Bouddhisme et végétarisme
Dans le cahier n°6 d'Alliance
Végétarienne [1],
André Méry analyse longuement la
relation complexe du bouddhisme avec le végétarisme. Son travail a sans conteste
le mérite de se baser sur la lecture et l’étude sérieuse des textes bouddhistes
anciens et de faire avancer le débat. En tant que philosophe bouddhiste (et
végétarien), il m'a néanmoins semblé que son analyse souffrait de certaines
faiblesses. Parmi ces faiblesses, une m'apparaît comme particulièrement
centrale dans la compréhension du rapport entre bouddhisme et végétarisme,
c'est l'incompréhension de la règle monastique touchant à la consommation de la
viande dans le bouddhisme ancien. Et donc dans cet article, je voudrais
rétablir la vérité à cet égard ou, du moins, ce qui m'apparaît comme étant la
vérité touchant au véritable rapport entre bouddhisme et végétarisme.
*****
André Méry justifie son
interrogation sur la relation bouddhisme/végétarisme par l'importance centrale
de la notion d'Ahimsa (la non-violence ou non-nuisance) dans la pensée
bouddhiste: « Parce que celui-ci est
intrinsèquement lié à la non- violence, et que la non-violence est constitutive
du végétarisme…[2]».
De fait, la non-violence est une préoccupation primordiale des bouddhistes. Le
Bouddha, un membre de la caste des Kshatriya,
les aristocrates guerriers, n'a cessé de dénoncer la violence et les guerres
comme les calamités qui apportent le plus grand lot de souffrance[3].
Le premier précepte éthique sur une liste de dix préceptes[4]
est le précepte de ne pas tuer. Et ce précepte ne s'applique pas qu'aux êtres
humains, mais bien à tous les êtres sensibles. Tous les êtres sensibles
ressentent la souffrance et en sont profondément affectés tout comme nous.
C'est pourquoi il ne faut leur occasionner de tort et leur nuire en les blessant
ou en les tuant. L'éthique bouddhique repose sur notre capacité à nous mettre
mentalement à la place des autres. Si on frappe un homme ou un animal, vous
pouvez vous identifier à cet homme ou à cet animal et comprendre la souffrance
endurée. La reine Mallikâ parvient à la conclusion que : « Personne n'est plus
chère à moi-même que moi-même ». Et quand on lui rapporte ces propos, le
Bouddha agrée ainsi les dire de la reine Mallikâ en étendant ce constat à tous
les êtres :
« Même si l'on traverse le monde entier,
On ne
trouvera point
Quelqu'un
de plus cher que soi-même.
Puisque
chacun est la plus chère personne pour soi-même,
Que
personne n'inflige une souffrance à personne [5]».
En comprenant que tous les êtres
sont pareils à nous en ce qu'ils ressentent la souffrance et que cette
souffrance est fuie par chaque personne, on ne leur fait pas de mal tout comme
nous n'avons pas envie de faire du mal à nous-mêmes. Et parce qu'ils
ressentent, les animaux sont des "personnes" qui sont chères à
elles-mêmes et qui ne veulent pas souffrir. Bien sûr, les animaux n'ont pas la
même capacité de raisonnement que l'homme. Ils ne peuvent pas réfléchir sur le
concept d'ego ou de personne; ils ne font pas de développement philosophique
sur l'âme ou le sujet pensant ou sentant. Ils ne parviennent pas à des conclusions
métaphysiques comme « Je pense, donc je suis » ou toute autre conclusion. Non,
mais ils ressentent et éprouvent des émotions, des désirs et des envies tout
comme nous. Pour cela, la compassion bouddhique s'étend à l'ensemble de ces
êtres sensibles que sont les animaux. Cette perspective est très proche de
l'approche de Bentham dans une sentence célèbre que Peter Singer aime à
rappeler : « La question n'est pas :
peuvent-ils raisonner ? ni : peuvent-ils parler ? mais : peuvent-ils souffrir ?
[6]».
Toute souffrance nous est
insupportable à nous-mêmes; et nous faisons tout pour nous en libérer. En se
mettant à la place, on peut comprendre que la souffrance leur est pareillement
insupportable. S'éveille en nous naturellement l’idée que les êtres sensibles
soient tous libérés de cette peine et cette douleur. Il est souvent difficile
de venir en aide à l'être qui souffre, mais au moins on peut s'abstenir de leur
faire du mal inutilement. Et en ce qui concerne les animaux, la meilleure façon
de ne pas leur nuire, c'est de ne pas les manger.
On pourrait objecter que les hommes
et les animaux ne vivent pas à égalité dans le même plan d'existence. Les
hommes auraient une dignité telle qu'elle serait incomparable à la celle de la condition
animale. Il y aurait dès lors une frontière infranchissable entre le règne
humain et le règne animal : les hommes auraient droit au respect de leur
dignité et de leurs droits, tandis que les animaux n'auraient droit à rien du
tout. Leur seule raison d'exister serait d'être asservi pour la seule
jouissance de l'homme. La philosophie bouddhiste ne peut agréer en aucune façon
à cette vision de l'animal-objet ou de l'animal-machine. Les animaux sont doués
de conscience comme nous, ils ressentent et perçoivent les choses. Les êtres
humains peuvent renaître dans l'état animal et vice-versa selon la théorie du
karma. Nous partageons beaucoup de choses avec les animaux. Aucune frontière n'existe
de manière absolue entre la condition humaine et la condition animale, même si
l'homme est pourvu d'une capacité nettement supérieure de raisonner et de
penser.
C'est pourquoi les hommes sont mieux
prédisposés pour une vie spirituelle du fait de ces capacités de réflexion et
que l'on parle dans la doctrine bouddhiste de la "précieuse existence humaine" en ce sens que être né humain est
une situation privilégiée pour atteindre l'Éveil parfait et incomparable d'un
Bouddha. Cela relève du bon sens : même si vous passez des heures à enseigner
la méditation à votre chat, il est peu probable que celui-ci en retire
grand-chose. Il préférera ronronner sur le fauteuil, bailler aux corneilles, se
lécher les pattes ou vadrouiller à gauche ou à droite et croquer de temps à
autre une souris. L'existence humaine est donc précieuse, non pas du fait qu'elle
serait supérieure sur un plan ontologique ou métaphysique, mais qu’elle offre
le plus haut potentiel pour s'élever spirituellement, et c'est une occasion à
saisir rapidement et à ne pas gâcher parce qu'elle risque de ne pas revenir
rapidement. On court le risque de retomber dans une série très longue de vies
où on enchaînera des existences de vers de terre, de mouche, de tigres ou de
grenouilles, et où les possibilités de s'éveiller sont minces. Cette "précieuse existence humaine" n'est
donc pas dans le bouddhisme l'affirmation d'une supériorité de l'homme qui lui
donnerait le droit d'écraser impitoyablement les bêtes soumises à son règne,
mais plutôt comme le rappel des potentialités de cette vie humaine, et notamment
notre capacité merveilleuse à développer notre sagesse, notre compassion et
notre bienveillance à l'égard des êtres sensibles plus faibles et plus
fragiles. Et c’est donc aussi le rappel à assumer nos responsabilités et à
changer nos comportements tant que nous jouissons de cette liberté propre à
l’existence humaine, en s’abstenant de manger de la viande par exemple.
