Battement d'ailes d'un papillon dans le ciel, le vent et le rêve
Quelques
citations poétiques et spirituelles incluant ce petit animal
gracieux qu'est le papillon.
Tout
d'abord, un petit texte très célèbre d'un des grands penseurs du
Tao en Chine, Tchouang-Tseu (莊子)1
où ce dernier nous raconte un rêve, et le trouble existentiel qui
s'en suit :
« Tchouang-Tseu
rêva qu’il était un papillon, voletant, heureux de son sort, ne
sachant pas qu’il était Tchouang-Tseu. Il se réveilla soudain et
s’aperçut qu’il était Tchouang-Tseu. Il ne savait plus s’il
était Tchouang-Tseu qui venait de rêver qu’il était un papillon
ou s’il était un papillon en train de rêver qu’il était
Tchouang-Tseu »2.
Sommes-nous
réels ? Ou sommes-nous le rêve d'un réel que nous avons
inventé et tissé de toutes pièces ? Ou peut-être sommes-nous
le rêve de quelqu'un d'autre ? Un papillon qui passait par là ?
Un dieu obscur dans la nuit du monde ? Un esprit malin qui se
complaît à nous tromper ?
Tchouang-Tseu,
derrière sa petite histoire, un questionnement vraiment profond sur
le réel ; il entame toute une réflexion sur l’Être et le
non-être, point de départ de la métaphysique et de l'ontologie3.
Comment être sûr de la réalité de ce que nous vivons
présentement ? Nous avons tellement tellement été trompés :
n'avons-nous vécu certains rêves comme quelque chose de très réel,
trompé que nous étions par notre propre esprit, inconscient
créateur, metteur en scènes de nos désirs et de nos peurs ?
Comment dès lors dans l'état de veille être vraiment certain que
nous sommes pas dans un rêve ou une illusion ? Et si le réel a
bel et bien lieu ici et maintenant, comment tenir la preuve
indiscutable de ce réel ? Quel est le socle inébranlable et
inamovible de ce réel pour autant qu'un tel socle existe ? Quel
est le fondement ontologique de ce réel pour autant que les hommes
puissent le connaître et l'expliquer ?
Autre
questionnement qu'induit cette petite histoire du rêve du papillon,
quel rôle le rêve joue-t-il dans le monde réel ? En quoi
avons-nous besoin du rêve pour insuffler dans ce quotidien terne et
décevant tout ce que symbolise le papillon : légèreté,
délicatesse, grâce et couleurs chamarrées ? Et en quoi
inversement remplit-il nos têtes d'attentes déraisonnables et de
désirs qui conduisent nécessairement à la frustration et à
l'insatisfaction ? Jusqu'à quel point rêves et réalité
s'interpénètrent-ils ? Jusqu'à quel point se complète-t-il
comme le jour et la nuit ?
*****
Tchouang-Tseu
a été une influence absolument majeure dans l'Histoire de la pensée
chinoise, mais aussi dans les arts et la culture. Ainsi ce petit
poème de Lǐ
Zhēn (李祯,
1376 - 1452).
« Dans
les nuits de lune
Tandis
que chantait le coucou
Je
rêvais d'être un papillon
Porté
par le vent du printemps »
On
reconnaît un thème cher aux taoïstes et à Tchouang-Tseu en
particulier, le non-agir, l'abandon au cours des événements, « être
un papillon porté par le vent du printemps ». Ne pas
s'opposer au flux créateur qui renouvelle sans cesse la vie. Et dans
la contemplation, assis sur cette fragile frontière entre le rêve
et la réalité, demeurer sereinement dans le laisser-être au sein
de la spontanéité créatrice de la Nature.
Kazuhiko Fukuoji |
*****
Au
Japon aussi, Tchouang-Tseu a inspiré des rêves de papillon. Ainsi
ce haïku de Kobayashi Issa (小林
一茶, 1763 – 1828).
