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vendredi 16 février 2018

Les quatre incommensurables selon le bouddhisme tibétain




Les quatre incommensurables selon le bouddhisme tibétain




       Ce texte que vous êtes en train de lire est le premier d'une petite série sur la présentation des quatre qualités incommensurables – amour, compassion, joie et équanimité – dans l'école nyingmapa du bouddhisme tibétain. Il s'agira à chaque fois de commentaires d'un passage de « Notes de mémoire sur le Chemin de la Grande Perfection » de Ngawang Palzang (1879 - 1941), qui est lui-même un commentaire du « Chemin de la Grande Perfection » de Dza Patrül Rimpotché (1808 – 1887) qui est lui-même un commentaire de « L'essence du cœur de l'immensité » de Jigmé Lingpa (1730 – 1798). Le « Chemin de la Grande Perfection » ainsi que les « Notes de mémoire sur le Chemin de la Grande Perfection » ont été publiés aux éditions Padmakara, le premier en 1997 et le second en 2014 (pp. 157 – 174). Les parties en italique sont le texte de « Notes de mémoire sur le Chemin de la Grande Perfection » (pp. 158 – 161).



      NB sur la traduction employée : le comité de traduction Padmakara utilise « quatre immensurables » pour désigner l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité. J'emploie pour ma part l'expression plus courante de « quatre incommensurables ». D'autres traducteurs dont Philippe Cornu emploient l'expression de « quatre illimités ». L'idée est dans chaque cas de sentiments bienveillants et pacifiques qui s'étendent partout sans aucune limite et sans qu'on puisse en mesurer ni l'étendue, ni l'intensité, ni le nombre des êtres sensibles qui ont été touchés par ces quatre sentiments. Le comité Padmakara utilise le terme « impartialité » pour le sanskrit « upeksha » alors que j'emploie le terme beaucoup plus courant d' « équanimité ». Notez bien que cette traduction d'impartialité dans le contexte du bouddhisme tibétain est intéressante car elle rend de cette mentalité d'égaliser les affects d'attachement et de répulsion. Je reviendrai sur cette notion quand j'aborderai dans le prochain article l'équanimité ou impartialité.


       « Commencez donc par entraîner votre esprit à l'aide des quatre incommensurables, car autrement vous ne pourrez pas vous libérer des pensées et des comportements égoïstes. Or il n'est d'exemple d'un être qui aurait réussi, dans le domaine du Dharma comme celui du monde ordinaire, à réaliser ses souhaits en n'aspirant qu'à son bien personnel. Vérifiez-le par vous-même, et vous verrez que les dirigeants de ce monde, les ministres et autres puissants personnages qui considèrent avant tout leur propre intérêt finissent par sombrer dans la pire des infortunes en causant à la fois leur perte et celle des autres. Dans le domaine du Dharma, les auditeurs et les bouddhas-par-soi, qui poursuivent également leur propre intérêt, ne recueillent ni les qualités correspondant aux différentes terres des bodhisattvas, ni celles qu'atteignent les Bouddhas. Tout cela parce qu'ils poursuivent leur propre intérêt. Ne cédez donc pas à l'envie d’œuvrer à votre propre bien et, suivant le conseil de Shāntideva, cultivez l'intention de l'esprit d’Éveil ».


       D'entrée de jeu, Ngawang Palzang oriente les quatre qualités incommensurables dans le sens d'une lutte du pratiquant du Dharma contre son égoïsme. Les quatre qualités incommensurables sont d'abord là pour nous arracher à l'égoïsme et nous tirer vers l'altruisme, la considération de l'intérêt d'autrui. La pratique de l'amour, de la compassion, de la joie et de l'équanimité est une forme d'abnégation : « Ne cédez donc pas à l'envie d’œuvrer à votre propre bien et (...) cultivez l'intention de l'esprit d’Éveil ». Il y a un choix clair à faire : soit on travaille pour son propre intérêt égoïste, soit on travaille pour l'intérêt des autres. Il faut choisir l'une ou l'autre de ces directions, mais on ne saurait se couper en deux pour aller dans ces deux directions. La pratique des quatre incommensurables requiert donc un sacrifice, le sacrifice de ses propres intérêt.