Il sera très difficile pour un tigre
de comprendre qu'il est mal de chasser et de manger l'antilope. Son état de
développement de conscience est encore fortement plongé dans l'ignorance et il
lui sera difficile de se mettre moralement à la place de l'antilope et d'opter
de lui-même pour un régime végétarien au nom de considérations antispécistes de
compassion et de respect de la vie animale non-tigresque. L'homme peut au
contraire réfléchir sur sa condition et de détacher des conduites de prédation
et d'agression qu'il a commises pourtant des siècles, voire des millénaires. En
ce sens, l'homme est dans la "précieuse
existence humaine", l'état où on
peut plus facilement se libérer des conduites nocives pour soi-même et
pour autrui et mettre en application des conduites bénéfiques pour le bien-être
et le profit de tous, pour le bien-être et le profit de la multitude. L'homme
peut s'abstenir de manger de l'antilope ou de tout autre animal; et il peut le
faire grâce à une réflexion consciente.
C'est là une potentialité et pas une nature propre à la condition humaine : la
plupart des êtres humains ne sont pas végétariens et ne tirent pas particulièrement
profit de leur précieuse existence humaine pour s'élever spirituellement. Ils
retournent vers une condition d'aveuglement. Pour éviter cela, il faut saisir
cette potentialité de la précieuse existence humaine et la faire fructifier
tout au long de sa vie : en développant sa pensée, en se cultivant, en faisant
preuve d'attention et de vigilance dans la pratique de la méditation, en
apaisant son esprit et en faisant croître sa sagesse, mais aussi en pratiquant
toutes sortes d'activités bénéfiques, faire l'apologie du végétarisme en est
une par exemple !
Le lien est donc tout tracé entre le
bouddhisme et le végétarisme. Comme le dit André Méry : « Comme on aimerait, alors, qu’il y ait comme une affinité entre le
végétarisme et le bouddhisme, tous deux cherchant à ce que les êtres puissent
vivre non pas une vie imposée, conditionnée, mais une vie libre, dans les
seules contraintes de leur propre nature, c’est à dire dans leur épanouissement
maximum. Le végétarien serait alors nécessairement bouddhiste, et le bouddhiste
logiquement végétarien [7]».
Néanmoins, si ce lien est évident, il n'en est pas moins qu’il est loin
d'être établi pour 100% des bouddhistes. Si la philosophie bouddhique porte
logiquement vers le végétarisme, tous les bouddhistes ne sont pas
nécessairement «logiquement végétarien »
et cela au grand regret et au grand désarroi d'André Méry. Il en conclut même
de manière totalement abusive : «Il n’y a
pas, il n’y a me semble-t-il jamais eu, d’amitié particulière entre le
végétarisme et le Bouddhisme, sans doute parce qu’ouvrir les yeux du cœur est
bien plus difficile qu’ouvrir les yeux de l’esprit [8]».
C'est là que le bât blesse. S'il est certain que tous les bouddhistes ne sont
pas végétariens et que ce n'est d'ailleurs pas une obligation religieuse, on ne
peut pas nier cette amitié fondamentale du bouddhisme à l'égard de la cause
animale. Et il m'appartient ici de montrer en quoi le raisonnement d'André Méry
ne tient pas la route. On peut admettre ses critiques, notamment à l'égard du
peu d'empressement de certains religieux bouddhistes à défendre le végétarisme
et on peut critiquer comme lui certains discours complètement hypocrites
émanant de membres de la communauté bouddhiste afin de justifier
l’injustifiable. Il n'en est pas moins évident que le bouddhisme tend vers le
végétarisme.
André Méry cite un passage de Lanza
del Vasto (fondateur des Communautés de l'Arche, inspirées par Gandhi) où
celui-ci raconte sa rencontre avec un pêcheur bouddhiste sur l'île du Sri
Lanka:
« [A Ceylan] j’ai surpris un pêcheur au bord d’un lac si
peuplé de tortues et de poissons que les eaux en sont brunes. Je lui ai dit : «
N’êtes-vous pas un dévot du Bouddha ? Votre loi ne vous défend-elle pas de
manger de toute chair animale ? Comment vous êtes-vous permis d’assassiner le
poisson que voici ?
— Notre loi, répond le pieux homme, ne nous défend pas de
manger, mais seulement de tuer. Elle ne nous défend pas de tremper un crochet
dans l’eau. Ce poisson s’est attrapé de lui-même au crochet que j’ai trempé dans
l’eau. Moi, je n’ai fait que reprendre mon crochet et le poisson est mort de
lui-même sur la rive.[9] »
André
Méry s'étonne à juste titre de ce qu'il appelle "une casuistique
locale" et que j'appellerais pour ma part de manière plus simple "un
discours hypocrite". Faire un distinguo entre l'acte de tuer et l'acte de
poser un hameçon est viscéralement hypocrite et n'a rien à voir avec la
philosophie du Bouddha. Admettre ce genre d'idées reviendrait à dire que pour
le Bouddha, faire un piège en creusant un trou rempli de piques afin d’y faire
tomber un homme ne serait pas un meurtre sous prétexte que ce n'est pas nous
qui avons tué, mais bien les piques. C'est inacceptable ! L'intention du
pêcheur (j'ai furieusement envie d'orthographier ici pécheur) est bien de tuer un poisson au même titre que le chasseur
cherche à tuer le gibier. Le meurtre n'est pas accompli du fait de notre main
ou de notre arme, mais il découle bien de notre intention première qui est de
manger le poisson et nos agissements en vue de l'accomplissement de notre
intention (poser l'hameçon). Or dans le bouddhisme, c'est l'intention qui
compte et l'intention était de tuer un poisson. Ce qui est mal, puisque cela
engendre la souffrance dans le chef du poisson.
Je
me permets d'insister sur l'importance de l'intention dans l'évaluation morale
dans l'éthique bouddhiste. C'est une grande différence avec le jaïnisme,
doctrine contemporaine du bouddhisme. Pour les jaïns, ce qui compte, c'est
l'acte. Tuer un animal est donc quelque chose de mauvais à proscrire le plus
possible dans toutes les situations. De ce fait, on voit souvent les moines
jaïns se promener avec un balais pour éviter d'écraser des insectes sur son
chemin et un voile devant la bouche pour éviter de manger par inadvertance une mouche.
