on appelle la transformation des choses ». La pensée chinoise ne se concentre pas tellement sur l’Être, mais plus sur le processus de transformation qui fait que Tchouang-Tseu a l'impression d'être à un moment donné de sa vie un papillon : tranformation de Tchouang-Tseu en papillon, ou vice-versa. La pensée chinoise interroge beaucoup plus le passage d'un état à un autre, que l'état lui-même. Si, dans le rêve du papillon, on se demande qui est qui. Et bien, cela n'a peut-être pas tellement de sens puisque Tchouang-Tseu n'est plus et que le papillon n'est plus non plus. Le temps les a avalés tous les deux et a procédé à un nombre incalculable de transformations depuis lors.

Ajoutons que l'un des livres les plus célèbres de la culture chinoise est le Livre des Mutations ou Yi King (易經, Yì Jīng en pinyin), un ouvrage de divination qui ne serait pas fondamentalement intéressant s'il n'intégrait pas l'avenir non comme un état, mais comme une situation susceptible de se transformer et d'évoluer. Montaigne qui disait dans ses Essais : « Je ne peins pas l'être, je peins le passage » et Pascal pour qui : « La vie est un songe un peu moins inconstant » n'auraient certainement pas contredit cette vision du monde mettant l'accent sur la transformation, la mutation plutôt que sur la chose en soi.


4 NB : le mot sanskrit pour l'agrégat de la forme « rupa » signifie aussi « couleur ».



5 L'origine de cette citation reste incertaine : peut-être « Positions et propositions » (1934), à moins que ce soit « L'annonce faite à Marie » (1912).
















Voir également :


Les papillons








Voir aussi : 




- Les espaces du sommeil (Robert Desnos)



















Papillon monarque - Elis Podnar







Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.


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