       Je vois pour ma part les choses autrement : les quatre incommensurables sont avant toute autre chose des remèdes à la haine, la malveillance, le mépris, la cruelle indifférence à la souffrance des autres, la jalousie, le désespoir, l'instabilité émotionnelle... La dissipation de l'égoïsme et le désir altruiste viennent dans un second temps. Donnons un exemple. Imaginons un individu égoïste qui ne pense qu'à son petit confort personnel, à son argent et à son bien-être immédiat. Imaginons que cet individu égoïste se décide à pratiquer l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité sans remettre en question son égoïsme de base. Avec l'amour bienveillant, il va souhaiter le bien des autres ; avec la compassion, il va souhaiter que ces autres soient guéris de toutes les douleurs ; avec la joie, il va se réjouir des qualités des autres ainsi que de leurs actes bienveillants ; avec l'équanimité, il va apaiser son esprit. Dans un premier temps, cela ne va pas impacter son égoïsme. Ce sera juste un égoïste moins colérique, moins haineux, moins agité, moins indisposé par autrui, mais par contre, plus tolérant, plus souriant, plus accueillant et faisant preuve preuve de plus de chaleur humaine. Mais dans un second temps, après s'être imprégné encore et encore de ces quatre qualités incommensurables, le désir de voir les autres heureux va pousser cet égoïste à sortir de son égoïsme pour leur venir en aide. En fait, il n'aura même pas l'impression de sortir de son égoïsme. Simplement, au lieu du désir d'acheter de nouveaux vêtements ou le smartphone dernier cri, son envie sera d'apporter un soutien ou un réconfort à autrui. Sans s'en rendre compte, son bonheur personnel passera par le bonheur d'autrui.


     Il me semble que la pratique des quatre incommensurables ne requiert pas une lutte d'emblée contre son égoïsme. Ce n'est pas d'emblée un souci d'abnégation, une morale sacrificielle et religieuse où l'on abandonne tout à l'autre. En fait, la pratique même des quatre qualités incommensurables est là pour dissoudre les distinctions illusoires entre soi et autrui. On ne vit pas dans des petites bulles indépendantes les unes des autres, petites bulles où seul prévaudrait son intérêt personnel. Nous vivons tous dans un seul et même monde où tout est relié. Les quatre qualités incommensurables permettent de réaliser cela et, par le souci de l'autre, de dépasser sa petite bulle d'intérêt personnel égoïste. Je suis d'accord avec Ngawang Palzang quand il dit que les gens influents qui « considèrent avant tout leur propre intérêt finissent par sombrer dans la pire des infortunes en causant à la fois leur perte et celle des autres ». On ne gagne rien à faire l'apologie de l'égoïsme et la recherche frénétique du profit pour soi-même : au final, on se nuit à soi-même et on nuit à l'ensemble de la société. Mais là où je m'écarte de lui (et du bouddhisme tibétain en général), c'est que la pratique méditative des quatre qualités incommensurables ne nécessite pas tout de suite de quitter sa propre recherche de bonheur ou de bien-être et de sacrifier tout pour autrui. Cet état d'altruisme est plus une conséquence d'avoir répandu l'amour bienveillant, la compassion, la joie et l'équanimité qu'une cause qui nous pousser vers ces quatre qualités.




