Rosée
que ce monde
Rosée
que ce monde-ci
Kobayashi
Issa (小林
一茶, 1763 –
1828)
Hirai Baisen 平井楳仙 - 1889-1969 |
La
rosée est une métaphore fréquente dans la philosophie bouddhique.
Le Soûtra du Diamant dit, par exemple :
« Comme
les étoiles, les lucioles ou une lueur,
Comme
l'illusion d'un magicien, une goutte de rosée ou une bulle,
Comme
un rêve, un éclair ou un nuage,
Ainsi
doit-on voir tous les phénomènes conditionnés 1 ».
La
rosée s'évanouit dès les premiers rayons de l'aube : elle
désigne donc le manque de substance des phénomènes de ce
monde.Dans la vision de la vacuité, le monde entier n'a pas beaucoup
de substance : simple rosée. La philosophie bouddhique insiste
sur le fait qu'il faut s'imprégner de cette vision pénétrante de
la vacuité. Il ne suffit pas de s'en convaincre intellectuellement ;
il faut aussi approfondir cela encore et encore dans l'expérience
méditative. C'est pourquoi Kobayashi Issa insiste une deuxième
fois : « Rosée que
monde-ci... »
Mais ce n'est pas tout d'admettre la
conclusion que ce monde est vacuité, rosée, illusion. « Oui,
sans doute et pourtant... » Quand on est confronté à ce
monde, celui-ci nous semble extrêmement réel ; et et on ne
peut pas le révoquer comme insignifiance totale aussi facilement.
Notre expérience du réel nous interpelle, nous submerge
émotionnellement, envahit notre conscience, nous obsède, nous
taraude.
Il
y a un malentendu qu'il faut tout de suite dissiper : dire que
le monde est vide d'existence propre, qu'il est semblable à la
rosée, au rêve, au mirage, à l'illusion ne veut pas dire que ce
monde est un néant, rien, absolument rien, et qu'il serait absurde
de se tracasser pour un monde qui n'est rien. La méditation de la
vacuité implique que les phénomènes n'ont pas d'existence ultime,
mais ils apparaissent néanmoins à la conscience.
Prenons
le cas du rêveur : dans le rêve, on peut avoir peur d'un
monstre ou d'un assassin, on peut se réjouir de vivre des choses
plaisantes, d'un beau paysage fleuri ou d'autres choses magnifiques.
Ces joies et ces peurs sont là, présentes dans le rêve et vécues
sincèrement. Pourtant, le rêve lui-même n'a pas de réalité.
Quand le rêveur se réveille, il voit ce qu'il prenait comme réel
et qui suscitait en lui toutes sortes d'émotions s'évanouir comme
la rosée sous l'effet du soleil. Notre expérience de la vie suit un
processus similaire : quand on le vit, cela suscite toutes
sortes d'émotions, et cela capture complètement notre attention.
Quand on médite la vacuité, alors on envisage que cette réalité
n'a peut-être pas de substance ultime. Cela aide à relativiser ce
réel, à s'en désengager émotionnelle. Pour autant les apparences
restent et se succèdent les unes aux autres, nous affligeant
parfois, nous réjouissant dans d'autres.
Et
ce réel résiste nettement plus que le rêve. Nous sommes seuls à
rêver notre rêve. Ce qui fait qu'il s'effiloche et se désagrège
très vite. Un bruit à l'extérieur brise ce rêve ; parfois,
la seule conscience que nous sommes en train de rêver peut nous
permettre de nous réveiller. Mais dans le réel, nous sommes une
infinité d'êtres doués de conscience à rêver ce réel et à
alimenter ce grand rêve du monde matériel. Quand bien même, vous
prendriez conscience de l'irréalité du monde, d'autres que vous
alimentent ce grand rêve de leurs croyances, de leur aveuglement, de
leurs illusions, de leurs désirs et de leur adhésion intime à
cette idée d'existence. Cette adhésion à la réalité du monde
chez ces êtres conscients renforcent votre propre adhésion et
sentiment de réalité, en même temps que cela conforte votre
tendance à éprouver telles ou telles émotions. Nous sommes
contaminées par les émotions et les attachements des autres. C'est
pourquoi il est difficile de s'éveiller parmi des gens qui vivent
dans les conflits émotionnels et amplifient sans cesse l'attachement
aux phénomènes. Inversement, l’Éveil est beaucoup plus à portée
dès lors que l'on vit dans le sillage d'un maître spirituel
vraiment éveillé ou dans l'entourage de gens qui manifestent une
grande paix et une grande sagesse dans la vie de tous les jours.
Inter-être.
Nos existences s'interpénètrent sans cesse. Nous subissons
l'influence des autres et nous influençons notre entourage. En fait,
l'absence de substance dans les phénomènes du monde autorise et
permet ce que le moine Thich Nhat Hanh appelle « inter-être »,
l'interpénétration des phénomènes, leur interdépendance au
niveau le plus intime. Les apparences de ce monde n'apparaissent pas
comme des visions délirantes et absurdes, mais bien en
interdépendance les unes avec les autres. Cette trame d'inter-être
peut donner l'impression d'une réalité fondamentale, mais cette
trame est cousue de fils et de liens qui n'ont eux-mêmes aucune
substance, simple rosée, mirage et rêve. C'est comme la formule
célèbre du Soûtra du Cœur :
« La
forme est vide.
Le
vide est forme.
La
forme n'est autre que le vide.
Le
vide n'est autre que la forme2 ».
Les
formes de ce monde et la vacuité ne sont pas en opposition, mais
s'associent constamment : irréalité du phénomènes et
apparences de ces phénomènes sont les deux faces d'une même pièce.
En fait, ces deux s'identifient même s'il peut être difficile de
concevoir cette non-dualité de la vacuité et des phénomènes. Donc
même rosée, même vacuité, le monde peut inspirer un
« pourtant... ». Et susciter ce sentiment de lassitude ou
au contraire une fascination toujours renouvelée...
1
Soûtra de la Perfection de Sagesse du Diamant Coupeur de
l’Illusion, Vajracchedikā Prajñāpāramitā Sūtra.
2 Soûtra
du Cœur de la Perfection de Sagesse, Hridaya Prajñāpāramitā
Sūtra.
Au
dessus de la Plaine des Canebiers (Mouans-Sartoux, sud de la
France)
Photographie : Un jour, une photo. |
Voir aussi :
- Le diamant qui coupe l'illusion (Soûtra du Diamant)
- Une goutte d'eau (poème de Dôgen Zenji)
- Quand nous n'avons aucun lieu où demeurer (Dôgen et Fernando Pessoa)
- Atisha : compassion et vacuité
- Atisha : compassion et vacuité
Lune et Vénus à l'aube près de Gex dans l'Ain Adrien Mauduit |
Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.
Merci.
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