L'acte de tuer est ici primordial, alors que pour les bouddhistes, c'est
l'intention qui prime. Ecraser un insecte sans s'en rendre compte n'est pas
considéré comme étant un karma de meurtre, puisqu'il n'y a eu aucunement
l'intention de tuer cet insecte. L'important est donc de purifier son mental de
la violence plus que de chercher à bannir la mort d'êtres sensibles dans le
moindre de ses petits actes.
Cela
a suscité les critiques acerbes des jaïns qui parodie la position éthique
bouddhiste de la sorte : « Si quelqu'un
pose une boule de gâteau à l'huile sur une broche et la fait rôtir avec une
idée que c'est un homme, ou s'il fait cela avec une calebasse, en pensant que
c'est un bébé, il est à nos yeux souillés parce qu'il a tué un être vivant. D'une
autre manière, toutefois, si un homme ordinaire met un homme sur une broche et
le fait rôtir, le prenant pour un gâteau à l'huile, ou fait de même pour un
bébé en pensant que c'est une calebasse, à notre avis, il n'est pas souillé
pour avoir tué un être vivant. Si quelqu'un met un homme ou un enfant sur une
broche et le fait rôtir sur le feu en prenant pour une bouchée de gâteau à
l'huile, il ne serait donc pas inapproprié pour les bouddhistes de mettre fin à
leur jeûne [10]
». Il y a certainement de la mauvaise foi dans cet argumentaire : sauf à être
psychotique ou sous l'emprise de drogues hallucinogènes très puissantes, on se
rend bien compte de la différence entre une calebasse et un bébé ainsi qu'entre
un homme et une boulette de gâteau que l'on va faire rôtir. Mais effectivement,
du point de vue bouddhiste, il serait moins grave de tuer quelqu'un par
inadvertance. Si un homme renverse un autre avec sa voiture et le tue
accidentellement, cette personne sera moins coupable que s'il avait sciemment
renversé l'homme en préméditant son coup. Négliger l'intention revient aux yeux
des bouddhistes à mettre sur un même plan le conducteur maladroit et l'assassin
de sang-froid. Là serait l'absurdité. Et c'est dans cette absurdité que tombent
les jaïns. Ceux-ci condamnent autant ce chauffeur maladroit et l'assassin
puisqu'ils ont commis le même acte : tuer un homme. Pour les bouddhistes,
l'intention différant radicalement, le karma ne peut être le même : le karma de
prendre violemment la vie pour l'assassin, un karma de négligence et de manque
d'attention pour le conducteur maladroit, deux karmas aux poids radicalement
différents !
Le
Bouddha appelle donc à purifier nos pensées, nos paroles et nos actes, mais de
ces trois, les pensées qui se produisent dans notre esprit sont les plus
importantes à purifier, parce que les pensées et les mouvements de l'esprit
comme les émotions et les passions ont
le potentiel le plus destructeur. Le philosophe bouddhiste du XVIIIe siècle
Shântideva dit d'ailleurs :
«
Dans ce monde, les éléphants ivres et
fous furieux
Ne causent pas autant de mal
Que n'en cause dans l'enfer
intolérable
Cet éléphant : l'esprit débridé. [11]
»
En
apparence, les actes commis ont plus de poids que les pensées. Et c'est la
position des jaïns : tuer quelqu'un en réalité est beaucoup plus grave que de
rêver tuer cette personne. Mais pour les bouddhistes, les actes procèdent
toujours d'une intention, soit qu'on ait prémédité le meurtre, soit que l'on
s'emporte sous l'emprise d'une émotion puissante qui s'impose comme un torrent
dévastateur : ainsi les crimes passionnels où l'on tue sous le coup d'une
jalousie dévorante ou d'une colère incontrôlable. Dans tous les cas, c'est
l'esprit qui engendre à la base ces méfaits et c'est l'esprit qui doit être
dompté pour briser en nous ce cycle de la violence. Comme le dit d'ailleurs
Shântideva dans la strophe suivante:
«
Mais si l'éléphant esprit est solidement
lié
Par la corde de l'attention,
Toutes les peurs disparaissent
Et toutes les vertus viennent dans la
main.[12] »
L'esprit
est dans la philosophie bouddhique l'enjeu fondamental : en cultivant
l'attention et la vigilance, on peut vaincre l'ignorance et cultiver la
bienveillance et la bonté plutôt que les émotions dévastatrices du ressentiment
et de la haine qui conduisent immanquablement à la violence. Il est vrai qu'une
pensée de meurtre est dans l'immédiat moins destructrice qu'un acte de meurtre
dont on voit tout de suite le résultant funeste. Cette pensée peut même sembler
anodine comparativement. Ceci étant dit, toutes les pensées malveillantes de
violence et de meurtre finissent par mûrir et se transformer tôt ou tard en
acte. Le processus peut parfois être long, voire très long, courant sur des
années, voire sur plusieurs vies, mais il mûrit inexorablement. C'est pourquoi
il faut veiller à contrecarrer nos moindres pensées de haine, même si elles
semblent petites ou anodines. Il faut y mettre à la place des pensées de
bienveillance et de sagesse en vue du bien de tous les êtres et en vue de leur
libération spirituelle. C'est ce qu'on appelle la bodhicitta, l'esprit d'Éveil dans le bouddhisme du Grand Véhicule.
L'esprit
est d'autant plus dangereux qu'il transforme notre vision des choses du tout au
tout. Si un homme commet un assassinat, tout le monde s'accordera à dire que
c'est mal et on enverra cet homme en prison. Le coupable sait d'ailleurs que
c'est mal, sauf dans le cas cité dans la critique jaïne où un homme qui rôtit
son semblable en pensant que c'est un gâteau ou un autre aliment, mais dans ce
cas, il s'agit de psychose et on enverra l'homme dans un asile psychiatrique
pour guérir ses troubles mentaux et l'empêcher de nuire. Tant qu'on en reste à
l'acte, cet acte a une portée limitée : il engendre bien entendu de la
souffrance, du désespoir, de la misère autour de lui, mais son ampleur reste
limitée, tandis que l'esprit a ceci de dangereux qu'il peut transformer la
vision d'un acte objectivement mauvais en acte qui semble bon. Ainsi, ces
criminels qui appellent au meurtre pour des raisons religieuses ou politiques.
Tuer est mal certes, mais au nom d'une idéologie meurtrière, tuer apparaît
alors comme bon puisqu'on a l'impression de faire le Bien en défendant la cause
divine ou la cause politique. Citons comme exemple l'Inquisition, les croisades,
le jihad, le nazisme et le communisme de Staline et de Mao. Toutes ces
idéologies ont émis l'idée que tuer des opposants ou des hérétiques n'était pas
vraiment un meurtre puisque cela permettait d'accomplir le Bien du peuple, le
Bien de Dieu ou le bien de la race ou de la Nation... Avec le cortège
d'atrocités sans nom que cela a provoqué. Voilà donc les raisons de
l'insistance du bouddhisme sur l'esprit plutôt que sur l'acte dans la réflexion
morale. Il me semblait nécessaire de m'étendre quelque peu sur ce point parce
que cela va éclairer notre conversation sur la question éthique du végétarisme.