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« L'esprit d’Éveil est le plus précieux des joyaux :
Engendrons-le si ce n'est déjà chose faite ;
Engendré, que jamais il ne décline
Mais ne cesse de s'intensifier !
(Shāntideva)


        Le premier vers, « L'esprit d’Éveil est le plus précieux des joyaux », expriment le désir que tous les êtres atteignent la bouddhéité. La méthode qui permet de l'engendrer, « si ce n'est déjà chose faite », consiste à entraîner son esprit à l'aide des quatre incommensurables ; et la méthode qui permet que « jamais il ne décline, mais ne cesse de s'intensifier » consiste à cultiver le suprême esprit d’Éveil, puis à s'entraîner à en observer les préceptes. Ces moyens de produire l'esprit d’Éveil, de l'empêcher de faiblir et de le faire croître toujours davantage sont, sous leur forme détaillée, les quatre incommensurables ; sous leur forme intermédiaire, l'amour et la compassion ; et sous leur forme succincte, la seule compassion. »


         On reconnaît là dans la formule de Shāntideva l'effort juste, l'un des huit sentiers du Noble Octuple Sentier enseigné par le Bouddha, l'effort juste ici appliqué à l'esprit d’Éveil (bodhicitta en sanskrit) :
  • 1°) faire apparaître l'esprit d’Éveil s'il était absent de notre esprit,
  • 2°) empêcher qu'il disparaisse de notre esprit s'il était apparu,
  • 3°) empêcher qu'il décline s'il était déjà fermement implanté en nous,
  • 4°) faire en sorte qu'il croisse et prospère en nous de plus en plus jusqu'au point où cet esprit d’Éveil transforme complètement notre esprit en la conscience éveillée d'un Bouddha.


     Il faut noter que l'esprit d’Éveil n'est pas seulement composé des quatre qualités incommensurables, mais aussi des trois Portes de la Sagesse que sont : 1°) la vacuité, 2°) l'absence de caractéristique, 3°) l'absence de souhait ; ainsi que les quatre établissements de l'attention : 1°) l'attention au corps, 2°) l'attention aux sensations, 3°) l'attention à l'esprit, 4°) l'attention aux objets de l'esprit. De manière générale, l'attention soutenue ou pleine conscience est un élément essentiel de l'esprit d’Éveil. Dans le Soûtra des Quatre Établissements de l'Attention, le Bouddha dit que l'attention est un véhicule unique vers le suprême Éveil ou Nirvāna.




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      « Il faut distinguer les quatre incommensurables qui permettent de faire naître l'esprit d’Éveil, des quatre états qui conduisent à renaître dans les Quatre Demeures de Brahmā et portent le nom de Prêtre de Brahmā, etc... Ces quatre états – l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité – sur lesquels on médite sont en effet restreints, au sens où ni leur but, ni l'attitude qui les sous-tend ne sont incommensurables.


         La raison pour laquelle ces quatre états ne sont pas dits incommensurables est qu'ils ne s'accompagnent ni de la détermination de se libérer du samsāra, ni de l'esprit d’Éveil, ni de la vue de la vacuité, ni de la Sagesse qui permet de réaliser l'inexistence du soi. Leur objectif est limité, comme celui d'une femme au grand cœur qui agit en mère uniquement préoccupé par le bonheur et le bien-être de son propre enfant. Mais si l'on emporte ces quatre pensées sur la voie de l'omnisciente bouddhéité, elles deviennent alors incommensurables. Lorsqu'on pratique la Voie, les quatre incommensurables précèdent les trente-sept auxiliaires de l'Éveil, et lorsqu'on atteint le fruit, ce sont les quatre incommensurables d'un bouddha. Les quatre incommensurables doivent donc leur nom au fait que l'objet, l'état d'esprit et le fruit qui les caractérisent sont incommensurables. »


        Les quatre qualités incommensurables sont aussi appelés les « quatre demeures de Brahmā ». En fait, on retrouve cette pratique pas seulement dans le bouddhisme, mais aussi dans l'hindouisme et le jaïnisme. Pour le Bouddha, c'était d'abord un moyen de reconnaître qu'il peut y avoir une part de vérité dans les autres religions : ceux qui ne pensent pas comme nous ne sont peut-être pas intégralement en tort et pas intégralement non plus des salopards ! Voilà un remède essentiel contre les fanatismes religieux. Ensuite, l'idée était que la pratique soutenue et répétée des quatre qualités incommensurables permettaient de renaître dans les mondes divins des Brahmā, mondes tout à fait étonnants aux dimensions infinies où tout baigne dans une béatitude inimaginable.