« Papillon
qui bat des ailes
je
suis comme toi
poussière
d'être! »
Le
papillon avec ses ailes diaphanes, ces membranes à l'épaisseur plus
tenue qu'un grain de poussières évoque ici la fragilité de l'être,
notre éphémère insignifiance: tout un plus quelques battements
d'ailes dans l'immensité du monde avant de partir sans fracas.
Poussière d'être, tu es né, poussière d'être tu retourneras.
L'Être de la philosophie occidentale avec un grand Ê, sur lequel
pèse le Logos, ce Logos qui est à la fois discours magistral et
raison triomphante, cet Être-là avec un grand Ê ne résiste pas à
la moulinette de la vacuité : ne reste qu'une poussière d'être
dont sont tissés nos rêves et nos jours, une poussière colorée
toutefois, rien de grisâtre. « La forme est vide, le vide
est forme. La forme n'est autre que le vide, le vide n'est autre que
la forme », nous dit le Soûtra du Cœur de la Perfection
de Sagesse 4.
*****
Paul
Claudel est français, mais il est quand même relié à la Chine
puisqu'il a été diplomate en Chine de
1895 à 1909. Sa passion pour la Chine a d'ailleurs largement dépassé
le cadre de la politique internationale : Claudel avait un
intérêt évident pour l'art, la peinture et la pensée chinoise.
Probablement que lui aussi a été contaminé par les papillons de
Tchouang-Tseu, même s'il est resté un fervent catholique toute sa
vie. En tous cas, on lui doit cette belle citation 5 :
« Même
pour le simple envol d'un papillon tout le ciel est nécessaire. »
Insoutenable
légèreté de l'être, commenterait un auteur tchèque. Comme si les
petites ailes frêles du papillon soutenait le ciel en son entier.
Rien n'existe indépendamment du monde environnant. Chaque être
individuel n'existe qu'en relation avec le Tout ; et dans ce
Tout, il n'y a que les liens d'interdépendance entre les parties de
ce Tout en nombre infini. Le tout petit papillon ne pourrait pas
voler sans l'immensité du ciel. Pourtant il brasse si peu d'air de
ce ciel. Le vaste monde n'est pas seulement autour de nous ;
mais il est aussi en nous, et notre existence n'est intelligible qu'à
travers lui. Ce macrocosme qui opère et rayonne au cœur du
microcosme que nous sommes. Il est bon de s'en rappeler de temps en
temps, surtout dans une société qui donne l'impression aux
individus qu'il sont autant d'atomes totalement séparés les uns des
autres. Il est bon de se rappeler que nous sommes réunis sous un
même ciel, et que nous respirons le même air sur cette Terre.
*****
Dernière
citation, en provenance de l'Inde cette fois-ci, du penseur et poète
Rabindranath Tagore (1861 -
1941) :
« Le
papillon ne
compte pas en
mois mais
en moments,
et il a suffisamment de temps. »
Un
rappel du moment présent. Se focaliser sur l'instant et le vivre
intensément, plutôt qu'être obsédé par la durée et les projets
que l'on va essayer de mener à bien durant cette durée de temps. Je
me souviens d'un slogan anarchiste : « Ne
perdez pas votre vie à la gagner ».
Comme un papillon qui virevolte au hasard des effluves, allez
respirer la fleur du moment présent.
*****
Alors,
après ce petit tout d'horizon, on pourrait me reprocher de ne pas
aborder la figure récurrente du papillon dans la théorie du chaos.
On y parle souvent du battement d'ailes d'un papillon à Rio qui
engendrerait un ouragan à Tokyo par un enchaînement de causes et de
conséquences totalement imprévisibles. Il y aurait beaucoup de
choses à en dire. Ce qui me semble particulièrement intéressant,
c'est de prendre conscience qu'un système complètement déterministe
peut engendrer des situations complètement désordonnées du fait
d'une variation minime d'un des paramètres. J'avais étudié le
sujet il y a longtemps. Mais je préfère me donner le temps de
revoir le sujet en détail avant d'écrire dessus. On écrit
tellement de bêtises à consonance New Age sur ce battement
d'ailes. Je préfère attendre d'avoir quelque chose d'intelligent à
dire sur le sujet. Et en attendant, rester silencieux, autant que ce
léger battement d'ailes du papillon.
