Dza Patrül Rimpotché (1808 -1887) |
Pour méditer la compassion,
imaginons un être que torturent de cruelles souffrances et souhaitons qu’il en soit
libéré. Il est dit : « Pensez à
quelqu’un qui souffre énormément, par exemple à un homme qui, jeté dans un
cul-de-basse-fosse, attend d’être exécuté, ou bien un animal devant le boucher
qui va l’abattre. Considérez-le avec l’amour en l’identifiant à votre mère ».
Imaginons le prisonnier que l’on
conduit, sur ordre du roi, au lieu de son exécution, ou le mouton que le boucher
attrape et ligote…. Abandonnons l’idée qu’il s’agit d’êtres extérieurs à
nous-mêmes ; identifions-nous plutôt à eux en nous demandant ce que nous
ferions à leur place. Entraînons-nous par la pensée à prendre sur nous la
souffrance du condamné : « Et maintenant, que faire ? Impossible
de fuir, de me cacher. Je n’ai aucun secours, aucun refuge. Je ne peux m’enfuir,
je ne sais pas voler, je ne suis pas assez fort, je n’ai aucune arme pour me
défendre. Maintenant, à cet instant précis, toutes les perceptions de cette vie
vont me quitter. Je vais même laisser ce corps que j’avais soigné en lui
donnant tant d’importance, et je vais prendre le grand chemin de la vie
suivante… quelle angoisse ! »
Ou bien considérons le mouton que l’on
mène à l’abattoir. Ne pensons plus que c’est un mouton ; pensons au fond
de notre cœur que c’est notre vieille mère que l’on va tuer. « Que faire
si on égorge ma vieille mère qui n’a rien fait de mal ? Comme elle doit
souffrir ! » Mettons-nous sincèrement à sa place. Quand du fond du cœur
nous n’éprouverons plus que l’ardent désir de la délivrer sur-le-champ, pensons :
« Cet être en train de souffrir n’est actuellement ni mon père, ni ma
mère, mais il l’a été, pour sûr, au cours de mes vies passées. Il m’a élevé
avec une immense bonté, comme mes parents actuels ; il n’est pas différent
d’eux. Pauvre parent torturé ! Quelle joie si maintenant, le plus vite
possible, instantanément, tu étais délivré de cette souffrance ! » De
telles pensées au cœur, méditons avec une compassion si insoutenable que nos
yeux soient noyés de larmes.
Quand nous parvenons à ce point,
pensons : « Cette souffrance est l’effet des actes négatifs commis
autrefois. Les malheureux qui aujourd’hui s’adonnent aux actes négatifs
souffriront inévitablement de la même façon dans leurs vies prochaines ! »
Et méditons la compassion en pensant à tous les êtres qui se créent des causes
de souffrance, par exemple en détruisant la vie.
Ensuite, considérons les souffrances
des êtres nés dans les enfers, chez les esprits affamés, etc. Imaginons que ce
sont nos parents ou nous-mêmes, et appliquons-nous à méditer la compassion.
Pour finir, pensons sincèrement à
tous les êtres des trois mondes : « Aussi loin que s’étend l’espace,
il y a des êtres ; partout où il y a des êtres, il y a du karma négatif et
de la souffrance. Pauvre êtres qui ne connaissent que ce mauvais karma et que
cette souffrance ! Quelle joie si tous étaient délivrés des phénomènes
karmiques, des souffrances et des tendances habituelles de chacun des six états
d’existence et atteignaient le bonheur permanent de la parfaite bouddhéité ! »
Pour méditer la compassion, dans un
premier temps donc, on envisage simplement cas par cas des êtres qui souffrent.
Puis on s’entraîne progressivement jusqu’à ce que notre vision englobe tous les
êtres. Si on ne procède pas de la sorte, la compassion risque de rester vague
et intellectuelle, donc de ne pas être authentique.
Penchons-nous en particulier sur les
difficultés et les souffrances de nos bovins, moutons, chevaux de bât et autres
animaux domestiques. Nous leur infligeons toutes sortes de sévices comparables
aux supplices des enfers : nous leur perçons le nez, les castrons, leur
arrachons les poils, les saignons vivants… Si l’on y réfléchit bien, on s’aperçoit
que ne pas même avoir l’idée que ces animaux puissent souffrir vient de ce qu’on
n’a jamais cultivé la compassion.
Si, à présent, on nous arrache un
seul cheveu, nous crions, nous ne pouvons le supporter ! Pourtant, nous
arrachons à nos yaks tous leurs gros crins en les tordant et en laissant pour
chaque poil la marque rouge de la chair à vif d’où perle une goutte de sang. La
bête a beau grogner de douleur, il ne nous vient pas à l’idée qu’elle souffre.
Nous qui ne supportons pas une
cloque à la main et qui avons parfois si mal aux fesses en voyageant à cheval
que nous ne pouvons plus nous tenir en selle et devons nous mettre sur le côté,
nous ne cherchons pas à savoir si notre cheval, lui, éprouve des difficultés ou
des souffrances. Lorsque, à bout de force, il ne peut plus avancer et trébuche
en haletant, nous pensons : « Le voilà qui en fait encore à sa tête ! »
Sans un instant de sympathie pour lui, nous nous mettons en colère et ne
faisons que l’abreuver de coups et d’injures.