       Dans ces mondes divins de Brahmā, tout est construit à partir d'amour, de compassion, de joie et d'équanimité, tout comme notre monde est bâti à partir de terre, de pierres, de bétons, de verres, de bois, etc... Les éléments de base de ces mondes divins sont l'amour, la compassion, la joie et l'équanimité. C'est pourquoi on appelle ces qualités « demeures de Brahmā », à la fois la pratique de l'amour, de la compassion, de la joie et l'équanimité, mais aussi la conséquence karmique de répandre ces nobles sentiments partout autour de soi et dans l'univers. Pour nous, simples mortels vivant dans un monde si rude et si dur, une monde aussi extraordinaire, cela dépasse complètement notre entendement.


          Néanmoins, le khenpo Ngawang Palzang a raison de dire que ces demeures de Brahma, aussi vastes et infinies puissent-elles être, ont aussi leurs limites :

  • Une limite spirituelle, il existe des mondes divins au-dessus de ces mondes de Brahmā, notamment des mondes divins de la Sans-Forme, mais aussi et surtout le dépassement ultime du cycle du samsāra et la libération dans la « sphère de cessation des sensations et des perceptions », c'est-à-dire le Nirvanā.
  • Une limite temporelle, puisque les demeures de Brahmā, étant un état conditionné, sont sujettes à l'impermanence. Même si une heure dans notre monde correspond à mille ans dans ce monde de Brahmā, et que la durée de vie y est incomparablement plus élevée que nos brèves vies, ce temps-là aussi gigantesque soit-il n'est pas infini. Et tôt ou tard, voire très tard, on finit par retomber de ces états merveilleux.
  • Une limite dans la connaissance. Dans le monde de Brahmā, on n'est pas emprisonné dans l'illusion qui sépare les individus. On voit que tous les êtres sont liés les uns aux autres. Mais on est encore emprisonné dans l'idée fallacieuse d'un Soi, d'une âme existent de manière ultime.


          Il est donc important dans la pratique du Dharma de dépasser ces états de Brahmā. Mais deux mentalités se font jour sur cette question : celle du bouddhisme ancien et celle du bouddhisme du Grand Véhicule (branche dont se revendique le bouddhisme tibétain et ici Ngawang Palzang). Dans le bouddhisme ancien, les quatre qualités incommensurables ont pour synonyme les quatre demeures de Brahmā. Il faut les développer jusqu'à ce qu'ils se propagent sans limite dans toutes les directions ; et puis, il conviendra de dépasser les limitations inhérentes à cette pratique par la méditation du non-soi et de la vacuité. Dans le bouddhisme du Grand Véhicule par contre, on insiste sur la nécessité de méditer conjointement la vacuité et la compassion. Ici, la compassion est la « forme succincte » pour parler des quatre incommensurables, comme le dit Ngawang Palzang plus haut.


          Dans la mentalité du Grand Véhicule, il faut pratiquer conjointement l'union de chacune des quatre qualités incommensurables avec la vacuité. Dès qu'on pratique l'amour par exemple, il faut voir que l'amour bienveillant n'est qu'une apparence de même que les êtres sensibles qui reçoivent cet amour bienveillant et que nous-mêmes qui émettons cet amour bienveillant, nous sommes l'illusion d'un « je », d'un « moi ».