1 Notez
bien qu'en pinyin qui est la transcription officielle des caractères
chinois en caractères latins, « Tao » qui
signifie simplement « chemin » ou « voie »
s'écrit Dǎo, en caractère 道.
Et Tchouang-Tseu s'écrit en pinyin Zhuāngzǐ,
en caractères traditionnels
莊子,
en caractères simplifiés 庄子.
2 Dans
un ouvrage simplement intitulé le « Tchouang-Tseu »
ou « Zhuāngzǐ
» en pinyin, dans le
chapitre
II, « Discours
sur l'identité des choses ».
3 NB
pour les philosophes et les gens qui aiment couper les cheveux en
quatre : pour être tout à fait précis, les catégories
d’Être et de non-être sont des catégories de la philosophie
occidentale. La simple traduction du verbe « être » est
problématique dans la langue chinoise, ainsi que les catégories
d'existence et de réalité. Néanmoins, Tchouang-Tseu pose
frontalement la question de notre degré de certitude quant à la
réalité de ce qui nous entoure, et le rêve a aussi servi
d'exemple probant pour mettre en doute le réel, chez Descartes et
Pascal notamment. C'est pourquoi ce rêve du papillon semble
s'insérer adéquatement dans une réflexion plus large de la
métaphysique ou ontologie, « science de l'Être en tant
qu'Être » pour reprendre les mots d'Aristote sur ce qu'il
appelait pour sa part la « philosophie première ». Ou
en tous cas il me semble possible et pertinent d'exprimer les
questionnements de Tchouang-Tseu dans les termes de philosophie
occidentale.
Il
serait peut-être aussi intéressant de citer la suite du texte de
Tchouang-Tseu : « Entre
Tchouang-Tseu et un papillon, il doit bien exister une différence !
C'est ce qu'on appelle la transformation des choses ».
La pensée chinoise ne se concentre pas tellement sur l’Être,
mais plus sur le processus de transformation qui fait que
Tchouang-Tseu a l'impression d'être à un moment donné de sa vie
un papillon : tranformation de Tchouang-Tseu en papillon, ou
vice-versa. La pensée chinoise interroge beaucoup plus le passage
d'un état à un autre, que l'état lui-même. Si, dans le rêve du
papillon, on se demande qui est qui. Et bien, cela n'a peut-être
pas tellement de sens puisque Tchouang-Tseu n'est plus et que le
papillon n'est plus non plus. Le temps les a avalés tous les deux
et a procédé à un nombre incalculable de transformations depuis
lors.
Ajoutons
que l'un des livres les plus célèbres de la culture chinoise est
le Livre des Mutations
ou Yi King (易經,
Yì Jīng en pinyin), un ouvrage de divination qui ne serait pas
fondamentalement intéressant s'il n'intégrait pas l'avenir non
comme un état, mais comme une situation susceptible de se
transformer et d'évoluer. Montaigne qui disait dans ses Essais :
« Je
ne peins pas l'être, je peins le passage »
et Pascal pour qui : « La
vie est un songe un peu moins inconstant »
n'auraient certainement pas contredit cette vision du monde mettant
l'accent sur la transformation, la mutation plutôt que sur la chose
en soi.
4
NB : le mot sanskrit pour l'agrégat de la forme « rupa »
signifie aussi « couleur ».
5
L'origine de cette citation reste incertaine : peut-être
« Positions et
propositions » (1934),
à moins que ce soit « L'annonce
faite à Marie »
(1912).
Voir aussi :
- La vie est un songe un peu moins inconstant (Blaise Pascal)
- Les espaces du sommeil (Robert Desnos)
- Ce qui est non-duel est duellement perçu (Longchenpa)
- La vie humaine comme nuage et eau (Ci'an Shoujing)
Papillon monarque - Elis Podnar |
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