Avoir
l'intention de tuer revient donc à tuer aux yeux de la philosophie bouddhique.
Le commanditaire d'un assassinat est aussi coupable, voire plus coupable encore
que le tueur à gage qui tue effectivement et accomplit matériellement
l'assassinat. Pour en revenir à notre pêcheur bouddhiste qui place des filets
dans l'eau, celui-ci a l'intention de prendre la vie du poisson pour le manger
et c'est donc un karma de meurtre qu'il a commis envers le poisson. Par
extension, le bouddhiste qui mange du poisson commet une faute du point de vue
de sa propre morale puisqu'il sait pertinemment que, pour avoir du poisson dans
son assiette, il a fallu pêcher, donc tuer ce poisson. Il partage donc ce karma
de meurtre avec le pêcheur. Bien sûr, l'intention n'était pas haineuse : ni
l'un, ni l'autre ne voulait tuer le poisson par haine ou par malveillance, leur
motivation était la gourmandise pour le mangeur de poisson et l'appât du gain
pour le pêcheur. Cela atténue quelque peu l'ampleur karmique de leur acte
(alors que pas du tout si l'on se place du point moral des jaïns : tuer par
haine ou tuer pour assouvir sa faim, c'est toujours tuer. Cela imprègne le
karma de la même manière. Cela explique notamment l'insistance beaucoup plus
marquée des jaïns sur le végétarisme), mais cela reste un acte néfaste qu'aucun
sophisme qui singe la rhétorique bouddhiste ne peut masquer aux yeux d'un
observateur attentif et connaisseur de la doctrine bouddhique.
Il
est donc tout à fait possible de trouver des bouddhistes qui mangent de la
viande ou du poisson. On trouve même des moines qui mangent avec appétit de la
viande et du poisson[13].
Cela existe, et c'est même courant : on peut même dire que la majorité des
bouddhistes ne sont pas végétariens. Cela est vrai. Ceux-ci doivent savoir
qu'ils commettent une faute morale qui est loin d'être négligeable. Ils doivent
en prendre conscience. Nul n'est parfait et les bouddhistes ne sont pas
parfaits, mais manger de la viande ne peut être défendu du point de vue
bouddhiste. C'est là le point essentiel. Que des bouddhistes, voire des moines
bouddhistes, aient des défauts et se montrent imparfaits, c'est une chose, mais
ils doivent savoir que cela est une faute morale de manger de la viande.
Peut-on
alors interdire aux bouddhistes de manger de la viande ? Aux moines, on peut
rappeler les règles de discipline, et je vais m'étendre longuement sur le sujet
plus loin. Choisir délibérément de la viande est une infraction grave pour eux.
En ce qui concerne les laïcs cependant, ceux-ci sont libres. Le Bouddha ne leur
a pas explicitement interdit de manger de la viande. Le Bouddha a simplement
fait valoir que manger de la viande implique de prendre la vie d'un animal, un
être sensible. Or le premier précepte bouddhique est ne pas tuer, ne pas
prendre la vie (comme je l'ai déjà dit plus haut). Si un laïc bouddhiste veut manger
de la viande, il doit savoir qu’il va à l’encontre du Dharma, la Voie du
Bouddha. En tant que philosophe bouddhiste, je ne peux pas interdire
formellement à un bouddhiste de manger de la viande, ce bouddhiste étant libre
de ses actes. Ceci étant dit, je peux lui rappeler que cet acte provoque des
souffrances énormes, des souffrances atroces et que cela aura nécessairement un
impact karmique désastreux dans le futur, que ce soit dans cette vie ou dans
une vie prochaine. Si, après cela, il estime en son âme et conscience qu'il
peut manger de la viande, je ne peux que respecter sa liberté. Il est libre en
effet de renaître en enfer ou dans une existence misérable où lui-même sera
sacrifié avec le couteau du boucher....
Je
ne peux pas lui interdire son morceau de viande quotidien, car il est libre,
mais je peux le conseiller, je peux le prévenir de ce qu'implique la viande
pour l'animal et pour lui-même[14],
je peux lui enseigner l'éthique bouddhiste telle qu'elle est vraiment, la
théorie du karma et le chemin de la libération, la non-violence et la
bienveillance à l’égard de tous les êtres sensibles. Je peux faire confiance à
sa conscience morale et son potentiel d'Éveil, le tathâgatagarbha, la nature-de-Bouddha ou "germe de
l'Ainsi-Allé" pour traduire littéralement l'expression sanskrite, même si
cela suppose une solide dose de patience devant ses errements et la force
colossale des habitudes ancrées ainsi qu'une persévérance certaine dans mon
argumentation et dans ma force de persuasion.
*****
Ensuite,
dans la page 6, André Méry entreprend de faire une distinction, à mon sens,
malheureuse entre le Theravâda et le
Grand Véhicule (Mahâyâna) sur la
question de la consommation de la viande. Selon André Méry, le Theravâda (la
Voie des Anciens), encore appelé de manière quelque peu polémique Hînayâna
(Petit Véhicule), prônerait une certaine tolérance ou une certaine
acceptation du régime carnivore, tandis
que le Grand Véhicule prônant des valeurs de compassion appliquée à tous les
êtres de l'univers serait plus militant dans le végétarisme. Cette distinction
est une illusion : elle ne correspond à aucune réalité, ni dans les textes, ni
dans la réalité. Les textes du Lankâvatârasûtra
prônent effectivement le végétarisme, mais le Grand Véhicule est loin d'être
végétarien dans son ensemble, voire par moment relativise l'importance éthique
d'être végétarien; tandis que le Theravâda est tout autant porté sur le
végétarisme que le Grand Véhicule. André Méry se trompe du tout au tout sur
l'interprétation à donner des textes de conduite monastique (qu'il mentionne
d'ailleurs à bon escient, mais sans en comprendre la portée exacte). Même s'il
existe des différences d'appréhensions philosophiques dans la problématique de
la viande entre les différentes écoles du bouddhisme, toutes s'accordent pour
dire qu'ôter la vie et faire souffrir sont fondamentalement des actes
nuisibles.
Le
Theravâda est axé sur une distinction très nette entre d'un côté les laïcs et
de l'autre les moines (et les nonnes évidemment). Pour les premiers, la
discipline est assez vague, consistant plus en des conseils de bon sens qu'à un
code de conduite bien défini. Pour les moines par contre, une discipline
monastique très précise s'applique dans tous les aspects de leur vie, c'est le Vinaya[15].
Et en ce qui concerne la consommation de viande également, on trouve des
recommandations précises formulées par le Bouddha qu'André Méry cite à juste
titre cette règle dite des « trois puretés » : « Je condamne la consommation de viande en trois circonstances : si cela
est clair [que l’animal a été spécialement tué en vue de sa consommation],
- soit parce qu’on l’a vu,
- soit parce qu’on l’a entendu dire,
- soit parce qu’on est en droit de le
soupçonner.