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    « Selon les textes, l'enseignement des quatre incommensurables commence par l'amour. Mais dans la tradition des instructions cruciales, quand on en commence pas par méditer sur l'équanimité, les autres pensées ne peuvent mener qu'aux états de Brahmā. C'est donc par l'équanimité qu'il faut commencer. »


            Ici, Ngawang Palzang différencie les enseignements des soûtras qui mentionnent les quatre qualités incommensurables toujours dans l'ordre suivant : amour bienveillant, compassion, joie, équanimité. Et l'enseignement du Dzogchen qui stipule ces quatre mêmes qualités en plaçant l'équanimité en premier. Ce qui donne : équanimité, amour bienveillant, compassion et joie. L'idée est que l'équanimité est essentielle pour ne pas différencier entre les êtres sensibles, penser par exemple que certains personnes méritent notre amour et d'autres moins, voire pas du tout.C'est là où la traduction du comité Padmakara du terme « upeksha » en « impartialité » plutôt qu'en « équanimité » fait tout son sens. Dans la mentalité du Dzogchen, on devrait donner le même amour et la même compassion à tout le monde en toute impartialité, faute de quoi on ne dépasse pas les émotions d'attachement et de répulsion.


          Je ne suis pas vraiment d'accord avec cette vision des choses : tout d'abord, l'équanimité n'est pas seulement une impartialité de considération entre les êtres, c'est aussi la capacité de rester face à des sensations bonnes ou mauvaises et aussi face à des événements agréables ou désagréables. C'est pourquoi le terme « équanimité » me semble globalement meilleure que « impartialité ».


      Ensuite, cette idée de mettre à égalité tous les êtres sensibles dans notre cœur me semble problématique. Nous avons des amis et nous avons une famille. En soi, ce n'est pas un problème. Ce qui est problématique, c'est quand l'attachement à nos amis et à notre famille en vient à nous aveugler et à susciter des émotions négatives. Je pense qu'on aimera toujours plus sa famille et ses amis avec qui on a noué des liens plutôt que d'illustres inconnus. Ce qu'il faut bien comprendre, c'est que cet amour n'est pas « maitri », l'amour bienveillant que l'on peut avoir envers tout le monde, voire même à l'égard de ses ennemis. Cet amour bienveillant est sans limite, un amour inconditionnel qui ne réclame rien à la personne aimée et qui subsiste même au-delà des tromperies et des trahisons. L'amour envers sa famille ou ses amis est une forme d'amour beaucoup plus localisée et limitée ; mais cela procure une chaleur humaine essentielle dans l'existence. J'avais abondamment développé cette idée dans mon article « Éros,philia et agapé ».


    Je trouve dérangeante cette idée qu'il faudrait nécessairement renoncer à tous nos liens sociaux afin d'être dans l'impartialité et de donner à chacun exactement la même dose d'amour. La vie fait que nous avons des préférences. Cela n'est pas un problème ; mais ça en devient un dès lors que ces préférences créent de l'attachement et toutes sortes d'émotions négatives comme la jalousie, la colère, etc... Il y a là une nuance qui a toute son importance. Peut-être suis-je trop méfiant mais je me demande si cette insistance sur le renoncement aux liens sociaux dans le bouddhisme tibétain n'est pas une façon voilée de briser les liens sociaux pour mieux mettre le jeune moine ou le laïc à la merci d'une hiérarchie religieuse qui a intérêt à ce que l'individu soit coupé de son environnement social pour mieux le manipuler...


      Enfin, je voudrais dire que, d'un point de vue pédagogique, cela ne me dérange pas qu'on parle de l'équanimité comme le veulent les maîtres du Dzogchen. Pourquoi pas s'ils veulent mettre l'accent sur l'équanimité ? Mais par contre, d'un point de vue pratique, cela n'a aucun sens de dire qu'il faut faire rayonner d'abord l'équanimité ou l'amour. En fait, il faut pratiquer ce qui s'impose dans la situation présente. Imaginez que vous soyez dans un hôpital avec des personnes gravement blessées. Peut-être que la compassion est plus judicieuse dans cette situation. Vous voyez des personnes admirables qui pratiquent la méditation, la conduite éthique et l'étude du Dharma, et vous trouverez l'occasion rêvée pour pratiquer le joie. Je ne pense qu'il y a ait un ordre établi à suivre à la lettre systématiquement. Parfois vous aurez envie de pratiquer une seule des quatre qualités incommensurables, parfois deux, parfois les quatre dans l'ordre qui vous conviendra le mieux. Cela dépendra de vous. L'important de constamment revenir à l'activité de faire rayonner les quatre qualités incommensurables, le plus souvent possible et le plus intensément possible à chaque fois. C'est là une pratique qui ne doit jamais vous quitter t que vous n'épuiserez jamais.





