Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle nous affecterait autant que les objets que nous voyons tous les jours. Et si un artisan était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan.
Si nous rêvions toutes les nuits que
nous sommes poursuivis par des ennemis, et agités par ces fantômes pénibles, et
qu'on passât tous les jours en diverses occupations, comme quand on fait un
voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on
appréhenderait de dormir, comme on appréhende le rêve quand on craint d'entrer
dans de tels malheurs en effet. Et en effet il ferait à peu près les mêmes maux
que la réalité.
Mais parce que les songes sont tous
différents, et qu'un même se diversifie, ce qu'on y voit affecte bien moins que
ce qu'on y voit affecte bien moins que ce qu'on voit en veillant, à cause de la
continuité qui n'est pourtant pas si continue et égale qu'elle ne change aussi,
mais moins brusquement, si ce n'est rarement, comme quand on voyage; et alors
on dit: « Il me semble que je rêve »; car la vie est un songe un peu moins
inconstant.
Blaise Pascal, « Pensées
», fragment 386 (de l'édition Brunschvig).
Depuis
longtemps, les penseurs et les philosophes ont été impressionnés par
l'expérience du rêve. Quand nous rêvons, le monde du rêve nous semble très
vrai, très réel. Mais quand nous nous réveillons, ce monde du rêve s'effiloche et
s'évanouit complètement, perdant toute consistance, toute réalité. Il
n'apparaît plus alors que comme une fantaisie, un produit de notre imaginaire.
Il y a donc un contraste entre le rêve où on a la certitude que les apparences
sont réelles et le réveil où ces certitudes s'effondrent complètement et où on
se rend compte que tout cela n'était qu'une illusion. Et si le réel était
lui-même plein d'illusions, remplis de choses que l'on prend pour réelles de la
même façon que l'on prend le temps d'un rêve des apparences imaginaires pour
réelles ? C'est une question qui a beaucoup préoccupé les penseurs et les
philosophes du monde entier.
Pascal
aussi a abordé cette question du rêve au point de mettre à égalité le bonheur
vécu dans la réalité (celui d’être roi en l’occurrence) avec le bonheur vécu
dans le rêve. Un homme de simple extraction qui rêverait qu’il est roi la
moitié de la journée serait aussi heureux qu’un roi véritable qui vivrait sa
royauté le même laps de temps. Finalement, le rêve ne diffère du réel que par
sa durée (quelques minutes tout au plus) et par son inconstance : « la vie est un songe un peu moins inconstant ».
D’un rêve à l’autre, on peut vivre toutes sortes d’expériences complètement
différentes : être roi dans un rêve, cosmonaute dans un autre, policier,
héros d’aventures, amant, sorcier, marcheur solitaire dans des lieux étranges…
Et dans un même rêve, les lieux peuvent se métamorphoser : la porte de la
chambre qui ouvre sur une forêt, une rue de Paris qui débouche sur un boulevard
de Barcelone ou de Berlin, un ascenseur à New-York qui vous conduit dans un
immeuble de Rio de Janeiro. Les personnes elles-mêmes peuvent se transformer.
Le réel, lui, semble nettement plus stable. Paris reste Paris, votre maison est
toujours à la même place, votre lieu de travail aussi. Et si vous êtes
expert-comptable le lundi, il est très probable que vous le soyez aussi le
mardi…
Le rêve est donc
beaucoup plus comme un voyage dans les méandres de l’inconscient où tout se
meut et où les apparences changent et se transforment rapidement. Pour autant,
rien ne nous dit que ce que nous appelons « réel » ou « réalité »
soit véritablement réel. Peut-être sommes-nous encore trompés par une illusion
plus persistante que celle qui nous ensorcelle dans le rêve…
Marc Chagall, Au-dessus de la ville, 1918. |
Voir aussi à propos de Blaise Pascal :
- la déconstruction du moi
- Le silence éternel de ces espaces infinis
- Blaise Pascal, Epictète, Montaigne et la question du stoïcisme au XVIIe siècle
Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.
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