Et je le permets en trois
circonstances : s’il n’y a aucune preuve [que l’animal a été spécialement tué
en vu de sa consommation], soit parce qu’on ne l’a pas vu, soit parce qu’on ne
l’a pas entendu dire, soit parce qu’il n’y a aucune raison de le soupçonner ».
Comme
je l'ai dit, André Méry cite le bon passage mais se méprend complètement sur sa
signification. André Méry y voit dans ce texte l'autorisation de la
consommation de produits carnés. Et là il se trompe parce qu'il ne connaît pas
le contexte dans lequel doit se comprendre le texte. Un moine bouddhiste dans
la tradition originelle[16]
doit vivre de mendicité et de la nourriture que l'on veut bien lui donner. Il
ne choisit donc en aucune façon les plats qu'il va consommer. Le moine n'est
pas au restaurant où il pourrait choisir entre différents menus, et il ne va
pas au marché pour faire ses emplettes pour le repas de midi. Il prend ce qu'on
lui donne. Ce mode de vie a plusieurs avantages : le moine vit dans la pauvreté
et le dénuement, il est dégagé de la recherche permanente de biens matériels et
de luxe, il vit dans la simplicité.
Et
sur un plan plus spirituel et philosophique, le moine se met lui-même dans une
situation de dépendance totale : il dépend des autres pour assurer sa
subsistance, et cet état lui permet de prendre conscience de la coproduction
dépendante ou production interdépendante (skt. pratîtya samudpâda). Cette coproduction dépendante[17]
est un principe fondamental de la philosophie bouddhique qui affirme qu'aucun
phénomène n'existe de manière indépendante, séparée des autres phénomènes. Un
phénomène n'existe qu'en dépendance de toute une série de causes et de
conditions. Un moine qui vit de mendicité est confronté directement à cette
situation de dépendance. Il dépend du bon vouloir des gens pour se nourrir. Si
on lui donne quelque chose, très bien. Si on ne lui donne rien, il n'aura rien
dans son estomac. En fait, tout le monde est dépendant des autres, des
situations et des conditions matérielles et sociales, mais le travail et notre
ego nous font oublier cette situation fondamentale de dépendance. Ainsi, un
"indépendant", un commerçant peut s'imaginer qu'il est libre
d'entreprendre, que son négoce ne dépend que de sa volonté, que sa réussite, il
ne la doit qu'à son courage et à son labeur et s'enorgueillir de cela. Mais il
oublie que ses gains et ses profits sont largement tributaires de causes et de
conditions qui ne dépendent pas de lui : la situation monétaire et financière
du pays, les désirs des clients, la fluctuation des prix et du marché, les lois
et les taxes imposées par les puissants ainsi que toutes sortes d'aléa et
d'imprévus tels que des accidents, des vols, ou au contraire des gains
inespérés, etc... Et c'est valable pour les autres professions. On a
l'impression d'être indépendant, mais notre travail ou nos qualités
n'expliquent pas seuls notre réussite. On peut travailler comme un forcené et
rester pauvre; et certains se la coulent douce tout en bâtissant des fortunes.
Notre travail ou nos qualités ne sont que des causes et des conditions à notre
réussite parmi d'autres causes et d'autres conditions. Et encore cette volonté
de travailler dépend d'autres causes et conditions : notre éducation, les
encouragements que nous avons reçus ou pas dans notre vie, les rencontres
bonnes ou mauvaises, et ainsi de suite.... Tout cela représente un tissu
complexe de causes et de conditions où tous les phénomènes n'existent qu'en
dépendance. Être moine et vivre de mendicité ne confronte frontalement avec
cette réalité de dépendance de tous les phénomènes entre eux.
Il
en résulte qu'un moine qui vit de mendicité et qui dépend de la volonté des
autres, de leur bon-vouloir ne commence pas à choisir ce qu'il préfère, à faire
la fine bouche acceptant ce qu'il lui plaît et rejetant ce qu'il lui déplaît.
Le moine doit cesser de faire des distinctions entre ce qui est bon et mauvais,
entre la nourriture raffinée et la malbouffe. Il mange ce qu'on lui met dans
son bol à aumône. Point à la ligne.
Dans
cette optique, manger de la viande n'était pas impensable, puisque des gens
étaient susceptibles d'en donner un peu comme on donne les restes du repas à un
chien. De la viande, quoiqu'on en pense, cela se mange. Et un moine bouddhiste
ne devait pas faire de difficultés et commencer à discriminer entre de la bonne
nourriture éthique et de la nourriture mauvaise. C'est de la nourriture, point.
C'est ce qu'il reçoit. Néanmoins, comme le moine était susceptible d'être
invité chez un particulier[18],
il ne fallait pas non plus qu'on se mette à cuisiner de la viande, rien que
pour lui. Cela aurait contredit frontalement le premier précepte bouddhiste : «
ne pas tuer, ne pas prendre la vie des êtres sensibles par la violence ».
C'est
pourquoi les trois puretés ont été édictées par le Bouddha: quand le moine n'a
pas vu, n'a pas entendu ou ne peut pas savoir que cette viande a été préparée à
son intention. C'est le contraire de l'interprétation d'André Méry : les trois
puretés sont beaucoup plus une interdiction de produire un plat de viande pour
les moines qu'une autorisation à proprement parler. Si les moines cultivaient
leur terre et choisissaient leur alimentation, ils devraient être végétariens.
Mais il se trouve qu'ils ne choisissent pas délibérément leur nourriture, ils
prennent ce qu'il y a dans leur bol à aumônes sans faire d'histoire, un morceau
de pain comme un morceau de viande[19].
Ce n'est pas un mal puisque cette viande n'ayant pas été produite pour les
moines, ceux-ci ne sont pas responsables de la mort de l'animal abattu pour
faire la viande. Il se trouve que le cadavre de l'animal est là dans le bol et
que ne pas le manger ne fera de toute façon revenir l'animal à la vie. Je suis
un laïc bouddhiste et je mange végétarien; mais si demain, je devenais moine
selon le code monastique (Vinaya) de
la tradition ancienne, je respecterais
ces trois puretés. Cela ne me paraît pas être en contradiction avec le
végétarisme.
