Pages

dimanche 15 mars 2015

là où la source semble commencer

je marche le long d'un cours d'eau, cherchant sa source
j'arrive là où la source semble commencer, perplexe,
réalisant qu'on atteint jamais la source véritable
appuyé à ma canne, partout autour le murmure de l'eau

Ryokan



Killian Shönberger



La métaphore du fleuve ou de la rivière parle beaucoup à ceux qui suivent la Voie du Bouddha comme elle parlait à Héraclite durant l'Antiquité grecque, pour qui toute chose coule comme un fleuve jamais semblable à lui-même, ne serait-ce que deux instants consécutifs. C'est la formule héraclitéenne « Panta rhei » ainsi que cette autre sentence célèbre : « On ne se baigne jamais deux fois dans la même rivière ».

Dans le bouddhisme, le fleuve est plutôt une métaphore de la conscience ou plutôt du flux de conscience qui suit le fil de nos expériences, car la conscience n'est pas une entité fixe, immuable et indépendante du monde, mais plutôt une succession d'instants de conscience de ce que nous expérimentons à travers les facultés des sens (la vue, l'ouïe, l'odorat, la saveur, le toucher et le mental qui est lui aussi considéré comme un sens qui perçoit les idées, les pensées, les souvenirs, les espoirs, les craintes, les rêves et les produits de notre imagination, etc...). Comme un fleuve, la conscience n'est jamais semblable à elle-même, ne serait-ce que deux instants consécutifs. A ce titre, la conscience est vide d'un Soi ou d'un Moi permanent, immuable et indépendant. Et comme le fleuve, ce flux de conscience est quand même pourvu d'une certaine continuité, ce qui explique que la mémoire de ce que l'on a vécu est notre mémoire, et pas celle d'un autre. La Seine ou la Meuse ne sont jamais semblables à elles-mêmes d'un moment à l'autre : l'eau qu'elles contiennent s'écoulent sans interruption ; pourtant on peut suivre leurs cours et ne pas confondre la Meuse ou la Seine avec le Gange ou le Nil.

Les bouddhistes en tirent aussi une conséquence pratique dans la méditation : ne pas s'identifier à ce flux de conscience, prendre du recul et relativiser ce qui nous arrive afin de nous apaiser et trouver une liberté véritable et profonde dans l'existence. Il faut analyser ce flux de conscience et comprendre comme il surgit, comment il se manifeste. Pour cela, il faut développer vipashyana, la vision pénétrante, une forme d'intuition au-delà de nos pensées conscientes pour comprendre cette source ou origine de la conscience, la racine de notre être. Tous les bouddhistes qui s’attellent sérieusement à la méditation essayent de remonter à cette source, et parmi eux, les pratiquants du Zen dont Ryôkan est un des représentants les plus illustres, bien que déconcertant par ailleurs.


Ce dernier nous met en garde que ce qui semble être la source de la conscience n'est peut-être pas la source véritable, tout comme voir surgir l'eau d'une ouverture d'un rocher dans la forêt n'est peut-être pas la véritable source. Peut-être faut-il encore explorer et ne pas se réjouir trop tôt. Dans la méditation, certaines expériences mystiques vont peut-être sembler être de fantastiques révélations qui nous donneront l'impression d'avoir compris tous les secrets de l'univers ; et pourtant, la sagesse nous invitera à ne pas s'attacher à ces expériences, parce que là n'était pas la source véritable. S'y attacher nous conduira à toutes sortes de désillusions et de méprises. Ryôkan constate cela avec une petite note de dépit, songeur, les deux mains appuyées sur sa canne ; et puis il passe à autre chose. Le murmure de l'eau qui coule le rappelle à l'instant présent. Tout comme le murmure de nos pensées revient très naturellement dans notre conscience qui sort du silence de la méditation.  





Chemin de retour, Nguyen Ngoc Thach


Ryôkan, Moine errant et poète, Hervé Collet et Cheng Wing Fun, Albin Michel/Spiritualités vivantes, Paris, 2012, p. 100.


Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour du Chan et du Zen ici: 

Voir tous les articles et les essais du "Reflet de la lune" autour de la philosophie bouddhique ici.

Voir toutes les citations du "Reflet de la Lune" ici.

1 commentaire:

  1. Je ne connaissais pas la formule "Panta Rhei" merci à un de ces jours, et please continuez tant que vous le pouvez à poster vos articles qui me font du bon. ( Tartiplume dans la Lune)

    RépondreSupprimer