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       « La définition de l'amour, ce qui le caractérise, ou encore son expression, c'est le désir que les êtres connaissent le bonheur et les causes du bonheur. Pour la compassion, c'est que les êtres soient libérés de la souffrance et des causes de cette souffrance ; pour la joie empathique, qu'ils ne soient jamais privés de bonheur ; et pour l'équanimité, qu'ils soient libres d'attachement et d'aversion.


      Les quatre incommensurables peuvent avoir une référence ou en être dépourvus. Quand on leur donne une référence, ces quatre pensées ont un objet et une expression. Pour l'amour, par exemple, vous penserez : « Puissent tous les êtres, mes mères, aussi loin que s'étend l'espace, jouir du bonheur et des causes du bonheur ! » L'objet de votre amour, ce sont tous les êtres privés de bonheur, et son expression, le désir qu'ils possèdent tous le bonheur et les causes du bonheur.


      L'objet de la compassion, ce sont tous les êtres qui souffrent, et son expression, le désir qu'ils soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance. L'objet de la joie empathique, ce sont tous les êtres qui possèdent le bonheur et ses causes ; et son expression, le désir qu'ils n'en soient jamais privés. Enfin, l'équanimité a pour objet l'attachement et l'aversion, à la fois les nôtres et ceux d'autrui. Son expression est le désir que ces sentiments s'égalisent, autrement dit qu'ils disparaissent pour faire faire place au désir d'aider les autres. Méditer ainsi sur les quatre incommensurables consiste donc à leur donner un objet et une expression.


        Pour ce qui est des quatre incommensurables dépourvus de référence, si vous êtes débutants, vous vous entraînerez à percevoir toutes choses selon les huit métaphores de l'illusion : comme des apparitions magiques, comme un rêve, etc... Si vous un pratiquant réalisé, vous cultiverez l'amour, la compassion, etc., comme des manifestations naturelles de la « sagesse non-conceptuelle tout-accomplissante » dans laquelle vous demeurerez uniment. »


          On peut méditer les quatre incommensurables avec tout un cadre de références : des pensées, une définition précise, un objet sur lequel va porter la qualité incommensurable en question, une façon de formuler en pensées ou en paroles cette qualité incommensurable. Mais cela peut aussi se faire dans le silence de la méditation, sans ce cadre de référence : éprouver ce sentiment vaste et océanique de l'équanimité tout comme le sentiment de l'amour bienveillant, celui de la compassion ou enfin celui de la joie. Idéalement, il faut pouvoir passer de l'un à l'autre. Ngawang Palzang explique très bien l'objet et l'expression de ces quatre sentiments avec références conceptuelles à l'appui.


         Concernant les quatre incommensurables, il encourage à méditer ce sentiment en parallèle des huit métaphores de l'illusion. Dans ces huit métaphores, les phénomènes sont comparés  :

  • 1°) à un rêve : qui semble réel tant qu'on est endormi, mais qui s'évanouit dès le moment du réveil.
  • 2°) à une illusion magique : qui se manifeste, qui nous trompe, mais qui n'a pas de substance réelle.
  • 3°) à une illusion d'optique : qui donne à penser quelque chose qui n'est pourtant pas là.
  • 4°) à un mirage : vers lequel on se dirige, mais qui s'avère être une illusion, rien que du sable.
  • 5°) à un écho : qu'on entend, mais qui n'est pas la voix proprement dite.
  • 6°) à une ville d'esprit mangeurs d'odeurs : qui apparaît au contour d'une odeur et qui se défait dès lors l'odeur disparaît,
  • 7°) à un reflet : qui apparaît, mais qui n'est pas la chose reflétée
  • 8°) comme une ville fantôme : quelque chose qui apparaît, qui peut nous faire peur, mais n'a pourtant aucune substance.