Je
ne peux pas jeter la pierre à André Méry de se méprendre sur le sujet, puisque
les bouddhistes carnivores s'ingénient eux-mêmes à jeter la confusion et à
interpréter les trois puretés comme une autorisation partielle de manger de la
viande. Ces trois puretés sont invoquées notamment au Tibet pour manger en
toute bonne conscience de la viande. André Méry cite le lama Guelek Rimpotché
en annexe de son texte (page 17) où celui-ci dit : « Dans la pratique tibétaine ancienne, si vous vous procurez de la viande
sur un marché et si vous pouvez vous assurer que l’animal n’a pas été tué pour
vous spécialement, alors vous pouvez en manger » (sic !). C'est
typiquement une réinterprétation abusive de la règle des trois puretés et c'est
n'importe quoi ! Cela voudrait dire que si l'animal n'a pas été spécifiquement
tué pour moi, je peux le manger. Mais à l'exception du cas où un boucher tue un
animal pour sa famille ou pour un ami, c'est systématiquement le cas. Le
boucher tue l'animal et ne sait pas qui va l'acheter. Puis il va au marché ou
dans son magasin vendre sa viande au client qui en a envie, peu importe le
client du moment qu'il vende sa viande ! Cela n'a rien à voir avec les trois
puretés[20].
Si vous achetez de la viande, vous savez très bien que l'animal est mort parce
que quelqu'un allait l'acheter. Par ailleurs, les moines tibétains ne vivent
pas d'aumônes (comme c’est toujours le cas en Thaïlande, au Laos, au Sri Lanka
et en Birmanie). Donc de toute façon, ces «trois puretés » ne s'appliquent pas
à eux, puisque les trois puretés s’appliquent à la nourriture qu’un moine
mendie (en accord avec le code de conduite originel des moines); et il est donc
impropre pour des moines tibétains ne mendiant pas leur nourriture de se
revendiquer des trois puretés pour justifier leur faute morale !
*****
Les
trois puretés doivent être bien comprises, et malheureusement, elles ne le sont
pas. Il y a un texte, le Jîvaka Sutta [21],
où un disciple laïc Jîvaka interroge le Bouddha sur la question. Jîvaka reprend
des accusations régulièrement formées à l’encontre du Bouddha : « On tue des êtres vivants pour nourrir
l’ascète Gotama[22], qui mange délibérément
de la chair d’animaux tués pour lui ». Le Bouddha récuse
celles-ci : « Jîvaka, ceux qui
s’expriment ainsi ne disent pas la vérité et en tout cas déforment ce que j’ai
pu dire ». Il rappelle alors le principe des « trois
puretés » : si un moine qui ne peut pas voir, ne peut pas entendre et
ne pas savoir qu’un laïc cuisine de la viande à son intention, il peut dans ce
cas (et uniquement dans ce cas) manger la viande qui ne lui était pas destinée
à l’origine.
Puis
le Bouddha est sur l’état d’esprit que doit manifester le moine : ce
dernier doit faire rayonner l’amour bienveillant, la compassion, la joie et
l’équanimité dans toutes les directions de l’univers. Rempli de cet esprit
bienveillant, compatissant, joyeux et égal à l’égard de tous les êtres
sensibles, tant les humains que les animaux, il peut recevoir les aumônes des
gens sans nourrir d’envie particulière à l’égard de bons repas : « Cette nourriture est délicieuse, j’espère
que cette personne continuera à me servir dans le futur de tels repas ! »
Il abandonne cet attachement et prend les êtres humains qui lui donnent à
manger comme ils sont, c’est-à-dire avec des défauts et des manquements à
l’éthique bouddhique : par exemple, quand ils donnent de la viande par
ignorance ou par négligence au Bouddha ou à un disciple du Bouddha, le moine ne
s’offusque et ne l’écarte pas de sa compassion et de sa bienveillance. Non, il
l’accepte comme il est. Pareillement, s’il mange de la viande en respectant les
« trois puretés », il cultive l’amour bienveillant et la compassion à
l’égard de l’animal mort pour faire de la viande, qui a souffert de son meurtre
et qui va renaître dans une autre existence. C’est cet état d’esprit qui est
donc prédominant quand on aborde cette question : vouloir le bien des
êtres sensibles, les prendre comme ils sont et vouloir qu’ils abandonnent la
souffrance ainsi que les causes de la souffrance tant pour eux-mêmes que pour
les autres.
Enfin,
le Bouddha achève son enseignement en concluant que le fait de donner à manger
de la viande à un moine ou à un renonçant comporte 5 fois l’acte de commettre
le mal : quatre fois en regard de
la condition de l’animal et une fois en regard du Bouddha.
« Premièrement, dans la pensée même de
capturer un être vivant.
Deuxièmement, du fait que cet être vivant
ressent peur et souffrance lorsqu’il est capturé ou mené à sa mort.
Troisièmement, par la pensée même de tuer.
Quatrièmement, du fait que cet être vivant
ressent peur et souffrance pendant qu’on le tue.
Et cinquièmement, du fait même de fournir au
Tathâgata ou à son disciple une nourriture qui ne devrait pas leur être
destinée ».
Je pense que ces cinq
points sont explicites et n’ont pas besoin d’être commentés. Le Bouddha s’y
prononce très clairement contre la capture, l’élevage et la mise à mort des
animaux.
*****
Une
autre difficulté quand on aborde la question de la relation entre bouddhisme et
végétarisme, c’est le cas du cousin félon du Bouddha, Devadatta. C’est une
histoire gênante pour les végétariens bouddhistes parce que Devadatta a
provoqué un schisme dans la communauté bouddhiste et tenté à plusieurs reprises
de faire assassiner le Bouddha. Or Devadatta militait pour des règles
monastiques plus strictes et un de ces
règles était justement d’imposer un végétarisme strict pour tous les moines (et
donc d’abroger la règle dite des « trois puretés »). Devadatta est
donc devenu par la force des choses l’épouvantail bien commode que les
bouddhistes non-végétariens ressortent dès lors qu’on leur parle de s’abstenir
de manger de la viande par compassion pour les êtres sensibles….
Ce
qu’il importe de comprendre, c’est que les motivations de Devadatta ne sont pas
celles que l’on serait aujourd’hui en mesure de considérer. Devadatta ne peut
en aucune façon être assimilé à un militant végétarien. S’il veut imposer le
végétarisme à la Sangha, ce n’est pas par non-violence ou compassion, mais bien
pour imposer des règles plus strictes aux moines et leur donner un air plus
austère et plus sérieux. Dans l’Antiquité, trois motivations peuvent expliquer
l’adoption d’un regime non-carné :
·
1°) l’attitude éthique : l’ahimsa, la non-violence et la compassion
à l’égard des êtres sensibles poussent à abandonner la viande et le poisson.
C’est la motivation première des bouddhistes et des jaïns.
·
2°) l’attitude rituelle : elle se base sur
la recherche de la pureté, or le cadavre d’un animal est considéré par les
brahmanes hindouistes comme impur : il est mort, rempli d’impuretés,
d’entrailles, et il est souvent porteurs de germes et de maladies. Pour toutes
ces raisons, les prescriptions hindoues interdisent la consommation de viande
aux brahmanes (et à eux seuls). Or les brahmanes se livrent par ailleurs à des
sacrifices rituels d’animaux, ce qui montre bien que leur motivation première
de leur végétarisme n’est pas la non-violence
·
3°) l’attitude rigoriste : la viande est un
aliment riche en graisse et qui rassasie vite la faim, dans un univers agricole
antique où on ne trouve pas du tofu et du seitan à volonté dans le supermarché
du coin…. S’abstenir de viande est une marque de contrôle de soi, de rigueur,
d’abstinence et de discipline. C’est la motivation première de nombres de
brahmanes et d’ascètes qui cherchaient le contrôle total sur l’empire des sens.