Pensons en particulier à l’animal qu’on
abat, au mouton par exemple. Quand, d’abord, on l’extrait du troupeau, une peur
incroyable l’envahit. A l’endroit où on l’a saisi se forme un hématome. On le
renverse sur le dos, on lui attache les pattes avec une lanière de cuir et on
lui ficelle le museau jusqu’à ce qu’il ne puisse plus respirer. Si, dans les
affres de l’agonie, l’animal tarde un peu à mourir, la plupart du temps, le
boucher au mauvais karma s’irrite. « Il ne va pas mourir, celui-là »,
bougonne-t-il, et il le roue de coups. A peine le mouton est-il mort qu’on l’écorche
et l’étripe. Aussitôt, une autre bête est saignée qui, ne pouvant plus faire un
pas, se met à tituber. On mélange le sang de la bête morte avec celui de la
bête vivante et on y concocte les entrailles de l’animal étripé. Ceux qui sont
capables de manger cela sont de véritables bourreaux de l’espèce des ogres.
Considérons les souffrances de ces
animaux, prenons mentalement leur place et ressentons ce qui leur arrive.
Appliquons la main sur notre bouche et bloquons notre souffle. Insistons un
peu. Quelles ne sont pas notre douleur et notre peur ? Quand nous aurons
bien observé nos réactions, répétons-nous sans cesse : « Pauvres
êtres que de terribles douleurs affligent sans répit ! Quelle joie si j’avais
le pouvoir de leur donner refuge contre toutes ces souffrances ! »
Ce sont surtout les lamas et les
moines qui devraient avoir le plus d’amour et de compassion. Au contraire, ils
n’en ont pas le moindre atome et sont pires que les laïcs pour faire souffrir
les êtres. C’est que la doctrine du Bouddha est proche de sa fin. Voici l’époque
où l’on honore les démons carnassiers et les ogres !
Jadis, notre instructeur,
Shâkyamuni, abandonna comme un crachat un royaume de souverain universel et renonça
au monde. Avec tous les arhats qui l’accompagnaient, bol d’aumônes et bourdon
au poing, il allait à pied mendier sa nourriture. Ils n’avaient ni chevaux, ni
mules, ni rien. Si le Bouddha lui-même n’avait pas la moindre monture, ce n’est
pas qu’il ait été incapable de se procurer même une vieille rosse – comment imaginer
chose pareille ?! Ce qu’il pensait que faire souffrir un être n’allait pas
avec l’enseignement d’un bouddha.
Voyez nos religieux quand ils se rendent à une cérémonie de
village. Ils passent par le trou qu’ils ont percé en guise d’anneau dans le
museau de leur yak, une corde parfaitement rêche, faite avec les crins de la
queue. Une fois hissés sur leur monture, ils tirent des deux mains aussi fort
qu’ils peuvent. La corde s’incruste dans le nez de l’animal, qui ne peut le
supporter et tourne en rond en sa cabrant. Son cavalier le cravache de toutes
ses forces. Sous l’effet de cette nouvelle douleur, le yak commence à courir et
aussitôt son maître tire sur le nez. Le yak a les naseaux si douloureux qu’il s’arrête
et le voilà cravaché derechef ! Un coup par devant, un coup par derrière ;
l’animal n’est plus que douloureuse lassitude. La sueur goutte de chacun de ses
poils. La langue pendante, il ne peut plus faire un pas. Son souffle devient
rauque. « Qu’est-ce qu’il a encore à ne pas avancer comme il faut ? »
pense l’homme. Piquant une colère, il frappe les flancs avec le manche du
fouet. Rendu plus fort par sa rage, il a tôt fait de casser l’instrument en
deux. Il coince les morceaux dans sa ceinture, ramasse une pierre effilée et,
se retournant sur la selle, il en frappe la croupe du vieux yak. Tout cela
parce qu’il n’a pas la moindre compassion.
Imaginons-nous être le vieux yak, le dos chargé d’un fardeau
trop lourd. On nous tire sur les naseaux avec une corde, on nous fouette le
flanc, des étriers nous meurtrissent les côtes ; devant, derrière, sur les
côtés, on nous inflige de cuisantes douleurs. Sans une seconde de répit, il
faut grimper de longues côtes, descendre des pentes abruptes, traverser de
larges rivières, de vastes plaines…. Pas le temps d’avaler une seule bouchée d’herbes
et, sur la pointe du jour aux dernières lueurs du soleil, nous devons, contre
notre gré, avancer.
Quelles sont les fatigues et les difficultés d’une telle vie ?
Quel genre de douleur, de faim et de soif fait-elle éprouver ? Si nous
prenons sur nous toutes ces souffrances, nous ne pourrons pas ne pas ressentir
une compassion intense et insupportable.
Patrul
Rimpotché, « Le chemin de la grande
perfection », éd. Padmakara,
Saint-Léon-sur-Vézères (France), 1997.
Dza Patrül Rimpotché
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