      Mais il faudra abandonner même ces métaphores pour résider dans le sentiment pur et silencieux de bienveillance, d'envie d'apporter du réconfort autour de soi et de paix intérieure. Dès lors que ce sentiment disparaît pour laisser au flux incessant des pensées. Il est bon de revenir aux sentiments incommensurables avec leur cadre de références conceptuelles. Il m'arrive aussi souvent de visualiser l'amour, la compassion, la joie ou l'équanimité sous la forme d'une lumière chaude et colorée qui se propage dans le monde. Et puis j'abandonne ces formes mentales et ces références conceptuelles pour revenir au silence du sentiment pur. Cela encore et encore. C'est un processus sans fin....







Frédéric Leblanc, le 16 février 2018.








Siriwan Srisuwan







Voir sur le site des éditions Padmakara :








- "Le chemin de la Grande Perfection" de Patrül Rimpotché.












Sur la méditation des Quatre Qualités Incommensurables :




Les différentes formes de l'amour et comment concilier ces différentes formes avec sagesse.



- Faire rayonner les quatre qualités



Les Quatre Demeures de Brahmā : amour illimité, compassion illimitée, joie illimité et équanimité illimitée



        On pense parfois que la compassion consiste à s'affliger soi-même de la détresse des autres, mais, dans la philosophie du Bouddha, rien de tout cela : la compassion est définie comme le souhait ardent que les autres soient libérés de la souffrance et des causes de la souffrance.




Joie 

   Qu'est-ce que la joie spirituelle prônée par le Bouddha ?





    L'équanimité dans la méditation, l'apaisement des remous de la vie. Comment la pratiquer ? Comment la mettre en œuvre dans la vie de tous les jours ?








Voir aussi :




Esprit d’Éveil


     Comment produire l'esprit d’Éveil ou bodhicitta? L'esprit d’Éveil est le souhait que tous les êtres soient libérés de la souffrance et deviennent des êtres pleinement éveillés. Les enseignements du lama tibétain Dza Patrül Rimpotché (XIXème siècle). 




Empathie et altruisme

   Développer l'empathie et l'altruisme selon la philosophie bouddhiste


Compassion (Dalaï-Lama)





    Le bonheur est-il en nous ? Ou se trouve dans notre relation avec les autres ?





      Peut-on se libérer des chagrins d'amour ? En quoi se différencient amour conjugal et  amour bienveillant dans la philosophie du Bouddha ? 
















Khenpo Ngawang Palzang







Voir tous les articles et les essais autour de la philosophie bouddhique  du "Reflet de la Lune" ici.


Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.



2 commentaires:

  1. Bonjour,
    Vos textes m'accompagnent au quotidien. Ils viennent renforcer cette conviction quant à ce choix que j'ai entrepris il y'a deux ans : suivre la Voie, étudier le Dharma. Le contenu de votre blog est une mine d'or pour qui veut comprendre la philosophie bouddhiste. Je n'ai pas la possibilité de suivre les enseignements d'un maître. Néanmoins, j'étudie en autodidacte et il me semble que la lecture des grands textes bouddhistes, éclairés par les explications de personnes expertes (parmi lesquelles vous comptez) suffit à me guider. Je vous suis grée de votre contribution à la diffusion de cette pensée et de cet art de vivre.
    G

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  2. Merci beaucoup pour votre commentaire que je prends pour un encouragement !

    Frédéric.

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