Or Devadatta se place
clairement dans cette troisième attitude, et pas dans la l’attitude classique
chez les jaïns et les bouddhistes de la non-violence. Qu’est-ce qui me le fait
penser ? Très simplement le fait que Devadatta tente à plusieurs reprises
de faire assassiner le Bouddha, ce qui se conçoit mal avec une recherche de la
non-violence. Et deuxièmement, le fait que Devadatta exigeait l’adoption par tous les moines de règles ascétiques strictes,
là où le Bouddha laissait à chaque moine la liberté d’adopter ou non ces règles
en entier ou en partie. Devadatta voulait donc que tous les moines se vêtissent
de rebuts trouvés dans les décharges publiques, qu’ils vivent dans la forêt,
qu’ils dorment sous des arbres et pas sous un toit et enfin ne jamais accepter
un repas complet chez un disciple laïcs, mais ne vivre que d’aumônes. Ces
quatre injonctions de Devadatta vont toutes dans le sens d’un plus grand
rigorisme (courant à cette époque en Inde chez les nombreuses sectes d’ascètes
et de renonçants). Devadatta voulait clairement donner une image de grande
rigueur aux courants ascétiques et s’enorgueillir face à ces concurrents
spirituels grâce à une image forte de cette maîtrise de soi. La cinquième
injonction doit donc être elle aussi comprise dans le sens d’une attitude
rigoriste, et pas comme une sollicitude à l’égard des animaux.
L’autre chose qui
dérangeait le Bouddha, c’était que l’attitude de Devadatta portait sur un grand
moralisme à l’égard des autres, mais pas
envers soi-même. Devadatta était très gros et l’on peut penser que ses
injonctions à une vie plus stricte et plus rigoriste ne s’appliquaient pas à
lui-même. C’est une tendance qui existe malheureusement fréquemment de nos
jours où un leader religieux, qu’il soient chrétiens, musulmans, hindouistes,
bouddhistes, en appelle par de prêches enflammés à plus de rigueur morale et à
la condamnation ulcérée du sensualisme et de l’hédonisme, alors que le
prédicateur se permet beaucoup de choses derrière les portes closes de sa
demeure privée… Vertu publique, vice
privée, nous dit le proverbe…
On peut donc écarter
Devadatta, l’épouvantail, dans le débat de savoir si les bouddhistes doivent
tendre vers le végétarisme. Oui, ils le doivent : aucune raison ne
justifie la consommation dans le Dharma du Bouddha ! Pour bien faire, il
faudrait même tendre vers le véganisme éthique pour être en cohérence avec les
enseignements du Bouddha. En effet, il faut savoir que l’on retire le veau à sa
mère quelques heures après sa naissance, pour que la vache puisse produire plus
de lait. Les conditions d’élevage industriel sont par ailleurs épouvantables et
sont la cause d’une indicible souffrance pour les porcs, vaches, volailles qui
y séquestrés dans des conditions atroces. La compassion envers tous les êtres
sensibles nous dictent de végétaliser notre alimentation le plus possible.
[1] Le document est
disponible sous format pdf sur le site internet d'Alliance Végétarienne (http://www.allveg.phpnet.org/_pdfs/Cahier6VEGETetBOUDDHISME.pdf).
Dans son livre très fourni "Les
végétariens, raison et sentiment" (La Plage éditeur, Tressan (France),
2001, pp.186-188), André Méry résume ses thèses sur la relation entre le
bouddhisme et le végétarisme.
[3] Voir par exemple
le Sangâma Sutta et le Pabbatûpama Sutta, tous deux traduits
dans l'ouvrage de Môhan Wijayaratna, "Sermons
du Bouddha", éd du Seuil/Points Sagesses, Paris, 2006, pp. 51-61. Dans
le Sangâma Sutta, le Bouddha déclare:
"La conquête engendre la haine, le
vaincu demeure dans la misère. Celui qui se tient paisible, ayant abandonné
toute idée de victoire ou de défaite, se maintient heureux" (Sangâma Sutta, Samyutta Nikaya, I,
82-85).
[4] Cette liste de
dix préceptes se déclinent sous deux formes: les préceptes négatifs (ne pas
faire ceci ou cela) et les préceptes positifs correspondants (faire quelque
chose de bien). Au premier précepte de ne pas tuer correspond le précepte
positif de protéger la vie, et ainsi de suite pour tous les autres préceptes.
Soit pour les
préceptes négatifs: 1°) ne pas tuer 2°) ne pas voler (ne pas prendre ce qui
n'est pas donné), 3°) ne pas adopter un comportement sexuel néfaste (qui
engendre la souffrance), 4°) ne pas mentir, 5°) ne pas calomnier, 6°) ne pas
tenir des propos brusques et insultants, 7°) ne pas bavarder inutilement, 8°)
ne pas éprouver d'avidité, 9°) ne pas éprouver de malveillance, 10°) ne pas
tomber dans les vues erronées de l'ignorance.
Et pour les
préceptes positifs: 1°) protéger la vie, 2°) être généreux, 3°) être fidèle et
chercher le bien de son partenaire sexuel, 4°) dire la vérité, 5°) dire le bien
sur le gens et les encourager au bien, 6°) tenir des propos doux et apaisants,
7°) respecter le noble silence (ne parler que quand c'est nécessaire et pour
servir au bien des êtres), 8°) être satisfait de ce que l'on a, 9°) éprouver de
la bienveillance et 10°) avoir la vue juste emprunte de sagesse.
Le Bouddha
recommande de d'abord se focaliser sur la
mise en pratique des préceptes négatifs. Il faut commencer par
s'abstenir de ne nuire aux êtres; et puis on peut leur faire du bien.
[5] Kôsala Sutta, Udâna 47, traduit en langue française dans Môhan
Wijayaratna, "Les entretiens du
Bouddha", Le Seuil/Points Sagesses, Paris, 2001, pp. 125-126.
[6] Jeremy Bentham,
"Introduction to the principles of
morals and legislation", chapitre 17, cité dans : Peter Singer, "La libération animale", Grasset,
Paris, 1993 (1ère éd. française, 1975), chapitre 1, p. 37.
Il faut noter
que, dans ce passage, Bentham ne dénie aucunement la raison aux animaux, mais
que, même si on parvenait à prouver le manque total de raison chez les animaux,
la bonne question ne serait pas: "peuvent-ils raisonner ?", mais
bien: "peuvent-ils éprouver la souffrance dans leur chair ?" Et
l'observation empirique comme l'observation scientifique de la physiologie
animale par dissection ou, aujourd'hui, par les différents scanners du cerveau
de plus en plus pointus tendent à mettre en évidence ce fait que les animaux
ressentent la souffrance tout comme nous.
