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mardi 17 mars 2015

La vie est un songe un peu moins inconstant




             Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan.

            Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appréhenderait de dormir, comme on appréhende le rêve quand on craint d'entrer dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux que la réalité.

            Mais parce que les songes sont tous différents, et qu'un même se diversifie, ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la continuité qui n'est pourtant pas si continue et égale qu'elle ne change aussi, mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage; et alors on dit: « Il me semble que je rêve »; car la vie est un songe un peu moins inconstant.

Blaise Pascal, « Pensées », fragment 386 (de l'édition Brunschvig).







            Depuis longtemps, les penseurs et les philosophes ont été impressionnés par l'expérience du rêve. Quand nous rêvons, le monde du rêve nous semble très vrai, très réel. Mais quand nous nous réveillons, ce monde du rêve s'effiloche et s'évanouit complètement, perdant toute consistance, toute réalité. Il n'apparaît plus alors que comme une fantaisie, un produit de notre imaginaire. Il y a donc un contraste entre le rêve où on a la certitude que les apparences sont réelles et le réveil où ces certitudes s'effondrent complètement et où on se rend compte que tout cela n'était qu'une illusion. Et si le réel était lui-même plein d'illusions, remplis de choses que l'on prend pour réelles de la même façon que l'on prend le temps d'un rêve des apparences imaginaires pour réelles ? C'est une question qui a beaucoup préoccupé les penseurs et les philosophes du monde entier.

            Pascal aussi a abordé cette question du rêve au point de mettre à égalité le bonheur vécu dans la réalité (celui d’être roi en l’occurrence) avec le bonheur vécu dans le rêve. Un homme de simple extraction qui rêverait qu’il est roi la moitié de la journée serait aussi heureux qu’un roi véritable qui vivrait sa royauté le même laps de temps. Finalement, le rêve ne diffère du réel que par sa durée (quelques minutes tout au plus) et par son inconstance : « la vie est un songe un peu moins inconstant ». D’un rêve à l’autre, on peut vivre toutes sortes d’expériences complètement différentes : être roi dans un rêve, cosmonaute dans un autre, policier, héros d’aventures, amant, sorcier, marcheur solitaire dans des lieux étranges… Et dans un même rêve, les lieux peuvent se métamorphoser : la porte de la chambre qui ouvre sur une forêt, une rue de Paris qui débouche sur un boulevard de Barcelone ou de Berlin, un ascenseur à New-York qui vous conduit dans un immeuble de Rio de Janeiro. Les personnes elles-mêmes peuvent se transformer. Le réel, lui, semble nettement plus stable. Paris reste Paris, votre maison est toujours à la même place, votre lieu de travail aussi. Et si vous êtes expert-comptable le lundi, il est très probable que vous le soyez aussi le mardi…

Le rêve est donc beaucoup plus comme un voyage dans les méandres de l’inconscient où tout se meut et où les apparences changent et se transforment rapidement. Pour autant, rien ne nous dit que ce que nous appelons « réel » ou « réalité » soit véritablement réel. Peut-être sommes-nous encore trompés par une illusion plus persistante que celle qui nous ensorcelle dans le rêve…  


Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1918. 




Voir aussi à propos de Blaise Pascal :

la déconstruction du moi

Le silence éternel de ces espaces infinis

Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle




Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.







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