Et cette même
observation scientifique tend aussi à mettre en évidence les processus
cognitifs présents dans l'esprit des animaux corroborant ainsi Bentham et toute
une tradition philosophique occidentale qui remonte aux sceptiques grecs. La
première des dix tropes sceptiques d'Aenésidème met en doute le fait que les
hommes soient seuls pourvus du logos,
de la raison. Dans certaines occasions, un chien se montre capable de
raisonnement quand il cherche son maître en prenant plusieurs chemins et qu'il
ne reprend pas deux fois le même chemin sachant désormais que, dans celui-ci,
son maître n'y est pas. (Sur les dix tropes sceptiques d'Aenésidème : Jean-Paul
Dumont, « Les sceptiques grecs »,
Puf, Paris, 1966, pp. 51-60. Voir également : Diogène Laërce, « Vies et doctrines des philosophes illustres »,
traduction de Marie-Odile Goulet-Cazé, Librairie Générale Française, Paris,
1999, livre IX, 79-80).
La philosophie
bouddhique reconnaît également une certaine capacité de raisonner aux animaux,
qui est évidemment bien moindre que dans le chef des êtres humains. En témoigne
les Jataka, les récits d'existence antérieure du Bouddha, où celui-ci est
parfois un animal (pour les Jataka, voir notamment: Kshemendra, "La liane magique (les hauts faits du
Bodhisattva)", Padmakara, St-Léon-sur-Vézère, 2001).
[8] André Méry, op. cit., p. 4.
[9] Lanza Del Vasto, "Le
Pèlerinage aux sources", éd. Denoël (Folio), 1943, p. 17, cité par André
Méry dans "Bouddhisme et végétarisme", op. cit., p. 4.
[10] Suyagada,
2.6.26-28, cité dans un article de Johannes Bronkhorst, "La vraie nature de l'Éveillé", dans le hors-série du Point n°5, "Bouddha, le libérateur. Sa vie, sa légende.
Ses concepts clés. Les bouddhismes", Paris, février-mars 2010, p.25.
Un article a été consacré au jaïnisme dans les Cahiers antispécistes n°32 du
mois de mars 2010 : "Le jaïnisme et
les animaux" par Jean Nakos.
[11] Shântideva, « Vivre en héros
pour l'éveil », traduction de Georges Driessens, éd. le Seuil,
Points/Sagesse, Paris, 1993, V, 2, p. 51. Voir également la traduction du
comité Padmakara: Shântideva, « La marche vers l'Éveil », éd.
Padmakara, Saint-Léon-sur-Vézère (France), 2007 (2ème éd.), V, 2, p. 75.
[13] André Méry cite p.
5 (d'après Philip Kapleau) le cas de moines japonais qui vont chercher de la
viande en vélo au village, alors qu'ils sont sensés être végétariens. On
pourrait également citer les moines tibétains et les moines chinois qui sont
loin d'être tous végétariens, même s'il faut dire que la cuisine à base de tofu
ou de seitan a aussi été promue par des moines bouddhistes en Chine et que
ceux-ci sont devenus des plats tout à fait courant dans la gastronomie
chinoise.
[14] Sans même passer
en revue toutes les conséquences écologiques et humanitaires de la consommation
de la viande : émission colossale de gaz à effet de serre, la
déforestation massive des forêts pluviales, la pollution de l’eau et du sol, la
hausse du prix des denrées alimentaires et la famine pour les populations du
tiers-monde.
[15] Un livre qui
fait autorité en la matière (et en langue française) est celui de Môhan
Wijayaratna, "Le moine bouddhiste
(selon les textes du Theravâda)", éd. du Cerf, Paris, 1983 (et plus particulièrement pour la
nourriture: chap. IV, pp. 73-92 et sur la consommation de viande: pp. 87-88).
Voir aussi du même auteur, "Les
moniales bouddhistes (naissance et développement du monachisme féminin)",
éd. du Cerf, Paris, 1991.
[16] J'insiste sur le
fait que cela ne concerne que les moines du Theravâda; les moines du Mahâyâna
ne vivent d'aumônes dans leur grande majorité, notamment les moines tibétains,
les moines chinois et les moines japonais. Les explications qui suivent ne
s'appliquent pas eux, qui ne vivent pas de mendicité et ne peut être utilisés
comme argumentaires en vue de justifier son régime carnivore.
[17] Sur le sujet,
voir notamment l'article "coproduction
interdépendante" dans le "Dictionnaire
encyclopédique du bouddhisme" de Philippe Cornu, éd. le Seuil, Paris,
2006 (2e éd.).
[19] Un jour, pour
faire une blague, des enfants avaient mis du sable dans le bol à aumônes du
Bouddha. Celui-ci a mangé calmement ce sable comme si c’était une nourriture
plus extrême. Un peu plus extrême, un disciple du Bouddha mendiait dans un
village lépreux. Un lépreux lui tend à manger, mais un de ses doigts se détache
et tombe dans le bol à aumônes. Le moine a avalé imperturbablement le doigt comme
si de rien n’était!
[20] Reconnaissons
que Guelek Rimpotché n'approuve pas cette mentalité et trouve que manger de la
viande n'est pas « génial ». En outre, un
maître tibétain du XIXe siècle condamnait déjà cette méprise sur les «trois puretés ». Il s'agit de Shabkar. Il critiquait vivement les
moines et les lamas qui invoquaient les «trois puretés » pour se dédouaner
d'arrêter de manger de la viande alors que les moines tibétains ne pratiquaient
pas une vie de mendicité telle que décrite dans la Vinaya originel. Voir Shabkar, "Les larmes du bodhisattvas", éd. Padmakara,
Saint-Léon-sur-Vézère, 2005.
[21] Jîvaka Sutta (Soutra de Jîvaka), Sutta Pitaka, Majjhima-Nikâya nº 55. http://lerefletdelalune.blogspot.be/2013/10/jivaka-sutta.html
Un moine arrive dans une petite ville et recoit de la part d'une famille les restes de leur repas, composé entre autre de poulet. Le moine, sachant que cette nourriture n'a pas été cuisinée que pour lui, accepte ce curry de poulet et le mange. Après avoir mangé ces restes, que va penser la famille l'ayant nourri et les passants l'ayant vu manger?
RépondreSupprimerIl est probable que l'idée qu'un homme spirituellement avancé mange de la chair leur fasse penser que ce n'est pas si contraire au Dharma que cela de manger du poulet. Par cet acte d'acceptation, le moine va donc contribuer en partie à pousser les personnes l'ayant vu à comettre des actes contraire au Dharma.
Tu trouveras ma réponse ici : http://lerefletdelalune.blogspot.be/2013/10/reponse-kryss.html
RépondreSupprimerBien à toi,
Bai Wenshu.